Soi-même comme un autre


Soi-même comme un autre

Paul Ricœur

Préambule

Il n'est pas facile de saisir l'unité de l'œuvre de Paul Ricoeur, tant ses domaines sont nombreux et semblent dispersés. Sa pensée s'est confrontée aux différents courants intellectuels du XXème siècle comme la phénoménologie, le structuralisme, l'herméneutique. Elle s'est forgée par rebonds successifs en s'affrontant aux apories qu'une recherche précédente avait forgées. On peut toutefois dire que "l'agir humain" est le pilier central de sa philosophie (dixit l'auteur lui-même dans un entretien). Nous choisissons ici une œuvre "Soi-même comme un autre" parmi les premières, au fondement de sa pensée

Contenu


Mêmeté = soi-même (soi-même à travers soi), Ipséité = soi-même comme un autre (soi-même à travers l’autre), sont deux formes d’identité, l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre. Paul Ricoeur analyse ces concepts sous toutes leurs formes : sémantique, pragmatique, phénoménologique et éthique.

Il n’y a pas que l’expérience du corps propre, il y a aussi celle impliquée par la relation de soi à l’autre et donc l’altérité inhérente à la relation d’intersubjectivité. Les manières multiples dont l’autre que soi affecte la compréhension de soi par soi marquent la différence entre l’ego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît qu’à travers ces affections mêmes. Paul Ricœur insiste sur la passivité spécifique du soi affecté par l’autre que soi. Chaque locuteur est affecté par la parole qui lui est adressée. L’autodésignation de l’agir de l’action apparaît inséparable de l’ascription par un autre, qui me désigne à l’accusatif comme l’auteur de mes actions. La définition même de l’éthique ne se conçoit pas sans l’affection du projet de bien-vivre par la sollicitude à la fois donnée et reçue. Ricœur se demande quelle figure de l’altérité est convoquée par l’affection de l’ipse par l’autre que soi et quelle dialectique du Même et de l’Autre répond au réquisit d’une phénoménologie du soi affecté par l’autre que soi. Il montre qu’il est impossible de construire de façon unilatérale cette dialectique, soit que l’on tente, avec Husserl, de dériver l’alter ego de l’ego, soit que, avec Levinas, on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de l’assignation de soi à la responsabilité. Il propose plutôt une conception croisée de l’altérité, qui rend justice à l’estime de soi et à la convocation de l’autre.

1ère approche du je : sémantique, langage

Le soi est marqué dans le langage par je, moi, moi-même ou par des attributions, mon, le mien. Que recouvre le sens de ces mots ?

L’individu : est une particularisation d’un concept, une instanciation d’une catégorie. Un individu se distingue d’un autre individu, il reçoit des prédicats par attribution de propriétés qui le distinguent (le premier homme à marcher sur la lune). Le je dans cette visée n’est qu’un indicateur, un référent (je suis le premier homme à marcher sur la lune).

La personne est l’individu que nous sommes chacun. Le je me désigne moi-même mais rien de plus, en tant que sujet de l’énonciation. Ma personne est sujet de je : je parle.

Le corps est mien. Les événements mentaux sont dans mon corps, ça parle dans mon corps. Cela est vrai mais qui possède mon corps ? Est-ce ma conscience ? Ou mon moi ?

Le soi est double, individu qui se distingue et personne qui se désigne et qui possède un corps ; qui a des attributs physiques et des attributs psychiques. Ce soi est à moi, c’est la mêmeté qui fait que je suis moi et reste moi : j’ai l’idée de réflexivité (mien) et d’altérité (tien).

2ème approche du je : pragmatique, action

Le je parlant est un agent, car l’énonciation se pose comme un étant puisqu’un énoncé est par son énonciation quelque chose. Mais ce je n’est pas ancré car il est n’importe quel agent, c’est un référent Par ailleurs « je parle », en théorie des actes de langage veut dire, j’affirme que je parle.

Je est intentionnel, agent de l’action (faire est différent d’agir, faire contient une intention). La frontière est floue entre raison d’agir, motif prospectif, cause mentale ou cause extérieure. L’intention n’est-elle pas justifiée a posteriori ? L’attestation de l’intention-de est en même temps attestation de soi (« cela m’a fait sursauter »). Dans quel sens prendre le mot intention : intention-de, intention-dans, etc. Seul un homme peut dire qu’elle est son intention. C’est pourquoi il y a plus dans la description phénoménologique [1] que dans l’explication téléologique : à la notion générale de l’explication par un but, l’expérience humaine ajoute celle d’une orientation consciente par un agent capable de se reconnaître comme le sujet de ses actes.

