Ontologie relationnelle

 

Pour une ontologie relationnelle du vivant 


“La philosophie n’a pas pour tâche d’informer, mais celle de ralentir, de se désaccorder, d’hésiter. Se désaccorder pour trouver d’autres accords. Faire bifurquer quand cela va trop droit.” (Vinciane Despret)

Ainsi des réflexions sur l'ontologie relationnelle. Se défaire des schémas habituels de pensée et de représentation du monde à partir des entités. Se décentrer, interroger le monde d’une nouvelle manière, s'attarder sur les relations. Peut-être qu’il n’y a pas tant un modèle d’ontologie à établir, qu’un questionnement, un étonnement. Poser d’autres questions au monde, l’écouter, le sentir, le ressentir.

Introduction

L’ontologie relationnelle est une approche philosophique qui met l’accent sur les relations comme éléments fondamentaux de la réalité. Contrairement à une ontologie traditionnelle, qui considère les entités (ou substances) comme des éléments primaires et autonomes, l’ontologie relationnelle soutient que les entités n’existent qu’en vertu de leurs relations mutuelles. Elle se caractérise par :
  • (a) la primauté des relations : les relations ne sont pas secondaires ou dérivées mais constitutives des entités elles-mêmes. Une entité est définie par ses interactions avec d’autres entités,
  • (b) l'effacement des entités : elles ne sont plus des “choses-en-soi” indépendantes les unes des autres, mais sont liées entre elles,
  • (c) le changement de regard : l'ontologie relationnelle transforme notre vision de la causalité, de l’identité, et de la dépendance mutuelle des choses, avec des implications pour la métaphysique, l’écologie, et les sciences humaines. Par exemple, la causalité n’est plus envisagée comme une action d’une entité sur une autre mais comme comme l’émergence d’une interaction. L’identité n’est plus celle d’un individu isolé mais le résultat d’un plongement de ce dernier dans un écoumène, comprenant son milieu social et son milieu écologique. Les choses sont dépendantes les unes des autres dans le sens où toute modification de l’une d’entre elles entraîne la modification des autres.
Le concept d’être-au-monde, central à la pensée de Martin Heidegger, désigne la manière dont les êtres humains sont intrinsèquement liés à leur environnement. Loin d’être des observateurs distants, les humains font partie intégrante d’un monde dans lequel ils interagissent, habitent et construisent leur réalité. Ce concept prend une résonance particulière dans le contexte actuel de la crise écologique, où repenser notre rapport au monde devient urgent pour envisager des modes de vie plus durables. Chez Heidegger, l’être-au-monde exprime une relation dynamique entre un être vivant et son environnement (l’animal ou la plante - comme tout étant - ont aussi un être-au-monde certes différent de celui de l’humain). Il s’agit d’un engagement existentiel qui dépasse la simple utilisation fonctionnelle du monde. 

Cette perspective critique la vision moderne du monde comme un objet à exploiter et invite à une approche plus respectueuse et intégrative. En écologie, cette idée encourage une éco-phénoménologie, qui explore l’expérience humaine au sein de la nature comme une interaction fondamentale, au-delà des simples besoins économiques ou technologiques. L’éthique environnementale, éclairée par la phénoménologie, remet également en question l’idée que la nature est une ressource exploitable sans limites. Elle encourage une prise de conscience des interdépendances entre les êtres vivants et leur milieu.

Jakob von Uexküll soutient qu’il est possible, en raison du couplage entre le signe perceptif et la tonalité d’activité, de déduire en quelque sorte des ontologies matérielles régionales pour chaque forme de vie observée : « Nous pourrions dire qu’un animal est capable de distinguer autant d’objets dans son milieu qu’il peut y effectuer de performances ». Jakob von Uexküll : une ontologie des milieux. Plus intuitive est la détermination du concept ici central de « milieu » (Umwelt), par la singularisation des tonalités propres aux entités environnant les sujets vivants. Uexküll prend l’exemple du chêne, lequel a pour le garde forestier une tonalité d’usage industriel, pour le chamane une tonalité de danger occulte, pour la chouette qui s’abrite dans ses cavités, une tonalité de protection, etc. Pour notre auteur, rendre compte de l’unité objective du chêne reviendrait à représenter un chaos de caractères contradictoires, qui pourtant sont « parties d’un sujet, en soi solidement structuré, qui supporte et préserve tous les milieux, sans jamais être reconnu de tous les sujets de ces milieux, et ne jamais pouvoir l’être ». Toute la perspective de von Uexküll, en effet, est résolument non anthropocentrée. Le biologiste n’hésite pas à parler de l’homme comme d’une subjectivité parmi d’autres et de son Umwelt comme d’un monde ambiant parmi d’autres, sans doute plus riche, plus étendu, mais en aucun cas distinct par nature de l’infinité des « mondes » animaux. L’homme et l’animal sont pris tous deux dans la même trame, dans le même « tapis de la nature », et les organes humains sont destinés à permettre à l’homme de s’entourer d’un monde ambiant, en vertu du même « plan de la nature » que les organes des autres espèces : « Cela s’applique aux animaux aussi bien qu’aux hommes pour la raison profonde que le même facteur naturel se manifeste dans les deux cas » Voir aussi Antoine Doré, Promenade dans les mondes vécus.

