Etre et temps

Etre et temps


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Martin Heidegger

La nature ontologique de l'être est le temps.


Pour Héraclite l'être est éternellement en devenir. Héraclite nie ainsi l’être parménidien de la permanence : « Les choses n’ont pas de consistance, et tout se meut sans cesse : nulle chose ne demeure ce qu’elle est et tout passe en son contraire. » ou « À ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux. » ou plus prosaïquement, on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau qui veut dire que l’être du fleuve est toujours changeant.
Si l'homme est un « être temporel » (inscrit dans un espace-temps) il ne l'est donc pas comme une chose ou un animal, c'est pourquoi s'agissant de la temporalité du Dasein les traducteurs comme François Vezin et François Fédier proposent le terme de « temporellité » qui fait signe vers « la manière qu’a l'être humain d'être temporel ». Et cette manière ne se limite pas à être simplement soumis au temps mais à être projeté vers un avenir, vers du possible, avoir en permanence à se choisir et à répondre de ses choix (ce que Heidegger nomme le souci). Faisant ce constat il ne s'agit plus pour Heidegger de s'intéresser à la fuite des jours mais à la manière dont l'homme vit sa propre temporalité « non comme un cadre externe dans lequel prendrait place la vie du sujet mais comme une structure interne ». L’être vit cette temporellité à travers des existentiaux ou modes d’être : être-au-monde, être-jeté, être-été, être-vers-la-mort, être-soi, être-devant-soi, être-là-devant, être-avec, être-dans-le-monde, etc.

L'« analytique existentiale » prétend ignorer les choix existentiels de la vie concrète, son rôle consiste à mettre en évidence la structure essentielle de l'existence, c'est-à-dire les différents modes d'être du Dasein que Heidegger va décrire sous le nom d'« existentiaux », indépendamment des choix de vie, afin de les distinguer des catégories ontologiques traditionnelles, celles d'Aristote reprises par Kant, qui ne concernent que les « étants » ordinaires, autres que le Dasein.

Les existentiaux sont des modes d’être qui présentifient l’être-là ou Dasein. Ce sont aussi les manières possibles d'interroger le Dasein. Dans l'article Dasein sont exposés les concepts de base : le « souci » Sorge, la « conscience » Gewissen, l'« être-vers-la-mort » Sein zum Tode, l'« être-jeté » Geworfenheit, la « résolution anticipante », Die vorlaufende Entschlossenheit, l'« angoisse », l'« être-été » qui permettent d'articuler « l'être-temps » du Dasein, autrement dit son essence temporelle.

L’être est ontologiquement lié au temps. Etre n’est pas un nom mais un verbe. L’être a à être, à s’accomplir, à se déployer. Le souci est un pouvoir-être pour un but permanent d’avoir-à-être. 

  • « Etant, le Dasein est jeté-là, il n’est pas amené par lui-même en son là. Etant, il est déterminé comme pouvoir-être qui s’appartient à lui-même et ne s’est pas pourtant pas donné en propre comme lui-même. Mais il n’est pas non plus l’être jeté derrière lui à la façon d’un événement déjà arrivé en fait et qui s’est ensuite détaché du Dasein. ». 
  • « L’être jeté naît de l’avenir ayant été (plutôt étant été) laisse aller le présent hors de lui. Cette sorte de phénomène unificateur où l’avenir apprésente en ayant été, nous le nommons temporellité. La temporellité se révèle comme le sens et le visage propre du souci. »

Ainsi la marche de l’être le porte en avant de soi, vers des possibilités qui s’ouvrent devant lui. La mort peut être une de ces possibilités : « la marche d’avance révèle au Dasein, la perte dans le nous-on et le place devant la possibilité d’être soi-même sans attendre le soutien du souci mutuel qui le préoccupe – mais d’être soi-même dans cette liberté passionnée, débarrassée des illusions du on, factive, certaine d’elle-même  et s’angoissant : la liberté envers la mort. »

La temporellité rend possible l’unité de l’existence, de la factivité et du dévalement. La temporellité constitue l’être du Dasein. Mais la constitution d’être du Dasein n’en demeure pas moins qu’un chemin. Le but c’est l’élaboration de la question de l’être en général.

En conclusion : la compréhension de l’être est la caractéristique et le fait fondamental de l’existence humaine. Cette compréhension est un évènement fondamental où la destinée de l’homme est engagée. Le passage de la compréhension implicite et non-authentique à une compréhension explicite et authentique, avec ses espoirs et ses échecs, est le drame de l’existence humaine. La caractéristique de l’homme est posée au départ : un étant qui comprend l’être implicitement (d’une manière pré-ontologique) ou explicitement (de manière ontologique). 

L’étude de cette compréhension est l’ontologie, l’analytique du Dasein (de l’être-là). Il n’y a pas de séparation entre existence et connaissance, le lien est l'expérience du vécu. L’être qui se révèle au Dasein ne lui apparaît pas sous forme de notion théorique qu’il contemple, mais dans une tension intérieure, dans le souci que le Dasein prend de son existence même.

L’existence du Dasein consiste à exister en vue de soi-même. L’existence du Dasein c’est d’être-dans-le-monde. Etre-dans-le-monde est un mode d’existence dynamique : l’existence est faite de possibilités qui s'ouvrent ou se ferment en cheminant. Le Dasein se caractérise non par le fait d’avoir des possibilités, mais d’être ces possibilités.

