Altérité : analyse phénoménologique


Altérité

(extrait du livre "Dialogue : altérité, interaction, énaction"
J. Caelen, A. Xuereb, éditions universitaires européennes et complété pas trois poèmes)




La phénoménologie pense qu’on ne peut pas comprendre l’homme et le monde autrement que par les faits qui « existent » dans la mesure où ils sont observables et qu’ils s’inscrivent dans une certaine temporalité. Le monde est déjà là avant la réflexion, c’est-à-dire avant toute prise de conscience et d’analyse de faits. La phénoménologie est la science des phénomènes, de ce qui apparaît à la conscience. Pour rendre possible cette science, il est nécessaire de « revenir aux choses mêmes » : les décrire telles qu'elles se présentent à la conscience et vérifier qu'elles sont bien telles. La conscience n'est pas une boîte dans laquelle entrent des images, des perceptions, etc., elle est à chaque fois une visée (la visée intentionnelle) sur la chose, qui est donneuse de sens.

La phénoménologie est donc une tentative de description directe de notre expérience telle qu’elle est, sans recours à sa genèse psychologique ni aux explications causales sociologiques ou historiques. Selon Husserl il s’agit de décrire, et non pas d’expliquer ou d’analyser. Tout ce que je sais du monde, même par la science, je le sais à partir d’une expérience sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire.

La véritable connaissance, loin d’être subjective, est vision d’idées ou essences, réalités ultimes sans lesquelles les choses ne seraient pas ce qu’elles sont et qui doivent guider la théorie. Par allusion à Platon, Husserl appelle essences ces structures universelles que la phénoménologie entend dégager et fonder sur le cogito. La vision des essences suppose la réduction eidétique (du grec eido, idée, essence), éliminant les éléments empiriques pour dégager la pure essence et conduisant donc des phénomènes perçus à l’essence en tant que telle. A côté de la réduction eidétique, la réduction phénoménologique ou épochè (en grec, suspension du jugement) consiste à mettre entre parenthèses le monde objectif et à suspendre toute adhésion naïve à son égard, de manière à libérer l’accès au moi transcendantal, défini comme le sujet ultime atteint au terme de la réduction phénoménologique.

Pour un esprit scientifique, dans le langage de son quotidien, la phénoménologie peut se ramener à : (a) recueillir des faits (faits matériels, faits de pensée, faits sociaux ou historiques, etc.) de la chose à décrire (phénomène), (b) les abstraire pour en obtenir des éléments ou noèmes, et (c) les relier dans une théorie générale selon une certaine visée ou noèse.

Les relations Je -Tu

Le propos de ce qui suit est d’analyser l’altérité par la phénoménologie c’est-à-dire de replacer l’altérité dans la conscience du « Je » à travers son existence et dans l’expérience de dialogue que j’effectue avec cet « Autre » qui est en face de moi. En d’autres termes qu’est-ce que l’Autre pour moi dans son essence et relativement à mon expérience ?

On sait qu’il y a plusieurs réponses à cette question selon la visée intentionnelle dont on a rappelé le principe ci-dessus. Nous allons examiner les trois visées principales de la relation Je-Tu, selon le sens d’ajustement de l’un vers l’autre, autrement dit selon l’équilibre ou le déséquilibre dans la polarité ego-alter qu’ils présentent : 
  • (a) une configuration égocentrique ou relation Je -> Tu, 
  • (b) une configuration symétrique ou relation Je <-> Tu,
  • et (c) une configuration hétérocentrique ou relation Je <- Tu. 
Il n’y a en effet que trois directions d’ajustement possibles entre le Je et le Tu (la quatrième est vide mais non pas inintéressante car elle survient dans certains troubles pathologiques de la communication). Nous allons examiner maintenant ces trois cas à l’aide de points de vue de philosophes qui se sont réclamés de la phénoménologie et montrer sur quels noèmes ils se sont appuyés pour bâtir leur théorie.

(a) La relation égocentrique Je -> Tu

Cette position autocentrique [1] se situe dans une visée dominant/dominé, comme source unique de toute possibilité de relation à l’autre. C’est la position du maître sur l’esclave (chez Nietzsche le maître et l’esclave sont en nous-mêmes mais nous ne considérerons pas ce cas). La stratégie du Je consiste en une reconnaissance par identification totalisante et totalitaire, au sens strict de reconduction à l’idem : le même et ses variations deviennent alors le seul contenu significatif de l’Autre et, de ce fait, le non-assimilable devient non-être. Le caractère intransitif de la subjectivité explique cette violence que le Maître ego exerce sur l’esclave alter en l’objectivant.