Argumentaire de notre propos

  • Mettre l'accent sur les interdépendances entre les organismes et leur environnement et les organismes entre eux. Le vivant est vu comme un réseau de relations plutôt que comme une entité autonome. Ce réseau se déploie dans le long terme. Décentrer son regard sur les choses : démarche inverse de la phénoménologie, “que suis-je pour les choses” et non pas “que sont les choses pour moi”.
  • Raconter des petites histoires sur ces interdépendances : comme l’histoire du ver de terre retourné sous la bêche du jardinier, comment caractériser cet événement, dans quel réseau d’interdépendances se situe-t-il ? On ne considère pas son utilité, mais tout d’un coup il est là, existant devant nous. Son existence dépend dès lors de notre bon vouloir, il est vie pure. Idem si je cueille une fleur, je la chosifie en la coupant.
  • Changer de regard, partir des choses. Mettre les ontologies à plat autour des relations à la vie puis des objets et des êtres vivants. Casser les anthropomorphismes réducteurs et utilitaristes. 
Il faut reconnaître à toutes les choses, y compris inanimées, une « agentivité » propre. Cette agentivité peut se coupler, à l’occasion, à l’agentivité humaine pour produire un nouvel « acteur hybride ». Partant de cette position, Bruno Latour développe (notamment dans Aramis ou l’Amour des techniques, 1992) sa célèbre « théorie de l’acteur-réseau », qui démultiplie les capacités d’agir et leurs possibles combinaisons. S’intéresser à l’ensemble des êtres vivants, c’est s’intéresser à leurs interconnexions. La totalité de ces interconnexions, c’est Gaïa – non pas la divinité grecque, mais la planète Terre comme super-organisme, selon l’approche développée par James Lovelock. Gaïa, comme l’explique Latour dans Face à Gaïa (2015), c’est la « zone critique » : la zone d’habitabilité fragile de l’ensemble des vivants, dont il faut ajouter immédiatement qu’elle est le produit, la création des vivants eux-mêmes. Les plantes, en particulier, ont façonné notre atmosphère, et les humains, inconscients et stupides, sont en train de détruire ce mince espace de vie…
Reprenant Lovelock, David Abram avance de manière similaire : “En montrant que la vie organique et les paramètres les plus inorganiques de l’existence terrestre sont enchevêtrés, la théorie de Gaïa complique toute distinction facile entre les aspects vivants et non vivants de notre monde. En montrant que les organismes terrestres agissent collectivement sur leurs environnements au point que les océans de la planète, l’atmosphère, les sols et la géologie de surface témoignent ensemble d’un comportement plus caractéristique d’une physiologie vivante que d’un système abiotique, cette théorie de Gaïa suggère que la biosphère a au moins une espèce rudimentaire de puissance d’agir (agency). Cela suggère que comme toute entité vivante, la biosphère n’est pas simplement un objet, mais également, en un sens curieux, un sujet”.
Pour Tim Ingold : Les organismes habitent […] un “espace fluide” [dans lequel] il n’y a pas d’objets ou d’entités bien définies, mais plutôt des substances qui s’écoulent, se mélangent, se transforment et se solidifient parfois en des formes plus ou moins éphémères – ce qui ne cadre pas avec l’idée de Gibson selon laquelle l’environnement, constitué d’objets, a une existence indépendante des organismes qui l’habitent. Percevoir, « c’est sentir les courants de l’air à mesure qu’ils pénètrent le corps et les textures de la terre sous ses pieds » c’est-à-dire des heccéités au sens de Deleuze auquel renvoie ici Ingold, car « il n’y a aucun objet à percevoir dans le monde de l’espace fluide ». Plus encore, écrit Ingold un peu plus loin, « percevoir l’environnement, ce n’est pas rechercher les choses que l’on pourrait y trouver, ni discerner leurs formes solidifiées, mais se joindre à elles [des ensembles de relations (vents, ondulations de la neige ou du sable)] dans les flux et les mouvements matériels qui contribuent à leur – et à notre – formation “ Dans Jean-Claude Gens : La nature, Umwelt et Gaïa

L'ontologie plate est une pensée horizontale qui refuse de hiérarchiser les choses et s’interdit de les considérer comme des entités isolées.


Exploration ontologique : quelques exemples


1. la migration

La migration des oiseaux est bien plus qu’un phénomène naturel spectaculaire. Elle peut être abordée sous un angle ontologique, en cherchant à comprendre comment cet acte, à la croisée de l'instinct et de la nécessité, révèle leur rapport au monde, leur manière d’être, et leur inscription dans un réseau de significations plus vaste. Explorons ces dimensions à travers plusieurs perspectives.

A. La migration comme acte d’être : quête de subsistance et d'existence
- Survie et adaptation : la nécessité ontique
Pour les oiseaux migrateurs, la migration répond à une exigence fondamentale : la recherche de ressources et de conditions favorables à la survie. Ce mouvement est inscrit dans leur être, révélant une interaction adaptative avec les cycles naturels, comme les saisons et les ressources alimentaires. A ce titre les oiseaux sont des êtres soumis à une nécessité d’ordre existentielle : la nécessité ontique.
- La migration comme mode d’existence d’être-au-monde
D’un point de vue phénoménologique et ontologique, la migration est une manière pour l’oiseau d’habiter le monde, son être-au-monde. En reliant deux lieux éloignés, l’oiseau n’appartient ni totalement à un espace ni à un autre : il est un être "entre-deux", oscillant entre des mondes, sans y être entièrement enraciné. Cela reflète une conception dynamique de l’existence animale : sa manière d’être-au-monde.
Ainsi cette activité migratoire fonde le migrateur à la fois dans son étant ontique et son être-au-monde ontologique.

B. Umwelt de l'oiseau : un monde propre mais interrelié
Les oiseaux interagissent avec leur Umwelt (leur "monde propre"), c’est-à-dire la partie du monde qui leur est significative et dans laquelle ils vivent. Leur capacité à se guider à des milliers de kilomètres repose sur une combinaison de perceptions sensorielles spécifiques : la magnétoréception (détection du champ magnétique terrestre), la vision des étoiles, et des repères géographiques. Mais cet Umwelt n’est pas fermé, il interagit avec les Umwelt d’autres êtres vivants à travers des phénomènes d’intersection et d’influence mutuelle. Par exemple, les prédateurs et proies ont des Umwelten qui s’adaptent l’un à l’autre (ex. : un caméléon perçoit son Umwelt en fonction des couleurs de son environnement et des prédateurs qui l’environnent) ou certains animaux développent des perceptions en réponse aux Umwelt des autres espèces (ex. : les fleurs et les abeilles évoluent ensemble pour optimiser leur interaction) ou des espèces différentes peuvent exploiter le même espace en fonction de leur propre Umwelt sans nécessairement entrer en compétition (ex. : les chauves-souris utilisent l’écholocation tandis que les hiboux chassent par la vue)

Les oiseaux nés au printemps accomplissent leur première migration sans jamais avoir vu leur destination. Leur aptitude à accomplir cette tâche soulève des questions sur l’inné et l’acquis, et illustre comment l’instinct se mêle à une connaissance inscrite dans leur être.

Ainsi les Umwelten ne sont pas totalement hermétiques entre eux : ils sont en constante interaction les uns avec les autres par des phénomènes d’adaptation, de communication et d’évolution. Certains sont inscrits dans les représentations sensorielles ou cognitives des individus. D’ontiques ils deviennent dès lors ontologiques car ils s’inscrivent dans la structure même des êtres. C’est pourquoi la notion d’Umwelt dépasse la simple notion de “milieu” en donnant à la notion purement biophysique de milieu un sens représentationnel et communicationnel plus fort. En effet, le milieu est souvent pensé comme un environnement indifférencié (au sens où il ne dépend pas de l’individu qui y évolue) auquel réagit l’organisme en se mouvant ou en se transformant de manière mécanique et non par interaction réciproque. Au contraire l’Umwelt comprend la dimension sensorielle et cognitive (et donc ontologique) dans la mesure où, comme le constate Uexküll dans le cas du dressage des chiens d’aveugles : « La difficulté du dressage réside dans le fait d’introduire dans le milieu du chien des signes perceptifs déterminés qui ne soient pas dans son intérêt mais dans celui de l’aveugle. »

C. Symbolique et sens universel : une lecture existentielle
La migration peut être vue comme une métaphore de la condition humaine : un voyage entre des pôles d’attachement, une quête de sens, ou un équilibre entre l’ici et l’ailleurs. L’acte migratoire des oiseaux reflète les notions d’effort, de persévérance et d’adaptation à l’imprévu. Celles des poissons axées sur la recherche d’un lieu de reproduction sont la quête d’une origine. En effet, l’énergie déployée dans cette recherche est étonnante, disproportionnée même eu égard au résultat final. (La mer des Sargasses joue également un rôle important dans la migration de l'anguille européenne et de l'anguille américaine : les larves des deux espèces y croissent, pour se diriger ensuite vers les côtes de l'Europe et de l'est de l'Amérique du Nord. Une vingtaine d'années plus tard, elles essayent d'y retourner pondre leurs œufs. Et elles y meurent)

Le vol migratoire est souvent décrit comme une chorégraphie céleste, un spectacle qui évoque l’ordre naturel et la beauté intrinsèque du mouvement. Ce symbolisme invite à méditer sur la place de chaque être dans un cosmos interdépendant.

