Précis de morale


Morale, éthique



La morale, au sens occidental, que l’on appellera éthique pour enlever toute valeur théologique ou métaphysique a priori, est liée à la notion de liberté : il est évident que si l'homme est déterminé l'éthique n'a pas de sens puisqu'il n'a plus la liberté d'agir. Donc l'éthique est le cadre de la liberté contrainte par la vie en société. Les limitations de la liberté peuvent venir (a) de l'extérieur (la nature, la société, le milieu, etc.) comme venir (b) de l'intérieur (conscience, volonté [1], inconscient, subconscient, etc.). Dans le cas (a) la liberté s'entend comme une relation de soi au monde, dans le cas (b) elle s'entend comme une relation de soi à soi.

De nos jours l'éthique dépasse largement le cadre individuel : on parle d'éthique animale, d'éthique de l'environnement, de déontologie médicale ou technologique, de droit international, etc. Nous n'aborderons pas tous ces aspects.





L'homme est-il libre ?

C'est évidemment la question fondamentale... à laquelle l'orgueil de l'homme répond positivement, mais qui n'a pas de réponse philosophique en réalité. On se situera cependant dans cette hypothèse, puisque sans liberté il n'y aurait pas d’éthique, ce qui fermerait toute discussion. Il y a lieu d'examiner également cette liberté à travers l'éthique – qui remarquons-le réduit cette liberté – relation qui le lie aux autres, au monde et à lui-même sous ce rapport, qui est in fine un cadre de justification de sa propre existence. Liberté et éthique se renvoient l'une l'autre.

L'éthique donne donc un cadre à la liberté mais n'aurait pas de sens sans une liberté minimale. Elle est un ensemble de principes qui permet à une certaine liberté individuelle d’exister. De ces principes découlent des règles que l’on peut inscrire dans un système de droit. L'éthique est donc une discipline philosophique portant sur les jugements moraux et les droits/devoirs qui en découlent. C'est une réflexion fondamentale sur laquelle, en principe, la morale (en grec ethos) de tout peuple pourrait établir ses normes, en termes de droits, de limites et de devoirs.

Pour sa part, le droit se distingue de la morale et de l’éthique, dans le sens où il ne définit pas la valeur des actes, le bien/mal, le bon/mauvais, le souhaitable/obligé mais où il prescrit ce qui est autorisé ou interdit. Il définit  ce qui est permis et défendu au sein d'une culture, dans une société humaine donnée. La déontologie professionnelle est, pour sa part, l’ensemble des obligations que les professionnels s’engagent à respecter pour garantir une pratique conforme au code éthique de la profession (d'où le concept intermédiaire d'éthique déontologique).

Diego Rivera : fresque murale


1- Les principales écoles

La question de la liberté ne peut pas être adressée directement mais seulement par le biais du concept de valeur : c'est la valeur qui donne un "prix" à la vie individuelle et partant au sens de celle-ci pour laquelle des droits sont requis. Le droit en temps de guerre n'est pas le droit en temps de paix, car le "prix" de la vie n'y est pas le même, toutes les atrocités y sont permises.

Les quelques grandes écoles que nous examinons ci-après sont fondées sur des valeurs différentes : sentiments, devoirs, utilité, vertus, avec de nombreuses variantes et des nuances. On comparera pour fixer les idées et illustrer les principes qui en découlent, pour chaque école, un cas trivial (a) le code de la route et un cas moins trivial (b) la pauvreté.

L'éthique vertueuse (Aristote)

Elle se fonde sur la grandeur, la noblesse de l'homme, elle est de nature philosophique et universelle. Peu importe dieu, la nature, la société, il y a ce que j'estime bon en tant qu'individu, comme valeur qui me grandit : la sagesse, la charité, la bienveillance, l'honnêteté, l'honneur, la générosité, etc. Il y a aussi quelques principes utiles qui me gouvernent pour cela : la prudence, la responsabilité, l'équité, le respect, etc.
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : conduire par sagesse car faire le fou au volant n'est pas digne de moi
Vis-à-vis de la pauvreté : je donne à discrétion par pure générosité et grandeur du geste

L'éthique sentimentaliste (judéo-chrétienne)