Pour Descombes (1979), la violence inhérente à la notion de sujet laisse la phénoménologie dans une relative impasse où l’équilibre intersubjectif ego-alter s’avère impossible, voire logiquement contradictoire : « Nouvelle version du récit de la rencontre de Vendredi par Robinson Crusoé, la phénoménologie d’autrui ne cesse de présenter les faces multiples de la contradiction : autrui est pour moi un phénomène, mais je suis, moi aussi, un phénomène pour lui ; manifestement, l’un de nous deux est de trop pour le rôle de sujet et devra se contenter d’être pour lui-même ce qu’il est pour l’autre. »

L’altérité chez Sartre

Pour Sartre, Autrui détermine mon existence et la connaissance que j’ai de moi. Opposé aux doctrines du sujet transcendantal, L'Être et le Néant (1943) se présente comme une ontologie phénoménologique où Sartre montre que les autres sont conditions de mon existence, qu’ils sont appréhendés au sein même de ma conscience. La médiation d’une conscience étrangère est indispensable à l’accès à ma véritable subjectivité. Dans L'Être et le Néant (1943), Sartre donne de nombreux exemples, en particulier l’expérience de la honte : lorsque je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire, ce geste colle à moi sans que je le juge, je me contente de le réaliser sur le mode du pour-soi. Mais, dès lors qu'Autrui m'a vu, je prends conscience de la vulgarité de mon geste et j'en éprouve de la honte. Par le regard qu'autrui pose sur moi, il me révèle à moi-même comme objet, me fait accéder à la reconnaissance de moi comme ego. Ce regard me met en demeure de porter un jugement sur moi-même. Mon être est un être-vu : « J'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le Pour-soi renvoie au Pour autrui » (L'Être et le Néant, 1943).

Dans L'existentialisme est un humanisme, (pp.66-67) Sartre écrit : « Ainsi l'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à ma connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut, que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appelons l'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est et ce que sont les autres. »

Pour Jesus (2012), la phénoménologie sartrienne se place sous le signe du « regard » et du « regardé », aucune amitié ni aucune réciprocité (sauf celle de la négation) n’étant concevable entre des sujets absolus. Effectivement, lorsque deux sujets absolus établissent un rapport, celui-ci nie d’emblée et leur subjectivité propre (puisque chacun réifie l’autre) et leur absoluité incommensurable (puisque chacun relativise l’autre).

En résumé, pour Sartre la rencontre de l’autre se déroule sous le signe du conflit. L’expérience de l’autre, faite de son regard, fait de moi le sujet d’autrui.

L’altérité chez Heidegger

Pour Heidegger, la compréhension de l’être est le mode d’existence de l’homme. L’étude de cette compréhension est l’ontologie, l’analytique du Dasein (de l’être-là). Comprendre l’être, c’est exister de manière à se soucier de sa propre existence. Comprendre c’est prendre souci. Les choses au milieu desquelles le Dasein existe sont objets de soin, de sollicitude. Elles servent à quelque chose, s’offrent au maniement. C’est par l’usage, le maniement, que l’homme accède à l’objet de manière adéquate.

D’après Tibaudey (2012), pour Heidegger, le Dasein a deux modes d’être distincts : le mode authentique et le mode inauthentique. Le mode inauthentique est l’exister quotidien, dans lequel l’autre est ainsi dans son mode d’être-là-avec, à partir des choses. Le Dasein en propre se dissout dans le mode d’être des autres, le On prescrit le mode d’être de la quotidienneté, de l’inauthentique. C’est l’angoisse qui mène le Dasein au mode d’être authentique : en faisant disparaître les choses intramondaines l’angoisse amène le Dasein à se comprendre à partir de soi-même, sans recours aux objets et ustensiles du quotidien. La réappropriation de soi passe par la désaliénation et l’angoisse est le point singulier de l’appropriation authentique de soi : elle libère le soi du joug du On. Lorsque le Dasein découvre le monde comme monde, cela déverrouille l’accès à autrui. Le Dasein angoissé est le lieu de l’être-avec. Le « Là » (Da) du Da-sein marque la présence d’autrui. C’est le sens du « solipsisme existential »: le Dasein est toujours seul dans son rapport à autrui, mais seul ne signifie pas sans autrui. L’angoisse ne renvoie pas à un moi isolé, mais au pouvoir-être au monde avec d’autres êtres-au-monde. Etre-avec (Mitsein) autrui signifie être-avec un autre être-au-monde, être coprésent au monde.