Ainsi, au sens propre comme au sens métaphorique, une lecture existentielle reste toujours possible sur le sens à donner aux phénomènes mettant en jeu les êtres vivants et leurs Umwelten.

D. Interactions écologiques : être-en-relation
Les oiseaux sont aussi des connecteurs d’écosystèmes. Les oiseaux migrateurs ne sont pas isolés dans leur genre ; ils agissent comme des vecteurs d’équilibre écologique. En voyageant, ils transportent des graines, contribuent à la pollinisation, et participent à la chaîne alimentaire. Leur être est intrinsèquement lié à un réseau global d’interactions. Les changements climatiques et la destruction des habitats perturbent les voies migratoires et mettent en péril l’existence de nombreuses espèces. Cela soulève des questions ontologiques sur la responsabilité humaine envers ces êtres et leur monde propre.

Ainsi cette petite exploration de la migration et du monde migratoire illustre les tenants et aboutissants de l’ontologie pour circonscrire l’existence des êtres vivants en termes d’être-au-monde et d’être-en-relation les uns avec les autres.

2. la pollinisation


La pollinisation doit être considérée comme un phénomène global. Les abeilles mellifères par exemple ne sont pas majoritaires parmi les pollinisateurs, elles ne représentent que 15% des espèces de pollinisateurs, le reste étant des insectes sauvages, notamment des abeilles sauvages qui ne produisent pas de miel et n’ont pas de dard et ne peuvent donc faire concurrence à Apis mellifera connue pour sa production de miel. On associe souvent aux abeilles domestiques une image de bienfaits pour la nature. Certes elles sont essentielles pour l’agriculture mais c’est au prix de dommages pour l’environnement. Elles détruisent d’autres espèces, perturbent le système autochtone de pollinisation en permettant par exemple de polliniser certaines “mauvaises herbes” au détriment des arbres fruitiers par exemple. Évidemment l’apiculteur est plus intéressé à la fabrication de miel qu’à la pollinisation et favorise leur extension… qui déséquilibre l’environnement en défavorisant les papillons et autres pollinisateurs d’une part et en introduisant des maladies du fait de la forte densité des ruches, d’autre part.

On le voit donc, la relation d’être-au-monde et d’être-en-relation qu’est la pollinisation doit être considérée de manière holiste et non du point de vue d’une seule espèce.

En résumé


La migration des oiseaux, au-delà de son aspect biologique, est une manifestation profonde de leur manière d’être-au-monde. Elle révèle un rapport au temps, à l’espace, et aux cycles de la nature qui peut inspirer une réflexion plus vaste sur notre propre place dans le monde. En étudiant ces migrations, nous explorons non seulement l’existence des oiseaux, mais aussi celle de tous les êtres vivants qui partagent cette interdépendance essentielle. Mais ce regard doit rester holiste et équitable comme le montre la relation de pollinisation qui est un être-en-relation-avec-les autres, en plus d’un être-au-monde pour la seule espèce qui pollinise.


Philosophie et holisme


Tournons-nous maintenant vers des philosophies holistes comme bases de départ.

Le stoïcisme (occident)

Dans la philosophie stoïcienne, l'idée du tout occupe une place centrale. Le stoïcisme propose une vision unitaire et holiste du monde. Les stoïciens soutiennent que l'univers forme un tout cohérent et rationnel, organisé par le logos, une raison universelle (et holiste) qui imprègne la totalité du cosmos.

Principes fondamentaux liés au tout :
  1. Unité du monde matériel : Contrairement à certaines philosophies dualistes, les stoïciens affirment qu’il n’y a qu’un seul monde, entièrement matériel et régi par des lois naturelles. Tout dans l'univers est interconnecté et fait partie d'un grand organisme vivant.
  2. Interconnexion : Chaque être est lié aux autres, ce qui implique une interdépendance universelle. Cette conception favorise une éthique d'harmonie avec la nature et avec ses semblables.
  3. Acceptation de l'ordre universel : Selon le stoïcisme, tout ce qui arrive dans le tout (l'univers) est nécessaire et contribue à l'harmonie générale, même si cela dépasse notre compréhension.
Ainsi, l'idée du tout dans le stoïcisme est une invitation à vivre en accord avec la nature et à embrasser le destin comme partie d’un univers rationnel et ordonné.

La logique stoïcienne est un outil puissant pour analyser le langage, clarifier la pensée et vivre en accord avec les principes rationnels de l'univers. Elle incarne une synthèse entre réflexion théorique et application pratique, servant autant à structurer la connaissance qu'à guider l'action. En particulier la logique stoïcienne introduit deux relations : la compatibilité(x,y) et la comparabilité(x,y). Ainsi dans notre exemple de la migration(A), l’espèce A est comparable à l’espèce B du point de vue du processus de migration, ou l’espèce A n’est pas compatible avec l’espèce B pour un milieu donné. On écrira : Il existe, A=oiseaux, B=poissons, tel que migration(A) = vrai ET migration(B) = vrai ET comparable(A,B) ET incompatible(A,B)
“Une image plus adéquate des théories logiques avancées par les stoïciens nécessite un contexte plus large, où leur épistémologie, leur philosophie du langage, leur éthique et leur cosmologie même soient présentes.”

Le Taoïsme (orient)

Le Taoïsme est par certains aspects, proche du stoïcisme, c'est un naturalisme : le tao est la nature elle-même, dans toute sa diversité et son unité. La nature existe par elle-même, elle est immanente. Comme dans la sympatheia des stoïciens, tout ce qui arrive est conforme aux lois naturelles, tous les événements sont interdépendants, tout est vide d’existence propre. Le taoïsme prône aussi l’harmonie avec la nature et le retour à une forme de vie primitive, lente, simple et authentique. Il rejette toute forme de technique visant à domestiquer la nature. Le taoïsme refuse par ailleurs toute forme de discours moralisateur ; il s’éloigne en cela de la philosophie occidentale de tradition antique. En effet, le discours ne fait que complexifier inutilement les choses et découper la réalité en concepts hasardeux.