Elle se fonde sur des affects, des sentiments, elle est de nature psychologique. Elle met en jeu diverses composantes émotionnelles comme la compassion, l'empathie, la pitié, la conscience de l'autre et en contrepartie la faute, la culpabilité, la souffrance, l'angoisse, etc., vis-à-vis de soi. C'est une éthique à double sens, ne pas faire de mal aux autres et éviter sa propre souffrance que ce mal pourrait engendrer.
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : bien conduire pour ne blesser personne (ne pas nuire aux autres) et de plus éviter les contraventions (ne pas se mettre en faute)
Vis-à-vis de la pauvreté : éradiquer ce fléau qui me peine et me renvoie à ma propre vulnérabilité

L'éthique déontologique (Kant)

Elle se fonde sur la notion de devoir, elle est de nature transcendantale. Le monde est tel qu'il est, il a ses règles et sa logique que nous portons tous en nous en tant qu'êtres participant à ce monde. Ce monde est nécessaire nous devons lui obéir même si nous n'en comprenons pas la finalité et les règles. Nous ne devons pas céder aux cas particuliers et encore moins au psychologisme (ci-avant), les règles sont les mêmes pour tous : contraintes, commandements, discipline venant de l'extérieur et contrôle de soi, maîtrise venant de l'intérieur (de soi). Kant formule sa morale sous forme d’impératif catégorique : il aboutit à la « formule mère » suivante :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ».
« Agis comme si la maxime de ton action devait par ta volonté être érigée en loi de la nature »
« Agis de façon à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »
« La législation universelle de la conduite, c’est la volonté de l’être raisonnable qui doit en être la législatrice »
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : respecter les règles quelles qu'elles soient, idiotes ou non
Vis-à-vis de la pauvreté : se faire un devoir d'aider les autres comme principe de vie et traiter les autres comme moi-même

Note : Schopenhauer rejette absolument cette idée. La morale ne peut pas être fondée sur des principes universels. En effet, chaque être humain est unique et la morale doit s’adapter à chacun selon ses besoins et sa situation. Pour cette raison, la morale doit être basée sur l’empathie et la compréhension des autres. Par ailleurs, Schopenhauer ne conçoit pas l’idée de la morale comme un devoir. Il ne peut y avoir selon lui que des devoirs de justice ou de charité. En s’appuyant sur l’idée de “volonté”, l’action apparaît toujours comme le fruit du consentement. La morale est donc naturelle, spontanée, intuitive.

Cela implique la relativité de la morale à la culture et l’éducation d’un individu. La philosophie morale de Schopenhauer s’oppose donc à celle du devoir de Kant. La première repose sur l’intuition, le cœur, la deuxième sur la raison. La morale kantienne est une morale d’esclave pour Schopenhauer. Elle s’oppose à l’éthique chrétienne mais aussi à l’éthique proprement humaine. En effet, toute action morale chez Kant dépend du seul respect de la loi morale. Agir moralement par devoir est contradictoire puisque c’est justement dans le désintérêt que se trouve le fondement de la morale schopenhauerienne.

L'éthique conséquentialiste (Mill, Russell)

Elle se fonde sur une notion de quantité de bonheur social et d'utilité générale comme conséquence des actes individuels, elle est de nature sociale. Nous devons vivre ensemble dans ce monde tel qu'il est et nous accorder au mieux les uns avec les autres, en les respectant tout en assurant notre propre sécurité. Pour cela nous avons à adapter nos fins à nos moyens, limiter les effets négatifs de nos actions ainsi que les incertitudes liées à notre propre existence. La sanction est le levier de la juridiction sociale.

Plusieurs types de conséquentialismes peuvent être distingués, selon le critère choisi pour déterminer ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible :
  • l’altruisme, qui cherche à maximiser le bénéfice d'autrui, sans considération des avantages ou désavantages pour l'auteur,
  • l’égoïsme, qui cherche à maximiser le bénéfice de l'auteur,
  • l’utilitarisme, qui vise le bien de la majorité des parties prenantes.
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : bien conduire pour être en sécurité (soi et les autres) et éviter une sanction
Vis-à-vis de la pauvreté : la misère fait partie de ce monde, je n'y peux rien, mais je donne de temps en temps car cela contribue au bonheur général de l'humanité

2- Les tendances actuelles

Il serait vain de prétendre résumer toutes les tendances. L'éthique est une discipline qui se construit en permanence et s'élabore par co-construction. Elle était de nature individuelle dans l'antiquité (par exemple Aristote) puis devient sociale de nos jours et internationale (droits de l'homme). Les menaces sur l'environnement font qu'elle devient aussi plus universelle en prenant en compte la nature et les animaux.

