Des chemins qui ne mènent nulle part


"Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non-frayé. On les appelle Holzwege. Chacun  suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est là qu’une apparence. Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzwege, sur un chemin qui ne mène nulle part. S’engager sur un tel chemin est la force, y rester est la fête de la pensée. "
"Origine signifie ce à partir de quoi et ce par où la chose est ce qu’elle est, et comment elle le devient. Ce qu’une chose est en son être tel – le quoi en son comment – est son essence. L’origine d’une chose c’est la naissance de son essence. L’essence est ainsi le mode propre de déploiement de l’être de l’étant : être est un verbe et non un nom. L’homme ne sort pas d’un dedans pour accéder ensuite à un dehors ; l’essence de l’existence, c’est l’instance qui s’expose dans l’essentielle expansion de l’éclaircie de l’étant. Vouloir est donc la mise en liberté d’aller au-delà de soi-même en existant et en s’exposant à l’ouverture de l’étant.
[...]
L'éclaircie et la lumière ont-elles quelque chose à voir entre elles ? Non car Lichtung veut dire éclaircir (lichten), lever l'ancre, défricher. Cela ne signifie pas que là où l'éclaircie éclaircit, il fasse clair. L'éclairci est le libre, l'ouvert, et en même temps l'éclaircie est éclaircie de quelque chose qui se dévoile. Nous ne devons pas comprendre l'éclaircie à partir de la lumière, mais la lumière à partir de l'éclairci, un éclair dans l'obscur.
[...]
C’est la langue qui fait advenir l’étant en tant qu’étant à l’ouvert. Là où aucune langue ne se déploie il n’y a pas d’ouverture de l’étant. La langue est œuvre de déploiement. Dans la mesure où la langue nomme pour la première fois l’étant, un tel nommer permet seulement à l’étant d’accéder à la parole et à l’apparaître. Ce nommer, c’est la nomination de l’étant à son être, à partir de l’être. Ce dire est ainsi le projet de l’éclaircie où est dit comment et en tant que quoi l’étant parvient à l’ouvert. Le projet, c’est la libération d’un « jeter » sous la figure duquel l’ouvert se destine à entrer dans l’étant comme tel. Le dire est son projet et est ainsi Poème."

Martin Heidegger




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Des chemins poétiques vers l'Ouvert


La ville


Temps et rumeurs
Senteurs et alcool de la ville
Rues lascives au regard hésitant
Qui se coule
Qui campe dans le ciel
Où se défont les nuages verts
Rues qui s'allongent sous mes pas
Sous mes mains
Comme des corps, des jambes, des bras
Qui se donnent au temps
Aux rumeurs
Et dont je bois l'alcool
Dans les senteurs de la ville

La mer


Des vagues qui chaloupent
des chalands dans les roseaux
dans la langueur du soir
un verre à la main
des oiseaux dans la rade
couchant qui s'éteint
au loin la ligne du rien
qui s'épaissit sous la lune
et sépare le temps :
soir et matin
ronde des vagues
qui clapotent sur la plage
soulignée de présence
dans l'anfractuosité de l'instant.



Mais, toi, Zarathoustra
Tu aimes aussi l’abîme, semblable au pin ?

Le pin agrippe ses racines,
Là où le rocher lui-même
Regarde dans les profondeurs en frémissant
Nietzsche, Poésies

Temps et choses qui adviennent


Dans les broussailles du temps
le vent disperse les pétales de lotus

feuille après feuille
l'abeille dépose son absence

sur le fleuve, les barques amarrées
craquent dans les joncs

le temps est remplacé petit à petit par l'espace.

L'écho du vent court sur le lac
un héron s'envole et le cercle de l'onde se referme
la lune se lève qui annonce la nuit

les forces du vent et de l'eau se mêlent
le Yi King ne peut en présider l'avenir
seule la terre attend dans la confiance

L’action est le seul champ de la liberté


L'action est le seul champ de la liberté
La liberté est action de la liberté

Remplir tout l'espace de la liberté
La liberté qu'il nous faut remplit l'espace

L’action nourrit la liberté
De sa liberté


Pour Martin Heidegger, l'œuvre d'art est l'ouverture d'un monde; la pensée seule n'ouvre sur aucun monde. La vie seule n'ouvre sur aucun monde. La pensée sans la vie n'est qu'une suite mortifère. La vie sans la pensée n'est qu'une suite rhapsodique de contradictions, particularité retirée dans l'absurdité d'expériences brûlantes que rien n'unifie.