Le taoïsme est une philosophie des relations et du tout.
“La pensée yin-yang a commencé comme une tentative de réponse à la question de l’origine de l’univers. Selon la pensée yin-yang, l’univers est né des interactions entre les deux forces primordiales opposées que sont le yin et le yang. Parce que les choses sont vécues comme changeantes, comme des processus qui naissent et disparaissent, elles doivent avoir à la fois le yang, ou l’être, et le yin, ou l’absence d’être (le non-être ou vide qui n’est pas le néant). Le monde des choses changeantes qui constitue la nature ne peut exister que s’il y a à la fois le yang et le yin. Sans le yang, rien ne peut naître. Sans le yin, rien ne peut disparaître”
Le Tao vise l’harmonie, même si A s’oppose à B, A et B se complètent. Il ne faut pas chercher la position moyenne entre A et B mais un équilibre entre A et B en les intégrant ensemble vis-à-vis de la totalité. La logique taoïste repose sur l'idée que tout provient du Tao, un principe ontologique et ineffable qui englobe et dépasse toute dualité. Cela invite à penser la réalité comme un tout harmonieux plutôt qu'en termes de contradictions.
  1. Le non-agir (Wu Wei) : La logique taoïste valorise l'idée de non-agir ou d'action spontanée, qui consiste à agir en harmonie avec les flux naturels de l'univers au lieu de chercher à les forcer ou à les contrôler.
  2. L'équilibre et le changement : Les taoïstes adoptent une logique cyclique inspirée des rythmes naturels, comme le modèle des cinq énergies (liées aux saisons), qui souligne l'interdépendance et la transformation constante des éléments.
  3. Scepticisme et relativité : Ils rejettent les vérités absolues, adoptant une approche sceptique et intuitive qui favorise la souplesse face aux oppositions rigides comme le bien et le mal (et le binarisme de façon générale)
La logique taoïste cherche à intégrer l'humain dans le grand tout de l’univers, en misant sur l'équilibre, l'adaptation et l'harmonie.

Pour une ontologie relationnelle holiste


En fait il faut considérer dans une ontologie relationnelle holiste :
  1. Les entités qui n'ont pas de signification ou d'existence autonome en dehors du système dont elles font partie.
  2. Les relations entre les entités qui sont plus importantes, que les éléments eux-mêmes.
  3. Pour comprendre que le "tout" est nécessaire pour interpréter correctement ses composants comme parties intégrantes de cette totalité.
C’est l’exemple de la migration : c’est une relation d’être-au-monde, donc existentielle qui dépasse les entités proprement dites, que ce soit les oiseaux, les poissons ou autres. Les animaux et végétaux qui la peuplent modifient l’ensemble de la forêt, et c’est par la forêt en elle-même (son atmosphère, son sol, ..) qu’ils sont eux-mêmes modifiés autant que modifiants. Il ne faut pas pour autant considérer la forêt comme entité abritant des espèces mais la forêt elle-même dans son être-au-monde, par exemple sa respiration, ses mutations, etc. Pour la pollinisation il ne faut pas considérer les espèces particulières non plus mais le processus en tant que tel et ses effets sur les entités.

Cette ontologie holiste du monde n’est cependant pas une philosophie de la Nature à la Spinoza ou une NaturPhilosophie à la Schelling qui tenterait de donner des explications ou des représentations métaphysiques au monde. 
“La nature est l’expérience phénoménologique d’ici-bas d’une réalité à laquelle fait défaut le sens, celle d’une matérialité non entièrement domptable et qui pèse du dehors sur toute organisation ontique, et peut-être sur le monde lui-même, exposé en sa totalité même à ce fond abyssal dont il provient, et avec lequel il entretient depuis la nuit des temps une relation d’adversité ontologique, un polemos qui est en même temps le moteur du mouvement de l’histoire cosmologique.” Vers une philosophie phénoménologique de la nature (Schelling, Heidegger, Patočka) par Claude Vishnu Spaak. 

 

Formulation

Soit R une relation dans cette ontologie. R(X) porte sur la classe des entités X, avec X = {x,y,...}
    par exemple R=migration et X=migrateurs (oiseaux, poissons, humains,...)

Soit w(x) l’Umwelt (ou habitat lié à l’activité existentielle de R) de l’entité x relativement à R et T(w,X) = w(x)Uw(y)U… / R(X), la totalité des Umwelten des entités d’une même classe relativement à leur relation R

Alors l’ontologie relationnelle part des relations et considère l’existence d’entités autour de ces relations. Alors il est possible d’écrire une ontologie formelle relationnelle des êtres vivants. Cette formalisation ne met pas les entités au premier plan mais au contraire les relativisent et les lient vis-à-vis de leur être-au-monde dans une visée totalisante de leurs Umwelten propres. Ces Umwelten sont eux-mêmes en relation et constituent des totalités dynamiques.

Par exemple pour la migration décrite ci-dessus. Les entités liées partagent une même relation comme être-au-monde dans un Umwelt propre. L’ensemble de ces umwelt sont reliés et forment une totalité.

Relation ontologique : R

Classe d’entités X liées par R (être-au-monde)

Umwelten w(X) lié par R

(être-avec)

Totalité des Umwelten T relativement à R

Migration

Oiseaux

Poissons

Humains

espace aérien

mer

territoire terrestre, pays

Terre

Pollinisation

Abeille mellifera

Abeille sauvage

Papillon

Oiseaux

ruche

fleurs, sol

fleurs

champs, haies

Prairies, champs

Respiration et photosynthèse

Arbres, végétaux

animaux

champignons

bactéries


air

forêt

milieux liquides

Atmosphère

Océan


Nutrition

Tous les êtres vivants

terrain de chasse

terres fertiles

fonds marins

tourbières

Espaces de vie


On peut créer des relations de second niveau, par exemple entre migration et pollinisation et considérer les classes d’insectes et d’oiseaux qui sont à la fois migrateurs et pollinisateurs.

L’ontologie relationnelle est une ontologie de la fluidité, du sentir plus que de la connaissance. Des entités apparaissent, disparaissent, au gré des relations qui les mettent en lumière, qui les font exister. C’est un jeu de mouvements, d’évènements d’être-au-monde. L'ontologie relationnelle est une ontologie des évènements du monde vivant.
Pour Alfred North Whitehead "le cours de la nature est un unique événement total qui est divisé par nous en événements partiels, que les événements sont la substance ultime de la nature et que les objets comme le brin d’herbe sont des propriétés de l’événement". (Whitehead, Concept de nature, p.42, 45)
"il est urgent de voir le monde comme un réseau de processus interdépendants dont nous sommes partie intégrante, et que tous nos choix et nos actions ont des conséquences sur le monde qui nous entoure". Alfred North Whitehead, Nature and Life, Chicago, University of Chicago Press, 1934


_____________________________


Déambulations d’un agent ordinaire dans le monde des êtres vivants et non-vivants autour d'une ontologie relationnelle

  1. Je ne cherche pas à ordonner le monde

Circularité : Je regarde la coccinelle qui mange le moustique qui m’a piqué. Le marais reste calme et indifférent. Moi aussi malgré la douleur de la piqûre. Ainsi est l'ordre des choses.