Remettre la cité, l'environnement, au centre de l'éthique

L'éthique environnementaliste (Darwin)

Elle se fonde sur la sauvegarde du milieu, elle est de nature écologique. Il s'agit de préserver la nature pour se préserver, conserver un état tel que la vie semble possible comme elle est. C'est une éthique fondée sur la peur et sur la conservation de l'espèce (principe Darwinien).
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : peu conduire c'est limiter la pollution et donc contribuer à préserver la santé de tout le monde, je me sens coupable de conduire si je pollue car je nuis à la nature
Vis-à-vis de la pauvreté : limiter les « sans domicile fixe » c'est limiter le risque de propagation des épidémies

 

L'éthique hédoniste (Onfray)

Elle se fonde sur le mieux et si possible le mieux pour tous, elle est de nature sociale. Il s'agit de maximiser mon bonheur tout en préservant celui des autres et l'équilibre de la nature (car cet équilibre me rend heureux).
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : conduire c'est ne gêner personne, je peux de temps en temps enfreindre les règles s'il n'y a personne sur la route et en particulier rouler vite si j’en éprouve du plaisir
Vis-à-vis de la pauvreté : je vais donner de temps en temps dans un geste de solidarité, pour mon plaisir et voir le contentement dans les yeux de l’autre

 

L’éthique minimaliste (Ogien)

Elle décompose le problème en deux : le rapport aux autres et le rapport à soi. Le rapport à soi ne concerne pas la morale dit Ogien du fait que je suis libre par rapport à moi-même et responsable de moi. Le rapport aux autres concerne surtout la non-nuisance à autrui du fait que nous devons vivre-ensemble. Finalement les trois principes d’une éthique minimale seraient : (a) considération égale de la voix et des revendications de chacun dans la mesure où elles possèdent une valeur impersonnelle, (b) indifférence morale du rapport à soi-même, (c) non-nuisance à autrui. Cette éthique reste neutre à l’égard des idéaux d’une vie « bonne » et ne cherche pas non plus le « bien » pour autrui.
Applications :
Vis-à-vis du code de la route : bien conduire c'est ne gêner personne, mais si je me tue au volant cela ne concerne que moi
Vis-à-vis de la pauvreté : je vais donner au cas par cas si cela ne nuit pas au demandeur (il se pourrait par exemple qu'il soit diabétique et qu'un don d'aliment sucré lui nuise)

3- Pour une éthique sociale de l'égalité ?

Dans certaines sociétés (asiatiques notamment) l'individu passe après sa communauté et doit rester solidaire des individus qui la constituent. Un principe d'unité s'en dégage auquel l'individu doit contribuer et ne peut se soustraire. Dans ce type de société on parlera plutôt d'éthique sociale que d'éthique individuelle. 

Mais une autre façon d'envisager l'éthique sociale est de considérer la notion d’égalité au lieu de celle de liberté : cela revient à se demander si celle-ci ne renvoie pas, au delà de toute société politiquement constituée, à la rencontre d’autrui, origine de toute existence humaine, de toute liberté et de toute valeur. Ainsi au lieu de partir de la question de la liberté faudrait-il partir de la question d'égalité ou d'équité. Nos sociétés démocratiques appellent de plus en plus à une autre éthique non plus individualiste fondée sur la liberté mais à une éthique collective fondée sur plus d'égalité/équité (nous devons traiter tous les humains avec la même attention et le même respect), la solidarité et l'agir collectif. C'est ce principe qui recommande de ménager à tous les membres de la société, quelle que soit leur situation concrète, des chances égales de mener une vie qui mérite le qualificatif d’humaine (dignité humaine). Cette éthique se fonderait sur la recherche d'harmonie entre tous ces niveaux : soi, société, nature, milieu. Tenter de trouver le juste milieu entre toutes les forces qui nous gouvernent et faire pour le mieux dans un humanisme renouvelé : justice sociale et respect du milieu (y compris les animaux). En conséquence, l’égalitaire n’est ni l’identique, ni le semblable. De plus, Il ne peut se concevoir sans le politique, l’éducatif, le transmissif ou le rappel vivant des fins de l’ensemble. Participant à la construction d’un tout, l’égalitaire fait lui-même partie d’un (souvent long) processus constitutif et il peut se déterminer comme ce moment – dans le processus – où le dissemblable, malgré sa différence, ne se disjoint plus de ce qui pourrait s’opposer à lui voire, comme ce moment où les différences finissent par se tolérer mutuellement.