Pour Nancy (2007), Heidegger n’engage pas l’analyse de la manière dont plusieurs Dasein peuvent ensemble être-le-là (Mitdasein) : l’essentialité de l‘ « avec » se trouve insidieusement délaissée au profit d’une autre catégorie, la communauté (ou le On), qui approprie l’avec à une unité destinale dans laquelle il n’y a pas de place pour la contiguïté des là, ni par conséquent de place, ni logique ni ontologique, pour l’avec en tant que tel. Ainsi Autrui n’est pas nié, il fait partie de l’être-avec du Dasein authentique, mais il se réduit à une simple coprésence. Heidegger n’engage pas l’analyse de la manière dont plusieurs Dasein peuvent être-là ensemble.

Sans rentrer dans plus de débat, on peut résumer que pour Sartre et Heidegger le noème principal de l’altérité est la coexistence de l’alter et de l’ego dans une coprésence imposée et que le Je se nourrit de l’expérience du Tu (du regard du Tu ou du On).

(b) La symétrie ou l’équilibration ego-alter Je <-> Tu

La deuxième configuration s’attache à l’équilibration permanente des positions et des actions et se fonde sur une phénoménologie de la communauté et de la réciprocité où l’ego et l’alter s’inter-impliquent sur un horizon primordial non constitué auquel ils co-appartiennent, par l’inscription dans une corporéité inter-corporelle. La distinction entre le Je et le Tu renferme ici une symétrie parfaite, car les sujets ou les personnes témoignent de l’efficacité d’une réalité onto-dialogique qui les englobe. Ainsi la position d’un inter-monde vital prime-t-il sur la vie consciente des existants. Leur structure se révèle être une topologie sans centre, car seul un espace acentré ne saurait assurer l’isomorphisme sensible de tous avec tous.

L’altérité chez Husserl

Comme le souligne Dubost (2005), en accordant un rôle primordial à l‘ego transcendantal, en tant que référence absolue et immédiate de toute certitude, Husserl ne peut échapper au danger du solipsisme, tout comme Descartes dont il revendique la filiation. A travers le cogito restant le socle de toute certitude, il donne toute sa place à l’ego transcendantal. Cependant Husserl veut aussi avec méthode fonder la pensée de l’intersubjectivité. Comme le remarque Ricoeur (1954) « alors que Descartes transcende le Cogito par Dieu, Husserl transcende l’Ego par l’alter ego : ainsi cherche-t-il dans une philosophie de l’intersubjectivité le fondement supérieur de l’objectivité que Descartes cherchait dans la véracité divine. » C’est toute l’importance de la 5ème méditation.
Husserl part du phénomène qui se donne par l’intuition. Ceci privilégie la donation la plus immédiate de l’objet visé, en dehors de toute médiation sensible, sociale, intellectuelle : le cogito dégagé après réduction phénoménologique est un « champ d’expérience », le terme d’une intuition originaire, suivant l’apodicticité de l’évidence réflexive.
 