Chaîne : L’aigle tourne autour de la marmotte qui tourne autour de son terrier. Il en sort une limace. Leur avenir est lié et incertain. La vie reste aléatoire. Je ne fais aucun pronostic.

Habiter : Habiter la terre ou la mer est facile pour se cacher. L’air est le royaume de l’oiseau : à tel point qu’il arrive même à dormir en volant. C’est le summum de l’adaptation. L’habitat de tous les êtres vivants est commun à tous, il n’y a qu’une seule terre et un seul immeuble sur la terre.

Danse : Ce vol d’étourneaux parfaitement réglé et synchronisé est un ballet. Je n’en suis pas le chorégraphe et je n’en cherche aucune signification. Le ballet s’organise de lui-même en harmonie sociale. Il s’ordonne tout seul.

Destruction : L’arme chimique est un pesticide pour l’humain et pourtant l’humain l’utilise sans scrupule contre les insectes. “Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse”. Mais les insectes ne parlent pas, c’est dommage.

Respecter la vie quelle qu’elle soit, le moustique, l'araignée, surtout ceux que l’on dit “nuisibles”, car les espèces dites “nobles” sont protégées. Pourquoi une telle différence ?

Laisser toute sa place au végétal, mêmes les “mauvaises” herbes.

Apprivoiser : Que suis-je pour le chat autre que celui qui lui donne ses croquettes et ne l’empêche pas de manger des souris ? Il consent à être dépendant contre un minimum de liberté. Nous avons un contrat d’être-au-monde. Je n’ai pas à en modifier les termes, même si le chat ne peut plaider devant les tribunaux.

Partenaire : la bactérie m’aide à digérer. En contrepartie, je l’aide (involontairement) à se nourrir. Nous sommes interdépendants.

De toute façon, L’eau m’échappe… me file entre les doigts. Et encore ! Ce n’est même pas si net (qu’un lézard ou une grenouille) : il m’en reste aux mains des traces, des taches, relativement longues à sécher ou qu’il faut essuyer. Elle m’échappe et cependant me marque, sans que j’y puisse grand-chose. 

Idéologiquement c’est la même chose : elle m’échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit et sur ce papier des traces, des taches informes. 

Inquiétude de l’eau : sensible au moindre changement de la déclivité. Sautant les escaliers les deux pieds à la fois. Joueuse, puérile d’obéissance, revenant tout de suite lorsqu’on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci.” Francis Ponge, le parti pris des choses

J’accepte les mouvements naturels, les déplacements des autres vivants. Je ne ramène pas tout au prisme de mon propre espace et de mon bien-être.

  1. Je cherche ma juste place dans le monde

Chaîne : je m’inscris dans la chaîne du vivant en occupant le minimum de place. Je suis le plus transparent possible. Anonyme.


Ma place dans le monde est le sentir et non le sens. Regarder, sentir. Sentir fait partie de la pensée.. penser avec l’ensemble de mes sens, avec le sentir

Je suis le dernier dans la chaîne alimentaire, je me sers en dernier. Je recycle mes déchets.

Je ne cherche pas à accaparer toutes les ressources de la terre. Si je sais que je n'arriverai pas à nourrir mes enfants, je n’en fait pas, plutôt que de saccager les ressources.

Je ne cherche pas à envahir et m’approprier toute la terre. Je laisse de la place aux autres espèces, tout leur espace vital.

Je cueille sans anéantir : je cueille par le regard, l’olfaction, le toucher. Si je prélève pour me nourrir je le fais dans la juste mesure, pour qu’une re-génération s’ensuive. 

Je cultive la sobriété. Je ne cherche pas à tout prix à satisfaire mes désirs. Je reste Zen

Je cherche la place des choses autant que la mienne.

Le temps des végétaux se résout à leur espace, à l’espace qu’ils occupent peu à peu, remplissant un canevas sans doute à jamais déterminé. Lorsque c’est fini, alors la lassitude les prend, et c’est le drame d’une certaine saison.

Comme le développement de cristaux : une volonté de formation, et une impossibilité de se former autrement que d’une manière.

Parmi les êtres animés on peut distinguer ceux dans lesquels, outre le mouvement qui les fait grandir, agit une force par laquelle ils peuvent remuer tout ou partie de leur corps, et se déplacer à leur manière par le monde, – et ceux dans lesquels il n’y a pas d’autre mouvement que l’extension.

Une fois libérés de l’obligation de grandir, les premiers s’expriment de plusieurs façons, à propos de mille soucis de logement, de nourriture, de défense, de certains jeux enfin lorsqu’un certain repos leur est accordé.

Les seconds, qui ne connaissent pas ces besoins pressants, l’on ne peut affirmer qu’ils n’aient pas d’autres intentions ou volonté que de s’accroître mais en tout cas toute volonté d’expression de leur part est impuissante, sinon à développer leur corps, comme si chacun de nos désirs nous coûtait l’obligation désormais de nourrir et de supporter un membre supplémentaire. Infernale multiplication de substance à l’occasion de chaque idée ! Chaque désir de fuite m’alourdit d’un nouveau chaînon !

Le végétal est une analyse en acte, une dialectique originale dans l’espace. Progression par division de l’acte précédent. L’expression des animaux est orale, ou mimée par gestes qui s’effacent les uns les autres. L’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger, il faut ajouter. Corriger un texte écrit, et paru, par des appendices, et ainsi de suite. Mais, il faut ajouter qu’ils ne se divisent pas à l’infini. Il existe à chacun une borne.

Chacun de leurs gestes laisse non pas seulement une trace comme il en est de l’homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d’eux.

Francis Ponge, Le parti pris des choses.

Le cristal s’organise de lui-même

« Avant que nos frères blancs viennent nous civiliser, nous n’avions aucune prison. Par conséquent, il n’y avait aucun délinquant. Nous n’avions pas de clés ni de serrures, donc il n’y avait pas de voleurs. Quand quelqu’un était trop pauvre pour s’offrir un cheval, une couverture ou une tente, il pouvait recevoir cela comme cadeau. Nous n’étions pas assez civilisés pour accorder une telle importance à la propriété privée.Nous voulions posséder des choses pour les donner aux autres, s’entraider. Nous n’avions pas d’argent, pour cette raison la valeur d’un Homme ne pouvait être déterminée selon sa richesse. Nous n’avions aucune loi (écrite), aucun avocat, aucun politicien, par conséquent nous n’étions pas capables de tricher ou d’escroquer autrui. Nous étions vraiment mal en point avant l’arrivée des hommes blancs, et j’ignore comment expliquer la façon dont nous nous y prenions pour nous en sortir sans ces choses fondamentales (c’est ce que nos frères blancs nous ont dit) qui sont absolument nécessaires pour une société civilisée. » Citation John Fire Lame Deer, Lakota.