Ces deux approches montrent qu’il faut sortir du plan langagier pour cerner le je. La corporéité a pour enjeu le statut ontologique de l’être. Cette ontologie serait celle d’un être en projet auquel appartiendrait de droit la problématique de l’ipséité, comme appartient de droit à l’ontologie de l’événement la problématique de la mêmeté.

3ème approche : phénoménologie, agent de l’expérience

La question est celle de l’attribution (ascription) d’une action à un agent. Pour Strawson :
  • Les personnes sont des particuliers de base, en ce sens que toute attribution de prédicats, se fait à titre ultime soit à des corps soit à des personnes,
  • C’est aux « mêmes choses », les personnes, que nous attribuons des prédicats psychologiques et des prédicats physiques, autrement dit, la personne est l’entité unique à quoi nous attribuons les deux séries de prédicats. Il n’y a donc pas lieu de poser une dualité d’entités correspondant à la dualité des prédicats psychiques et physiques,
  • Les prédicats psychiques tels qu’intentions et motifs d’action, sont d’emblée attribuables à soi-même et à un autre que soi.
C’est cette triple visée qu’on appelle ascription. L’ascription renvoie à la responsabilité et plus généralement à l’éthique : la question du plein gré, du choix préférentiel, la contrainte et l’ignorance ayant valeur expresse d’excuse, de décharge de responsabilité. Cela renvoie à la notion de pouvoir-agir ou puissance d’agir et à la causalité libre vs. la causalité de la nature. La séparation de ce qui revient à l’agent et de ce qui revient aux enchaînements de causalité externe se révèle être une opération fort complexe. Ainsi vaut-il mieux penser l’initiative, intervention qui cause effectivement des changements dans le monde et replacer le qui dans le comment, pourquoi, de l’action : ce sera la tâche de la praxis de discerner les points d’implantation d’une évaluation proprement éthique de l’agir humain, au sens téléologique et au sens déontologique.

4ème approche : auteur de soi, narration, éthique

L’identité personnelle peut s’entrevoir à travers une conception narrative lorsqu’on passe de l’action au personnage. Est personnage celui qui fait l’action dans le récit. La catégorie du personnage est donc elle aussi une catégorie narrative et son rôle dans le récit relève de la même intelligence narrative que l’intrigue elle-même. Ainsi vient s’attester au plan narratif par le biais des rôles relevant du champ des valorisations et de celui des rétributions la connexion étroite entre théorie de l’action et théorie éthique. C’est avec le modèle actantiel de Greimas que la corrélation entre intrigue et personnage est portée à son niveau le plus haut de radicalité, antérieurement à toute figuration sensible. De cette corrélation entre action et personnage résulte une dialectique interne au personnage qui consiste en ceci que, selon la ligne de concordance, le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie considérée comme la totalité temporelle - elle-même singulière - qui le distingue de tout autre. La vie est « récit » : équivocité de la notion d’auteur ; inachèvement « narratif » de la vie ; enchevêtrement des histoires de vie les unes dans les autres ; inclusion des récits de vie dans une dialectique de remémoration et d’anticipation.

De la narration à l’éthique il n’y a qu’un pas car me raconter implique que je suis comptable de mes actions devant l’autre à qui je me conte. Le primat éthique de l’autre que soi sur le soi, cela devient clair, encore faut-il que l’irruption de l’autre, fracturant la clôture du même, rencontre la complicité de ce mouvement d’effacement par quoi le soi se rend disponible à l’autre que soi, car il ne faudrait pas que la « crise » de l’ipséité ait pour effet de substituer la haine de soi à l’estime de soi. L'altérité est également liée à la dimension narrative de l'existence humaine. Dans la perspective de Ricoeur, les récits (ou "histoires de vie") permettent de comprendre à la fois soi-même et les autres. En écoutant les récits des autres, nous entrons en contact avec des expériences différentes et enrichissons notre propre identité.

La visée éthique, la morale pratique

A ce stade nous avons parcouru : qui ? Qui parle (et agit) ? Qui expérimente ? Qui se raconte ? Il nous reste à demander : qui est le sujet moral de l’imputation ?

On appelle éthique la visée d’une vie accomplie et morale l’articulation de cette visée dans des normes (à la fois « universelles » et « conventionnelles »). L’une est téléologique (Aristote) et l’autre est déontologique (Kant). On dira que l’éthique est « bonne » alors que la morale est « obligatoire ». Pour donner un exemple par rapport à soi, l’éthique vise à l’estime de soi tandis que la morale au respect de soi : ce sont deux déplis du soi.