C’est dans la 5ème méditation qu’autrui apparaît comme un alter-ego, saisi par analogie, motivé par la ressemblance des corps, comme le montre cet extrait du § 44 de la cinquième méditation : 
« Alter veut dire alter-ego, et I'ego qui y est impliqué, c'est moi-même constitué à l'intérieur de la sphère de mon appartenance 'primordiale', d'une manière unique, comme unité psychophysique (comme homme primordial), comme moi 'personnel', immédiatement actif dans mon corps unique et intervenant par une action immédiate dans le monde ambiant primordial; par ailleurs sujet d'une vie intentionnelle concrète, sujet d'une sphère psychique se rapportant à elle-même et au 'monde'. [ ... ] Supposons qu’un autre homme entre dans le champ de notre perception ; en réduction primordiale, cela veut dire que, dans le champ de ma nature primordiale, apparaît un corps qui, en qualité de primordial, ne peut être qu'un élément de moi-même (transcendance immanente). Puisque dans cette nature et dans ce monde mon corps est le seul corps qui soit et qui puisse être constitué d'une manière originelle comme organisme (organe fonctionnant) il faut que cet autre corps - qui pourtant, lui aussi, se donne comme organisme - tienne ce sens d’une transposition aperceptive à partir de mon propre corps. Et cela, de manière à exclure une justification véritablement directe et, par conséquent, primordiale-par une perception dans le sens fort du terme. »
« Je me connais moi-même comme pensée liée à un corps. Je ressens mon corps avant de le connaître : il est « chair », corps propre, vécu de dedans sous forme de sensation. Accéder à autrui suppose alors de remarquer la ressemblance entre nos corps. Cela implique donc que je m'aperçoive à la fois comme chair et corps, et que du corps de l’autre je déduise que lui aussi a la possibilité d'un vécu charnel de son propre corps. II s'agit là d'un transfert aperceptif de chair à chair. C'est dans la ressemblance de mon corps à celui d'autrui et dans la compréhension analogique des attitudes qui sont les siennes qu'autrui est saisi comme alter-ego. Ainsi, «seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le mien, peut fournir le fondement et le motif de concevoir 'par analogie' ce corps comme un autre organisme.»
Husserl reste fidèle à sa méthode. Il maintient les deux exigences de la constitution des phénomènes à partir de la sphère primordiale, et de la possibilité de fonder l'altérité. Autrui est constitué comme autre mais cette saisie par analogie est insérée dans la sphère primordiale. Husserl peut ainsi échapper au solipsisme tout en conservant les garanties de l’égologie. Cette saisie d’autrui par analogie se fonde sur la ressemblance des corps : il faut que le corps d’autrui m’apparaisse comme le mien m’apparaît. Or je me vis moi-même comme « chair » bien avant de me percevoir comme corps. 
Cette immédiateté de la saisie est analysée ainsi par Ricœur : « Dire que la saisie analogisante n'est pas un raisonnement par analogie, mais un transfert immédiat fondé sur un couplage, un appariement de mon corps ici à cet autre corps là-bas, c'est désigner le point de jonction de l’exigence de description et de l’exigence de constitution, en donnant un nom au mixte dans lequel le paradoxe devrait se résoudre. [ ... ] Ce couplage en effet fait que le sens de mon expérience renvoie au sens de l'expérience de l'autre ».
Cette thèse se confronte à une opposition entre l’immédiateté du donné (l’aperception sans raisonnement), et les médiations que sont l’analogie et l’association. Pour Husserl, autrui est perçu comme un alter-ego : partant de moi pour atteindre l’autre, je ne peux que le penser comme ce que je suis. Ce qui présente une circularité : pour dire que cet autre corps est semblable au mien, il faut avoir déjà une idée de l’altérité, ce qui est précisément ce que l’on veut fonder. D’autre part, le critère du semblable est imprécis : où commence le semblable et le différent ? La ressemblance du corps est un critère beaucoup trop flou et peut conduire dangereusement au relativisme ou au racisme.

Ainsi Husserl apparaît-il dans une impasse avec la saisie analogique d’autrui. C’est sur une opposition fondamentale à cette vision d’autrui qu’Emmanuel Levinas va fonder sa conception de l’altérité comme une transcendance, l’existence d’un Infini, qui échappe à la catégorie du Même.