  1. Je me décentre, je me recentre dans l’entre

Je me pense dans, partie-de la terre, du monde, et non pas  en dehors ou au-dessus. Défaire l’idée d’une échelle (pyramide) du vivant, à remplacer par un mélange, un foisonnement. Se placer dans l’entre, dans la relation.


Je me pense à l’échelle globale de la terre. Tout événement se situe dans le cycle de la terre, qui englobe humain, non-humains, l’air, l’eau, le sol, le minéral, la lumière, le cosmos. J’en suis simplement le “souffle”.

J’essaie de sortir de l'anthropomorphisation du monde : regarder le monde d’en-dedans sans se projeter en lui.

Je réfléchis à une autre anthropologie. Les Amérindiens sont restés chasseurs-agriculteurs sur leur territoire en harmonie avec les cycles de reproduction de la nature. Les aborigènes se sont entourés de lieux sacrés. Comment retrouver le flux sensible des choses ?

« Prenez seulement des souvenirs, ne laissez que des empreintes. » Chef Seattle (1862)

Si la relation est première par rapport aux entités, si les entités émergent des relations, alors la notion de sujet et de regard du sujet est remise en cause. S’il faut se décentrer, alors quel est le lieu d’où émerge la pensée ? La pensée est la pensée de la relation, elle participe de l’interaction soi-monde.

Je pense depuis l’arbre ; l’air que je respire en émane. Je mets de la sensualité dans la pensée. L’acte de penser lui-même change de direction d’origine de forme. Toute la représentation du monde est reconfigurée.

La faune bouge, tandis que la flore se déplie à l’œil.

Toute une sorte d’êtres animés est directement assumée par le sol.

Ils ont au monde leur place assurée, ainsi qu’à l’ancienneté leur décoration.

Différents en ceci de leurs frères vagabonds, ils ne sont pas surajoutés au monde, importuns au sol. Ils n’errent pas à la recherche d’un endroit pour leur mort, si la terre, comme les autres, absorbe soigneusement leurs restes.

Chez eux, pas de soucis alimentaires ou domiciliaires, pas d’entre-dévoration : pas de terreurs, de courses folles, de cruautés, de plaintes, de cris, de paroles. Ils ne sont pas les corps seconds de l’agitation, de la fièvre et du meurtre.

Dès leur apparition au jour, ils ont pignon sur rue, ou sur route. Sans aucun souci de leurs voisins, ils ne rentrent pas les uns dans les autres par voie d’absorption. Ils ne sortent pas les uns des autres par gestation.

Ils meurent par dessiccation et chute au sol, ou plutôt affaissement sur place, rarement par corruption. Aucun endroit de leur corps particulièrement sensible, au point que percé il cause la mort de toute la personne. Mais une sensibilité relativement plus chatouilleuse au climat, aux conditions d’existence.

Francis Ponge, Le parti pris des choses

Je pense l’échange, la relation, plutôt que l’objet. La notion d’objet elle-même perd son sens car les frontières sont abolies. Il n’y a plus d’extériorité du phénomène mais l’intériorité d’un seul monde vivant et vibrant.

Je suis émergence, immersion, non-séparation, union. Je sens tous les Umwelten qui m’entourent.

Je me fais minuscule. Écoute, regard, ondes vibratoires, dans le silence. Sensations. Un élément, une chaîne de vie, un grain, une graine.

Je me mets face au soleil dans un jardin japonais; je suis traversée par le rayon de soleil, je suis portée par le jardin. Je suis une partie de cet instant du monde de ce lieu du monde.

Je me tiens face au soleil,
Dans ce jardin d’harmonie et de paix,
Les pierres murmurent des secrets anciens,
Les arbres s’inclinent dans un souffle léger.

Un rayon d’or fend l’air,
Il traverse mon âme, me berce doucement,
Je ne suis plus qu’un fragment d’éclat,
Un instant suspendu dans le temps.

Le jardin m’accueille, m’enlace,
Chaque feuille, chaque pétale, un univers,
Portée par sa cadence immuable,
Je deviens une note dans son poème dispersé.

Et ce lieu, ce moment du monde,
Me murmure l’éternité en silence.
Je suis, nous sommes,
Un seul battement, une seule lumière.

Je jouis de mon contact avec l’espace, je sens mon corps en expansion et en harmonie. Je fais l’amour avec toi sur le sable ou dans la forêt. Je me décentre en toi.

Je m'enivre de nudité dans le printemps de la terre. Être en célébration. 

Je donne notre plaisir à la forêt qui nous englobe ou à la dune qui nous entoure. Vibrer forêt. En union forte et étroite de nos corps. En un seul geste de jouissance cosmique.

  1. Je donne

Je donne de l’eau aux plantes qui meurent de soif


Je nourris et me nourris de la terre. J’ai des gestes parcimonieux pour la respecter. Je donne à la terre ce qui la nourrit et non ce qui la blesse et la détruit. Je fais ces gestes avec attention.


Je ne fais pas de différence entre le vivant et le non-vivant, car le non-vivant est la niche du vivant (le sol, l’air, l’eau, etc.)


Je donne de l’attention aux choses. Je n’économise pas mon temps.

‘Le disciple prenait sa tâche très à cœur, et il nettoyait chaque centimètre du jardin avec une précision et une ténacité importante mais à chaque fois qu’il demandait au maître si cela convenait, le maître répondait que c’était loin d’être parfait. Après plusieurs jours du même serment, le maître finalement s’attela à montrer ce qui n’allait pas à son disciple. D’un geste assuré, il remua avec vigueur les branches des arbres, les feuilles d’automne, d’un rouge étincelant, tombèrent sur le roji, à la lueur dorée. Le maître s’en félicita et dit :

Les feuilles de chêne
Rougies de l’automne
Tombent, sont entassées sur le sentier
D’un vieux temple montagnard
Comme ce chemin est solitaire !”


Je prends le parti des choses (dans Le Parti pris des choses, Francis Ponge décrit des « choses », des éléments du quotidien, délibérément choisis pour leur apparente banalité. L'objectif de ce recueil est de rendre compte des objets de la manière la plus précise possible et de la beauté des objets du quotidien. Ainsi le papillon devient « un minuscule voilier des airs malmené par le vent » ou même « une allumette volante »).

LE PAPILLON

Lorsque le sucre élaboré dans les tiges surgit au fond des fleurs, comme des tasses mal lavées, – un grand effort se produit par terre d’où les papillons tout à coup prennent leur vol.

Mais comme chaque chenille eut la tête aveuglée et laissée noire, et le torse amaigri par la véritable explosion d’où les ailes symétriques flambèrent.

Dès lors le papillon erratique ne se pose plus qu’au hasard de sa course, ou tout comme.