L’éthique concerne la vie bonne qui est pour chacun une nébuleuse d’idéaux et de rêves d’accomplissement au regard de la quelle une vie est tenue pour plus ou moins accomplie ou inaccomplie. L’appréciation est davantage basée sur la satisfaction que sur le plaisir. Ainsi l’amitié relève-t-elle de l’éthique comme un souhait de vivre bien mais porte au premier plan la problématique de la réciprocité et de l’altérité en tant que telle. L’idée de mutualité a des exigences propres que n’éclipseront ni une genèse à partir du Même comme chez Husserl, ni une genèse à partir de l’Autre comme chez Levinas [2]. La mutualité ou similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et sollicitude pour autrui.

La morale concerne le respect de soi et des autres. De la même manière que la sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, de même le respect du aux personnes ne constitue pas un principe moral hétérogène par rapport à l’autonomie du soi, mais en déploie, au plan de l’obligation, de la règle, la structure dialogique implicite. Cette structure est une norme de la réciprocité. Il s’agit de se donner des lois de réciprocité et de les appliquer de manière juste ou plus précisément équitable. Le second impératif Kantien précise : traiter l’humanité dans sa propre personne et dans celle d’autrui comme une fin et non comme un moyen. Traiter autrui comme un moyen c’est lui faire violence. Au plan du langage et de l’interlocution, la fausse promesse est une violence, ne pas tenir sa promesse c’est trahir l’autre et se trahit soi-même.

Le propos de Paul Ricœur est de concilier l’éthique d’Aristote, la vie « bonne » pour soi par le plaisir de la vertu, la morale de Kant par l’obligation d’éviter les souffrances infligées des hommes aux autres hommes et la médiation sociale de Hegel pour trouver à travers le débat public, le colloque amical, les convictions partagées, une forme de jugement moral en situation. Dans un équilibre entre l’estime de soi et celle des autres.

La responsabilité

Au cœur de cet équilibre, la responsabilité détermine le cours des actions éthico-morales au terme duquel la conviction est une estime de soi. La responsabilité implique que quelqu’un assume les conséquences de ses actes, c’est-à-dire tienne certains événements à venir comme des représentants de lui-même en dépit du fait qu’ils n’ont pas été expressément prévus et voulus : ces événements sont son œuvre malgré lui. Avec la responsabilité, il peut y avoir culpabilité sans intention : la portée de nos actes excède celle de nos projets. La portée de notre responsabilité a aussi une face tournée vers le passé dans la mesure où elle implique que nous assumons un passé qui nous affecte sans qu’il soit entièrement notre œuvre mais que nous assumons comme nôtre.

Quelle ontologie ? Conclusion

Penser le soi c’est penser l’ipséité à la fois dans sa différence à travers la mêmeté et dans son rapport dialectique avec l’altérité. C’est aussi exister sur le double mode de la mêmeté et de l’altérité. Seul un étant qui est un soi, est dans le monde. L’être du soi suppose la totalité d’un monde qui est l’horizon de son penser, de son faire, de son sentir – bref de son souci. C’est sur cet arrière-plan que se détache l’idée de conatus (Spinoza) en tant qu’effort pour persévérer dans l’être qui fait l’unité de l’homme comme de tout individu. Il n’y a pas lieu d’exalter le Cogito ni de l’humilier comme dans les philosophies de l’anti-cogito, mais de réhabiliter l’expérience du corps, plus précisément de la chair en tant que médiatrice entre soi et le monde pris selon ses degrés variables de praticabilité et donc d’étrangeté, au sens précis de l’autre que soi et d’altérité inhérente à la relation d’intersubjectivité.

Le corps appartient au règne des choses et à celui du soi. L’identité personnelle, le maintien de soi trouve son ancrage dans le corps propre. Il fait l’homme agissant et souffrant. C’est la chair de l’autre qui fonde le paradigme de son altérité. C’est la chair qui est l’organe du vouloir, le support du libre mouvement sans être pour autant l’objet de ce choix ou de ce vouloir. Elle est un des traits de la phénoménologie de l’être. Le visage de l’autre est une chair et une voix. Une voix qui m’interpelle et une chair qui m’appelle dans une dialectique croisée de soi-même et de l’autre chacun capable de dire « je » dans un double mouvement, l’un qui se déploie dans la dimension gnoséologique du sens et l’autre dans celle de l’éthique de l’injonction.


M. de Wlaminck



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[1] Phénoménologie = expérience + conscience

[2] Chez Levinas le soi est assigné à la responsabilité par l’Autre. C’est l’Autre qui a l’initiative de la relation intersubjective qui n’instaure donc aucune relation mutuelle dans la mesure où l’autre représente l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de séparation.