L’altérité chez Merleau-Ponty

Pour Jesus (2012), Merleau-Ponty offre une lecture de Husserl insistant sur le primat du préréflexif qui réduirait autrui à l’objet d’une conscience constituante. Dans une opération expressément anticartésienne, Merleau-Ponty commence donc par s’attaquer à la notion de conscience constituante qui place l’activité réflexive (la pensée du sentir, au lieu du sentir lui-même) et absolue (la spontanéité égologique pure et autosuffisante, au lieu du corps et du monde) au cœur d’un Je simplement mental, Cogito, et, de ce fait, le rend incapable à la fois de sensibilité et de communauté, dans les divers sens de ces termes. Ainsi Merleau-Ponty affirme-t-il la vérité d’un Autre absolu, hétérocentrique. Cet absolu contient un fonds d’irréfléchi, de pré-subjectif antérieur à la vie intentionnelle : c’est l’inhérence à mon corps propre, ce corps que je suis et qui me possède plus que je ne le possède. Ensuite, c’est l’inhérence au corps de ce corps, ce monde-ci, cette situation comprenant le physique et l’historique qui m’enveloppent et qui ne sont pas mes projets existentiels, mais plutôt leur possibilité. Mon corps me dépasse comme Je et se dépasse lui-même comme mien, dans son fonctionnement inter-corporel. De même, mon monde me dépasse dans son inter-mondanéité. La phrase « La subjectivité transcendantale est intersubjectivité » présente la clé herméneutique qui ouvre pour Merleau-Ponty la pensée authentique de Husserl et le projet phénoménologique en général. La pensée de Merleau-Ponty approfondit graduellement « le primat de la perception » (où le percipi-être prime sur le percipere-acte) qui domine les premières œuvres (La Structure du comportement et Phénoménologie de la perception) passant par « le primat de la créativité des médiations intersubjectives » (les textes sur le langage et sur l’art) pour culminer dans l’ontologie de la chair qui s’attache au « primat du chiasme et de la réversibilité » (dans Le Visible et l’invisible).

Malgré l’opération contradictoire qui caractérise la perception d’autrui et la rend théoriquement impossible, l’expérience paraît montrer que l’on peut vivre autrui. Or, selon le primat de la perception, qui rabat la conscience sur l’intentionnalité sans actes, intentionnalité motrice ou opérante (latente), donc sur « l’intentionnalité intérieure à l’être », l’existence, l’Autre-moi est possible grâce à la nature non-(auto)évidente du je percevant, en ce sens qu’il est « donné à lui-même », non pas « produit par lui-même », et que mes perceptions sont « excentriques par rapport à moi comme centre d’initiatives et de jugements », si bien que moi et autrui sont « des êtres qui sont dépassés par leur monde et qui, en conséquence, peuvent bien être dépassés l’un par l’autre ». Par cette appartenance originaire à la vie incarnée, c’est mon corps qui me révèle la structure de la transcendance et ainsi me révèle le corps d’autrui. L’altérité de mon corps et l’altérité d’autrui s’expriment, comme en-soi et pour-soi ; c’est-à-dire que « La constitution d’autrui ne vient pas après celle du corps, autrui et mon corps naissent ensemble de l’extase originelle. » Mon corps exhibe une altérité à soi sous le signe de la « quasi-réflexion » : l’unité du touchant-touché et du voyant-vu : « Mes deux mains sont “coprésentes” ou “coexistent” parce qu’elles sont les mains d’un seul corps : autrui apparaît par extension de cette coprésence, lui et moi sommes comme les organes d’une seule inter-corporéité. […] Celui qui “pose” l’autre homme est sujet percevant, le corps de l’autre est chose perçue, l’autre lui-même est “posé” comme “percevant”. Il ne s’agit jamais que de co-perception. Je vois que cet homme là-bas voit, comme je touche ma main gauche en train de toucher ma main droite ». À l’instar du dialogue où les interlocuteurs sont créés et transformés comme styles singuliers d’une langue/culture partagée, l’inter-corporéité est une co-opération, un co-fonctionnement, dont aucun des sujets n’est le créateur et qui engendre une nouveauté permanente qui les dépasse et les constitue, à savoir la poïésis-praxis de la différence au sein du Commun, le processus inachevable d’incarnation. Effectivement, si le voyant est vu et si le touchant est touché, alors il n’y a plus de centres, il n’y a qu’une cohésion sans centre, qui est l’être. Toutes les contradictions du pour-soi et du pour-autrui, insolubles chez Sartre, sont ainsi entièrement dissoutes dans cette figure chiasmatique du système de l’être, où moi et autrui deviennent « l’envers (et l’endroit) l’un de l’autre », des « moments de la même syntaxe », des sensibilia d’une seule et même chair, le monde esthétique.
« Le Cogito jusqu’à présent dévalorisait la perception d’autrui, il m’enseignait que le Je n’est accessible qu’à lui-même, puisqu’il me définissait par la pensée que j’ai de moi-même et que je suis évidemment seul à en avoir au moins dans ce sens ultime. Pour qu’autrui ne soit pas un vain mot, il faut que jamais mon existence ne se réduise à la conscience que j’ai d’exister, qu’elle enveloppe aussi la conscience qu’on peut en avoir et donc mon incarnation dans une nature et la possibilité au moins d’une situation historique. Le Cogito doit me découvrir en situation, et c’est à cette condition seulement que la subjectivité transcendantale pourra, comme le dit Husserl (Krisis), être une intersubjectivité ».
« Le solipsisme ne serait rigoureusement vrai que de quelqu’un qui réussirait à constater tacitement son existence sans être rien et sans rien faire, ce qui est bien impossible, puisque exister c’est être au monde. […] La subjectivité transcendantale est une subjectivité révélée, savoir à elle-même et à autrui, et à ce titre elle est une intersubjectivité. »
« Quand je parle ou quand je comprends, j’expérimente la présence d’autrui en moi ou de moi en autrui, qui est la pierre d’achoppement de la théorie de l’intersubjectivité, la présence du représenté qui est la pierre d’achoppement de la théorie du temps, et je comprends enfin ce que veut dire l’énigmatique proposition de Husserl : “La subjectivité transcendantale est intersubjectivité” » (Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, 157.)
A l’issue de cette présentation on peut résumer que pour Merleau-Ponty le noème principal de l’altérité est la corporéité et que le Je et le Tu se nourrissent de la même expérience qui passe par la même perception de soi et du monde.