Allumette volante, sa flamme n’est pas contagieuse. Et d’ailleurs, il arrive trop tard et ne peut que constater les fleurs écloses. N’importe : se conduisant en lampiste, il vérifie la provision d’huile de chacune. Il pose au sommet des fleurs la guenille atrophiée qu’il emporte et venge ainsi sa longue humiliation amorphe de chenille au pied des tiges.

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin.

Francis Ponge Le parti pris des choses

Le papillon erratique


Donner c’est aussi arrêter de prendre : « Quand le dernier arbre aura été abattu - Quand la dernière rivière aura été empoisonnée - Quand le dernier poisson aura été péché - Alors on saura que l'argent ne se mange pas. » Géronimo

  1. Je reviens aux rituels

Honorer la terre, faire des offrandes. retrouver le sacré de la terre primordiale, du cosmos, de l’arbre pluri-centenaire. Je ne sanctuarise pas pour autant les réserves d’animaux, car c’est les enfermer et les isoler. Je ne sanctuarise pas non plus certaines zones en particulier de l’environnement car toute la terre est un sanctuaire. Le sacré n’est pas localisé.


Ce qui nous dépasse. Qui appelle nos célébrations. La gratitude pour le monde qui se donne.


Le fleuve est comme une divinité, je crains son impétuosité, je n’essaie pas de le dominer mais au contraire je m’incline à son vouloir. La montagne me dépasse, je ne cherche pas à la conquérir, ni à l’apprivoiser.


Je m’adonne aux rituels qui sont la célébration de la vie, aux petites choses, aux petits gestes quotidiens.


La cérémonie du thé est appelée Chanoyu en japonais, ce qui veut dire littéralement « eau chaude pour le thé ». Ce rituel culturel découle de quelque chose de bien plus grand, d’une philosophie et d’une discipline connue sous le nom de Chadô ou la Voie du thé. Le concept majeur de la cérémonie du thé fut développé par le plus célèbre des maîtres de thé, Sen No Rikyû (1522-1591). C’est lui qui rédigea les quatre grands principes de ce rituel : Wa pour harmonie, Kei pour respect, Sei pour pureté et Jaku pour sérénité. Comprendre et pratiquer la cérémonie du thé prend une vie entière. Chaque geste est codé et les ustensiles utilisés ont une fonction précise. Le silence permet de concentrer l’attention sur les subtilités des gestes, des regards et même de la manière de tenir la tasse de thé. En d’autres termes, le silence devient un langage en soi, transmettant respect, attention et une forme de communion qui ne nécessite pas de mots.



Le jardin de la cérémonie du thé


Wabi-sabi est un concept esthétique japonais qui met en avant la beauté de l’imperfection, de la simplicité et de l’impermanence. Très intégré dans la cérémonie du thé, il a également un impact profond sur divers aspects de la culture et de la philosophie japonaises. Le wabi-sabi peut être observé dans le choix de la vaisselle, souvent simple et rustique, et dans l’acceptation des petites imperfections comme des signes d’unicité et de caractère. Un bol ébréché ou une tasse légèrement décolorée ne sont pas rejetés, mais plutôt valorisés pour leur individualité. Wabi-sabi nous invite à trouver la beauté dans des choses qui pourraient sembler incomplètes ou imparfaites à première vue. Il nous enseigne que l’imperfection est une partie inévitable de l’existence, et qu’elle peut même être source de joie et d’épanouissement.

  1. Je suis dans la temporalité des choses et le rythme de la vie

Je m’inscris dans la durée des choses. Je suis dans leur temporalité. Car toutes les choses “vivent” à leur manière.


Je laisse l’usure faire son chemin sans rien précipiter. Tout un chemin dans le cycle de vie des choses, car les choses meurent comme les êtres.


J’intègre la mort dans le processus de vie. La mort est une composante essentielle du vivant, il n’y aurait pas de vie sans la mort. Elle est dans le renouvellement de la terre, le cycle du vivant. Je l’accepte comme le cycle des transformations, le cycle des saisons. Je m’incarne dans la temporalité de la terre. En forêt je m'immerge dans le temps de l’arbre, le rythme de sa respiration.


L’être est affecté par l’autre dans sa temporalité. Dans le solipsisme du soi le temps n’est rien. « Deux temporalités ne s'excluent pas comme deux consciences, parce que chacune ne se sait qu'en se projetant dans le présent et qu'elles peuvent s'y enlacer » Merleau-Ponty


Je reste à l’écoute du battement de vie des choses. Je pose délicatement la tasse de thé pour ne pas l’ébrécher.


Je laisse le passé au passé. Rangé dans le grand livre. Je m’ouvre au devenir. Le rythme des saisons, le vent, les vagues qui s’échelonnent jamais identiques.


Je me mêle aux nuages qui sans cesse évoluent comme des êtres animés et me communiquent leurs messages. Ils sont tantôt cirrus effilochés, nimbus lourds et sombres, stratus embrumés, lenticulaires et cycloniques, ou simples moutons vagabondants dans le ciel.


Les nuages


Dans un ciel d'étoffes effilochées
Les nuages dansent sur la toile des rêves,
Parfums de brume, effluves alanguies,
Où l’arc-en-ciel chuchote des secrets.

Lourds et chargés comme des pensées,
Ils pleurent parfois des larmes de velours,
Des gouttes de temps en suspension,
Créent toutes ensemble une mer aérienne,
Chaque éclat est un souffle de jour.

Formes lenticulaires, voiles d'illusion,
Cycloniques ballets des tempêtes muettes,
Ils s’entrelacent en caresses de brise,
Porteurs de mystères que le vent transporte.

Moutons d’azur, ruminant la lumière,
Égarés dans des champs de coton,
Ils vagabondent, messagers de l'éther,
En quête d'une étoile, d'un horizon.

Mes pensées se reflètent dans cet infini,
Là où le ciel s’embrase et la terre se tait.


Bleu sphérique

océanique

vague de la terre mère

se spirale d’étoiles

pensée cosmique dense de sens

dessinant l'être ciel

au soir magique

le chemin de lune ouvre l’aventure intérieure

au murmure galactique.


Et puis le ciel s’ensemença

les arbre ouvrirent leurs ailes

et l’oiseau déploya son chant.


  1. Je cultive la joie

La joie authentique ne requiert aucun artefact, c’est la jouissance simple d’exister. La joie nue est un rayonnement.

La joie est le résultat de l’harmonie du monde, du bon rapport des relations des entités entre elles

En des instants de révélation, mon être se fond dans une vibration cosmique, jouissance simple de l’exister cosmique. Le sentiment océanique, le souffle Deux. Le chant de l’Ouvert de la fécondité du monde.


Puisque la fin de ce monde est le néant,

Suppose que tu n’existes pas et reste libre

Ne te dépense pas en tristesse insensée, mais,

Donne dans le chemin de la vie, toute ta joie.