Applications :
Vis-à-vis du code de la route : il ne s'agit plus de respecter des règles pour telle ou telle raison mais de me demander pourquoi je me déplace : est-ce utile ? n'y a-t-il pas d'autre solution ? comment minimiser les nuisances encourues ?
Vis-à-vis de la pauvreté : la misère n'est pas le reflet de l'homme mais le reflet de l'humanité dans son organisation défaillante, j'agis à ce niveau par exemple au niveau de l'Etat, des organisations, des associations pour modifier l'ordre du monde. Je n'en fais pas un cas de morale personnelle mais de morale collective.

L’idée d’une morale de l’égalité repose sur le principe fondamental selon lequel tous les êtres humains doivent être traités de manière équitable, sans discrimination liée à leur origine, sexe, classe sociale, ou toute autre caractéristique. Cette approche éthique vise à construire une société juste où chaque individu jouit des mêmes droits, des mêmes opportunités et du même respect. Elle repose sur l’idée que tous les êtres humains méritent d’être traités de manière équitable et respectueuse, en vertu de leur dignité intrinsèque. Elle appelle à une redistribution juste des ressources, à une reconnaissance des différences, et à la lutte contre les discriminations. En somme, elle constitue un cadre éthique central pour l’établissement d’une société plus juste et plus humaine.

Dans cette perspective le rapport aux autres, au milieu et à soi-même n’est plus de nature éthique mais de nature déontologique. Par extension, une telle éthique déontologique pourrait devenir celle des états et des nations, dans la perspective de la sauvegarde de l'humanité sur terre.

4- Déontologie 

Le développement des techniques, génétique, intelligence artificielle, robotique, militaire, etc., pose des questions qui renvoient davantage à la notion de responsabilité que de liberté ou d'égalité. La technique (technologie) est par delà le bien et le mal. Elle fait partie de la constitution de l'homme et de son évolution. Elle l'accompagne depuis qu'il fabrique des outils. L'éthique est dès lors non pas dans la technologie mais dans son usage, plus précisément dans la responsabilité de son usage une fois que des règles déontologiques ont été formulées. Dans tous les cas il s'agit ensuite de définir les chaînes de responsabilité en cas d'infraction, ce qui est souvent illusoire dans les situations de guerre.

J’étais soldat français, comme un rat de tranchée
Attendant dans la boue, et le fusil au pied
Le cœur au bord des lèvres, et maudissant Nivelle
Adieu ma toute belle, la nuée dans le ciel

Dans notre direction, n’annonce rien de bon
Le ciel qui était bleu, soudain nauséabond
Les copains qui se taisent, et moi désemparé
Attendant cet orage un mouchoir sur le nez

J’étais soldat français, gazé dans sa tranchée
C’était un beau mois d’août, pourquoi suis-je resté
Emmuré dans la glaise, cent ans au garde à vous ?
Un siècle bien au froid, tout botté dans la boue.

Déjà à Ypres, en avril 1915, la guerre chimique avait franchi un palier avec l’utilisation par les Allemands du gaz de chlore...
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Note : Nous n’avons pas abordé dans ce court essai les questions d’éthique des nations, des sociétés, de la politique, ce qui un autre problème… plus fondamental que l'éthique individuelle exposée ici. En effet les questions de civisme, de civilité, de citoyen du monde, d'écologie, débordent le cadre de ce résumé et démontrent par leur absence que la question de l'éthique classique est dépassée.

[1] A tous les sens du terme : kantien, schopenhauerien, nietzschéen, etc.