(c) Le déséquilibre hétérocentrique ou l’injonction de l’autre Je <- Tu


L’altérité chez Buber

Buber (1923) a posé la différence essentielle entre la relation à l’Objet (le Je-Cela), guidée par la pratique, et la relation dialogique qui atteint l’Autre comme Tu, partenaire et ami. Buber a fortement influencé Levinas que nous analyserons juste après. La philosophie de Buber est construite autour de la relation de l’homme à l’homme, c’est-à-dire d’une conscience qui se saisit comme un Je et pose une autre comme un Tu. Le terme « dialogue », employé par Buber est à comprendre au sens fort en ce qu’il qualifie une attitude, il n’est donc pas une simple conversation mondaine. Il est, en ce sens profond, un comportement, une manière d’être menant à la connaissance de l’autre, en opposition au « contempler » et l’« observer ». La réponse à la voix de l’autre peut être de nature sensible ou pressentie. Cette attitude repose sur un mouvement de la personne, qualifié par le « se tourner vers autrui » : cela implique d’accepter l’autre comme partenaire et de le confirmer dans son existence, c’est-à-dire le reconnaître et l’affirmer ; le sujet, en posant l’autre comme Tu, peut dès lors se poser lui-même comme Je. La relation authentique entre les êtres a lieu dans la rencontre. Celle-ci est toujours originale et nouvellement vécue, en cela elle est imprévisible et mieux représentée par l’idée d’action que par celle d’état. La rencontre peut être exprimée selon trois dimensions. La première est totalisatrice, en ce que le sujet s’engage entièrement, de tout son être et devient « totalité agissante » ; de plus, bien que les êtres doivent se placer dans une certaine forme d’isolement, le monde dans sa totalité existe au sein de la relation. La deuxième dimension de la rencontre est la réciprocité : le dialogue met en jeu deux sujets libres et dépendants (les protagonistes forment, malgré leur altérité et leur statut d’êtres à part entière, une unité, mais ne fusionnent ni ne disparaissent. En effet, la négation du Moi ne peut avoir lieu dans la rencontre, le Je est à la fois rencontrant et rencontré. Enfin, la troisième dimension est créatrice, car la relation authentique et parfaite fait surgir l’être : la personne naît de la relation et, en découvrant son Tu, elle peut elle-même se poser comme Je – Je n’étant en aucun cas antérieur à la rencontre. La relation est ainsi le fondement de toute conscience de soi.

L’altérité chez Levinas

Levinas remet en question le primat de l’ontologie pour l’accès à la connaissance. Pour lui l’ontologie mène à l’enfermement dans l’être, ce qu’il nomme la totalité. Levinas, au contraire, replace la relation à l’extérieur, le sortir de soi, comme accès premier à la connaissance. Il y a un renversement, l’identité ipse ne se définit plus, comme chez Heidegger, par le souci de soi, mais elle est au contraire façonnée par la relation à l’autre. Le moi-même en moi, comme ipséité, ne se définit plus par rapport à un « soi-même » tout puissant ou un être transcendant, mais par rapport à sa tenue devant autrui, autrui qui fait littéralement irruption dans le sujet.