D'après Omar Khayyam


J’ai de la gratitude pour ce que me donne la terre.

La mousson et les crues du Nil.

  1. Je cultive l’altérité des non-humains

J’essaie de ne pas envahir le territoire des autres, je me fais la plus légère possible. Ce faisant, j’augmente ma joie.

Je refuse la captivité des animaux. Je refuse l’industrialisation du végétal. Je refuse toute aliénation des choses.


L’altérité avec les non-humains : développer des agir-ensemble qui les respecte.


Observer les oiseaux des jardins, les nourrir l’hiver mais ne pas les faire tomber en dépendance. ne pas les encager. Apprécier leurs chants, ne pas les imiter pour ne pas les perturber. Diminuer l’intensité lumineuse des villes la nuit. Respecter le sommeil des animaux.

Observer les animaux sauvages, ouvrir leur espace. Accepter qu’ils aient un impact négatif sur certaines activités humaines. Toute vie est à respecter.

Si des animaux sont utilisés pour aider l’homme dans son travail (cheval par ex) le faire avec respect de l’animal. (Jocelyn Porcher)

Mettre tous les animaux au même niveau, il n’y a pas que les mammifères et les gentils toutous, il y a tous les insectes, les oiseaux, les reptiles…

Intégrer le vivant de manière globale, même le végétal. Arrêter de hiérarchiser.

Se penser parmi-l’habitat terre, partie-de, non-séparation


Imiter la sagesse des peuples autochtones

La sagesse des peuples autochtones se réfère à leur vision du monde, leurs connaissances, leurs pratiques culturelles, et leur relation harmonieuse avec la nature. Cette sagesse, transmise oralement à travers des générations, reflète une compréhension profonde des écosystèmes locaux, un respect pour la biodiversité, et une gestion durable des ressources. Il faut en tirer des enseignements sans chercher à les imiter. Mais rappelons les points suivants qui les caractérisent :

Holisme : Les peuples autochtones voient le monde comme un tout interconnecté où humains, animaux, plantes, et éléments naturels coexistent dans un équilibre fragile. La terre, la forêt, les animaux, ont une âme et les âmes sont interconnectées.

Connaissances écologiques : Ils possèdent des savoirs uniques sur les plantes médicinales, les cycles naturels, et la gestion des terres, souvent utilisés pour préserver la biodiversité.

Spiritualité et respect : Leur spiritualité est intimement liée à la nature, considérant la Terre comme une entité vivante qu’il faut honorer et protéger.

Transmission orale : La sagesse est partagée par des récits, chants, et rituels, maintenant ainsi une mémoire collective vivante.

Le sens de la mesure : ils  ne prélèvent pas au-delà de leurs besoins.

  1. Je réfléchis sur un modèle de représentation du monde

Un changement profond de posture de la part de l’humain est nécessaire, ce changement englobe la connaissance ou du moins les formes de connaissance et les points de vue

Comprendre ce que je suis pour le monde, et non ce que le monde est pour moi.

Il n’y a pas d’individu isolé, il y a un réseau interdépendant et interconnecté qui se reconfigure en permanence.

C’est pourquoi je fais de l’ontologie relationnelle un fondement de ma pensée.

Je pense en non-séparation, non réductionnisme

J’oublie les contours, les frontières, je les remplace par le fluide (et les formes floues), l’éther (et l’espace métaphysique), le milieu (et ses interactions).


Je renverse les ontologies

Je bouscule la hiérarchie des agents vivants

Je me concentre sur les relations vitales

Je m’interroge sur la causalité des phénomènes d’interaction

Je remplace les connaissances écologiques par leurs ressentis écologiques


Notre vision des animaux (hiérarchisation) doit être repensée.

Voir la Déclaration de New York sur la conscience animale.

Il existe une “possibilité réaliste d’expérience consciente” chez les reptiles, les poissons, les insectes. Dans tous les cas, ils ont une perception et une cognition.


Vinciane Despret, dans “Habiter en oiseau” montre comment les études sur le territoire des oiseaux sont totalement imprégnées et dirigées par les pré-supposés de fonctions des auteurs de l’étude. C’est par des prémisses arbitraires qu’il attribuent par exemple des fonctions d’agressivité, de conquête des femelles, de régulation de populations. “Le terme “territoire” avec une connotation très marquée de “propriété exclusive dont on s’empare” apparait dans la littérature ornithologique au XVIIe siècle, c’est à dire au moment où, selon Philippe Descola et de nombreux historiens du droit, les Modernes résument l’usage de la terre par un seul concept, celui de l’appropriation. [...] Cette notion repose à la fois sur l’idée d’un contrat qui redéfinit les humains comme des individus et non des êtres sociaux, sur de nouvelles techniques de mise en valeur de la terre qui exigent que cette cette terre soit délimitée et que sa possession soit garantie, et sur une théorie philosophique du sujet, celle de l’individualisme possessif qui reconfigure la société politique comme un dispositif de protection de la propriété des individus. On connaît l’histoire des enclosures, l’expulsion des communautés paysannes des terres dont elles avaient la jouissance coutumière et l’interdit qui les a frappées de prélever dans les forêts les ressources essentielles à leur vie. Avec cette nouvelle conception de la propriété on assiste à l’éradication de ce qu’on appelle aujourd’hui les commons qui faisaient l’objet d’usages collectifs et autoorganisés de ressources communes comme les canaux d’irrigation, des pâtures communes, des forêts …


Dans le jardin des essences diaphanes

Les arbres parlent à leurs racines tandis que

Leurs branches tissent des réseaux d’éclair

au vent qui chuchote des équations infinies

 

L’être se déploie en spirales de soie

Dont chaque fil est une rencontre, une danse.

Les étoiles s’accrochent aux paupières du vide

Et le temps s’évapore en fragments de présence

 

Je suis toi, tu es moi, nous sommes l’entre-Deux et le Deux

Un pont de brume où les ombres s’épousent

Les miroirs brisés reflètent des mondes inversés

Et chaque éclat murmure une vérité complémentaire.

 

L’ontologie se dissout en couleurs liquides

Elle coule des doigts de l’univers

Les relations sont des oiseaux sans cages

Leurs ailes dessinent des cartes migratoires éphémères

 

Dans ce rêve tout est lien et distance

La solitude est une constellation éparse

Et l’existence un poème sans fin

Où chaque mot est un autre monde qui éclate.


Prairie d’étoiles

à la brumisation de lune

éclairs de sens

incandescents

des champignons phosphorescents inventent un chemin karmique

le temps est une enveloppe voluptueuse

le cosmos happe l’hirondelle

qui m’appelle

d’un chant pailleté

les idées caresses s’envolutent au ciel vaporeux


Les racines écoutent

l’arbre penche ses branches

à l'écoute du vent cosmique

qui déploie impatiemment

l’étoffe de la rencontre


Car la rencontre est le début d’une relation ontologique