Partance


Que dire
Que faire
Par cette chaleur lourde
Noire de soleil 
Écrasé de silice pesante

Attendre le regard changeant
La brise molle
La voile en partance sur la mer
Sillage blanc dans la vie aléatoire 
De l'uniforme beauté 

Novembre


Dans le soleil de novembre
L’infinitésimal
L’égratignure du temps
L’épaisseur d'un soupir
L’éclosion d'un amour


Dans le soleil de novembre
Tout le possible
Dès son origine
- aube d'âme -
Vers le déploiement


Dans le soleil de novembre
Les oiseaux encore
La chaleur encore
La mer
Et la terre contées

La vague


Il va falloir orchestrer une vague qui revient sans cesse sans être toujours la même, qui arrive de loin et repart vers l'infini avec les apparitions soudaines d'un loup solitaire, affamé ne connaissant que son désir

Les vagues se préparent
Grosses et répétitives
À marée haute dans le ressac
Pleines de vent et d'écume
Rouleaux fracassants
Sur la digue molle
Qui se laisse enrouler
Puis dérouler et retourner
Telle une odalisque sur son divan lascive

De la graine ou de la terre qui est première ?


Penser à l'eau
à la beauté des étangs
à la mer infinie
à ses couleurs changeantes
à sa séduction depuis un promontoire
et à l'envie que j'ai parfois
de plonger dans ses cercles noirs
ensorcelants entonnoirs.

La chaleur du feu, elle,
éveillée à la vie 
je la ressens souvent, palpitante
au creux du ventre
puis doucement envahissante

Temps et récit incurvé

La terre est dans la graine de la terre
Commencer le récit par la graine ou par la terre
Ou plutôt par l’eau et le feu

Vastes entonnoirs
Longs encensoirs
Réceptacles élémentals
Creusets de la vie
Cachés et oblitérés
Lancés là et déposés
Au creux du ventre
une graine de terre

En chemin


Amour
Neige et regards
Un coin de toi

Odeur de réséda
De praire
Et d’impatiences

Désir amoureux
Porté par l’oiseau
Qui s’élève dans le ciel

Désir de feu attisé d’air
Qui plonge – torrent –  dans la terre de ton corps

Temps de l’avant


Sonnailles sous la pluie
charrue abandonnée dans l'aurore grise
légères fumerolles dans le bois
sous le regard du cheval débridé

C'est le repos de la plaine
c'est l'avant du temps qui va se déployer
l'oiseau arrêté dans son vol
dans une saison encore à naître

Tout est en attente comme ramassé
l'eau n'a pas encore cette transparence
le ruisseau ne s'est pas encore formé
rien ne bouge sous ces gouttes

Car il pleut. Eau primordiale
qui féconde les champs que la charrue va bientôt labourer
terre fertile potentiellement ouverte
et que le cheval va piétiner

C'est le temps d'avant le Temps
la vie d'avant la vie
qui n'est même pas attente
mais qui est espoir de retrouvailles

Comme si la vie toujours vibrante
attendait le signe du Deux
pour se déployer dans le temps

Prémisses du Deux


Renaissance sous la chaude caresse du soleil,
Obsession du ressac des vagues.
Soudain, l'oiseau arrive et habite le paysage
de-ci de-là puis s'éloigne, libre,
vers de nouveaux horizons.
Les accords d'une harpe s'élèvent alors
et chantent l'harmonie.
Le désir s'éveille en profondeur, en douceur.
Envie du soyeux des baisers,
de caresses qui modèlent
exister, s'éloigner
dans un vol enivrant


L'oiseau
Le nid
La barque
L'eau
L'air
Tous les espaces de l'amour

Dans un coin de Terre
Et de Ciel
Deux seuls
Union du Ciel et la Terre
D'où s'échappent les oiseaux

Liberté je dirai ton nom
Amour je ferai ton nid



Et soudain c’est l’étonnement
C’est la racine, la graine, l’origine, l’intention même
Avant même la formulation du désir
Là, dans l’être-là
Cet appel, cette attente
Cette caresse déjà formée, encore désirée
Qui est l’union avant l’union.

Les chemins du vivre, les chemins intérieurs, les chemins de traverse, les chemins des entrelacs, les sentiers des sous-bois, les sentiers secrets et les chemins infinis, les chemins où l'on peut s'aimer.

Le chemin est du temps qui s'émiette

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Le but n'est pas au bout du chemin mais le chemin lui-même (taoïsme)