Cette irruption de l’autre comme signification première, Levinas le développe tout au long de son œuvre dans la thématique du visage, épicentre de sa pensée. Le visage de l’autre éveille le moi à son unicité d’être irremplaçable: ce n’est pas par son effort pour persévérer dans son être que l’homme s’affirme comme tel. Le “je” n’existe vraiment qu’en répondant au “tu” qui le questionne.

Le visage est la signification première, car le face-à-face est la situation originelle à partir de laquelle il y a du sens : si les choses ont une signification qui ne se limite pas à leur usage par moi, c’est parce qu’un autre peut-être associé à ma relation à elles, c’est parce que je peux partager. Cette signification est non thématisable, non objectivable, comme un infini, un excès de signification qui pour Levinas mène à la Transcendance.

C’est la relation intersubjective qui est le fondement, le commencement est dans l’Autre, non dans l’être soi-même : l'éthique ne vient pas après une base existentielle préalable, mais au contraire l’éthique vue comme responsabilité infinie pour autrui devient le fondement de la subjectivité et du rapport de l’être au Monde. La responsabilité pour Autrui, infinie, instaure tous les rapports intersubjectifs et en particulier le langage, mais aussi le désir, la jouissance. C’est la relation éthique qui signale le vrai début de la conscience. Si l’humain a un sens, il se trouve dans l’appel que me lance le visage de l’autre ; le visage est signification, commandement moral, connaissance et perception. Il est l’expressif d’Autrui, qui me renvoie à ma responsabilité totale, au point de me faire otage d‘autrui. L'éthique devient première dans la philosophie.

«L’idée de l’infini se trouve dans la pensée, mais ce “dans” fait éclater l’identité, il indique à la fois l’intériorité et l’impossibilité de l’intériorité. Cela signifie une relation avec ce que la pensée en saurait contenir, le non-contenable est l’infini. Ce trop-plein de signifiance doit être pensé en dehors de l’être et du néant, comme modalité où le plus inquiète le moins, ce qui confère au désir ou à la recherche une signification meilleure que l’être qui se retrouve, s’affirme, se confirme. Ce plus dans le moins est réveil. Ce non-repos peut se concrétiser comme responsabilité pour autrui, responsabilité sans dérobade, unicité irremplaçable. Ce réveil est l’intrigue de l’éthique ou la proximité de l’autre homme. » Levinas (1993).
« La signifiance de la signification ne repose pas dans le repos du Même en lui-même, mais dans l’inquiétude du Même par l’Autre qui réveille le Même. » Levinas (1993).
Pour Levinas, l’essentiel du langage est dans l’interpellation, le vocatif. Le discours est une relation originelle avec l’être extérieur, il est d’essence éthique. La signification est présence de l’extériorité. C’est par le désir qu’Autrui est rencontré, c'est le désir de l'étranger, de l'altérité inaliénable qui est Autrui, c'est l'ouverture vers le transcendant. Autrui n'est pas un besoin qu'on peut satisfaire ; je désire autrui non parce que je cherche quelque chose qu'il pourra combler, mais parce que l'altérité d'autrui mène vers le transcendant.

Dans le discours, le sens est présence à autrui. La signification se fait dans ce rapport à l’Autre. Ainsi le Dire n’est-il pas expression de ma pensée mais création dans le Je-Tu transcendant mon ipséité. Il ne peut se réduire à l’énonciation par un sujet parlant mais il faut au contraire le saisir comme présence de l’Autre qui fait signe. La rencontre d’Autrui, imprévisible, marque le commencement authentique, constituant à la fois la subjectivité et la temporalité, début de la conscience. Ici Levinas s’oppose très nettement à Husserl quant au statut de l’immédiateté authentique : celle-ci n’est pas issue de soi mais d’autrui. Elle n’est pas une intuition théorique mais au contraire un choc, un traumatisme qui signale la limite du savoir.

A l’issue de cette présentation on peut résumer que pour Levinas le noème principal de l’altérité est la responsabilité pour autrui, la puissance du sujet est destituée en devenant sujet pour autrui. Le Je fait l’expérience du Tu par le désir métaphysique.


Conclusion sur l’altérité du point de vue de la phénoménologie

Selon les auteurs l’altérité prend des formes diverses selon la direction d’ajustement de la relation Je-Tu considérée, mais dans tous les cas cette relation qualifie « l’être » : 
  • (a) l’être(soi) dans la relation égocentrique, 
  • (b) l’être(soi-même) dans la relation symétrique, 
  • (c) l’être(autre) dans la relation hétérocentrique et 
  • (d) l’être(conjoint) dans la relation englobante. 
Nous pouvons dès lors les considérer comme des facettes de la même relation :
  • Heidegger et Sartre : être(soi), Je est un existant. Le Tu est là pour justifier l’être existentiel de Je. Le noème principal de l’altérité est la coexistence de l’alter et de l’ego dans une co-présence imposée et la noèse « Je se nourrit de l’expérience de Tu dans le souci de soi ».
  • Husserl et Merleau-Ponty : être(soi-même), Je n’est Tu qu’en se percevant lui-même comme Tu, Je se place sous le regard de Tu. Le noème principal de l’altérité est la corporéité et la noèse « Je et le Tu partagent la même expérience qui passe par la même perception de soi et du monde ».
  • Levinas et Buber : être(autre), Je est redevable à Tu. C’est Tu qui nourrit Je, en lui communiquant son être. Le noème principal de l’altérité est la responsabilité pour autrui et la noèse « Je fait l’expérience du Tu par le désir métaphysique ».

Etre(soi)

Je est-ce moi ?
Quelle conscience ai-je de ce je qui n'est pas un autre ?
Mais tu es là pour me dire qui je suis
dans ce temps qui passe
dans ce lieu où rien ne me fixe

La marée montante efface les traces de mes pas
Mémoire qui flotte sur les vagues dans son mouvement alternatif
Unification des souvenirs dans ce haut lieu de l’être et dans leur vacuité première - lieu qui imprime le flux et le reflux de la terre mêlée à l’eau.
S’unir au lieu et dans ces vagues c’est se soustraire au temps


Etre(soi-même)

De grandes voiles blanches sur la mer
A l’aube blanche de tes regards
Les noces de l’eau et de la terre
Le mariage de la mer et de l’amour
Hors du temps et de l’espace.

Pierre blanche, pierre de lune aux orgues vertes
Algues qui m’enlacent aux profondeurs de l’instant
L’instant qui dure à l’éternité qui passe.

C’est comme si nous étions arrêtés, éternels, immobiles
Et le temps qui s’épuiserait
En de vaines cours et circonvolutions mondaines
Qui nous demanderait une danse
Et nous prendrait la main…

Mais nous n’accorderions nos faveurs qu’à l’amour
Nous n’accorderions aucun prix au temps qui passe
Nous n’accorderions que les instruments de nos âmes.

Dans cette fête vénitienne où l’on jette l’anneau à la mer
Les vrais masques tombent, baroques
La mer est soudain domptée dans le balancement des gondoles.
Corps à corps, bord à bord
Les coques s’entrechoquent avec nonchalance
Et se perdent dans les canaux de la ville.

Des voiles blanches dans la nuptialité des sourires
Qui convolent dans l’écume, blanche, de la mer.

Etre(autre)


Cigale
Brume marine
Le regard migrateur
L’aube brune
Et toute la vie pour s’arrêter au bord de la route
Celle de l’enfance, celle de la mélodie sûre
Cerise de printemps gorgée de sucs
En contrepoint de l’espace
A la miellée de cendre
- L’insecte sauvage et vagabond -
La dune là-bas sous les pins…

Ton pied se pose sur la vie
Dans mon regard étonné
En une scène vide à l’aube brune.
La cigale encore
La brume marine encore
Ce pas de danse encore recomposé
Par la flûte solitaire
A la mélodie de l’enfance.

L’abeille reprend sa danse
A la miellée du soir.
La paix recompose la vibration de l’astre
Ton sein est gorgé d’amour
Ta poitrine se gonfle de chants limpides
Et la brume se disperse…

Dans la maison de verre
Ton pied se pose dans la vie
Et m’entraîne sur la route.


Henri Manguin


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[1] Le terme autocentrique est préféré au terme égocentrique en ce qu’il n’a pas de référence au domaine psychologique comme le second