Déjà, dans ses œuvres de jeunesse (Phénoménologie de l'intuition et de l'expression, théorie de la formation des concepts philosophiques, nrf, éd. Gallimard) Heidegger écrivait : "La réalité première, c'est le soi dans l'accomplissement actuel de l'expérience de vivre, le soi en ce qu'il fait l'expérience de lui-même. Faire l'expérience ce n'est pas prendre connaissance, c'est y être partie prenante de façon active, être préoccupé, mais de telle sorte que le soi reçoive en partie chaque fois sa détermination de cette préoccupation même. Monde alentour, monde commun et monde du soi ne sont nullement des régions de l'être, ils ne sont pas déterminés en quoi que ce soit. La réalité reçoit chaque fois son sens original de la préoccupation du soi. La préoccupation du soi n'est autre que le souci constant de ne pas dériver hors de l'origine".

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Essais poétiques sur le thème "être et temps"




Ontologie du temps


Dans le balancement des chaloupes vides, le temps prend naissance, rythme lent par lequel s’équivalent tous les mouvements. Le temps n’est pas la quatrième dimension de l’espace, c’est sa démultiplication hallucinée. La mouette s’en va au loin à la conquête des mâts turbulents et chavire pour une brindille d’étoupe. La rame s’enfonce régulièrement dans la trame de l’eau et dialogue avec le temps. La navette et la noria font la respiration de la lumière et dévident leur fil dans l’âme du tisserand. Le temps n’est pas réductible à une ligne ni à une route sinueuse dans la colline. On ne la prendrait pas dans les deux sens, le futur n’y est pas le passé renversé. Chaque instant a une durée illimitée pendant lequel le monde entier se défait et se refait. La mouette glisse sur des marches d’escalier. La chaloupe roule sur des grains d’ambre.

Le temps n’est que la perception de l’espace par son mouvement même. Il est un gaz en expansion qui explore le volume de la cale du navire qui est lui-même voguant sans boussole sur la mer infinie. Le temps du temps s’additionne au temps. Le temps ne se soustrait jamais à lui-même. Dans la boule de l’univers, le temps ricoche avec la vitesse de la lumière aux confins de l’espace. Il recueille l’ambre de lumière pour la voile du navire sur le métier du tisserand que la mouette égrène comme un chapelet blanc. Le temps se replie comme un livre qu’on va relire. Chaque page s’enfonce régulièrement dans l’eau de la mémoire comme une rame. Chaque page représente l’espace qui n’a de sens que parce que la lumière se déplace à une vitesse finie qui donne son épaisseur au temps que je peux saisir avec mes yeux. Ainsi dans cette circularité universelle - l’univers, la mer et le grain d’ambre - le temps est lui-même un anneau porté par un vaisseau fantôme.

Le temps de l’avant-être


Laisse courir ton regard sur la mer enflammée. Il y a des orgues. L’ordinaire de la nuit ne se laisse pas surprendre, il y a des canots et les étoiles abondent. Il y a trois jours de sucreries sur la carte de l’aube et encore cette étendue lointaine dans l’altitude des retours. Dans les mains affamées d’espace, il est trop tôt pour porter atteinte à l’attente nauséeuse des grands corridors. Les ombellifères se fanent. Laisse les plaintes se déchirer aux épines du rosier et la bougie couler dans le sentier. Il faut simplement suivre la courbe de ces mains - criminelles de l’extase - qui moulent si bien la poterie d’ombre que laisse-moi regarder par la serrure de la vie !

Quitte ces vêtements de terre amère au prix de l’onde de tes paupières, respire la lenteur des abat-jours sous le parasol des rêves comme une libellule de thym sous la chaleur accablante des blés. Accorde ta main à la réalité des gouffres, empreinte dans la mince pellicule des illusions. Verse des liqueurs sur l’ancre des départs qui trace des pas sur la vie que l’on déchiffre sans boussole.

On dirait une méduse de nuit dans la compassion des regards de l’extinction. Par la porte entrebâillée, on amène de la cire. Prend la peine de l’anse et soude l’attente à l’amande dans les couvertures du froid. Il en est des plus douces que des renards de minuit. L’arc de la constellation se tend sous les rails du traîneau et l’ombre prendra ta part d’impatience que tu changeras en alcool. Bois cet alcool lentement sur la mer enflammée, tu dois encore transgresser le plan de l’écliptique.

L’origine de l’être


Il en va toujours de la vie que pour peu qu’elle disparaisse, il reste suffisamment d’aurores pour faire un nouveau jour. Dans une infinité de miroirs, un seul arbre, il ne reste qu’à mettre la dernière main à ce paysage qui n’attend plus que la beauté de l’inutile. Je fume une pipe en bois de rosier, un canot m’attend sur la mer des étoiles.

On est à ce point du jour, si près de la corniche, que l’aurore paraît uniformément verte, tandis que la mer semble ne pas se soucier de moi. Sur les quelques roches en promontoire de l’immensité, des mots nous invitent à nous jeter à corps perdu, à perdre pied sans plus retenir la raison qui nous a poussés à vivre et la chasser d’un regard.

Les vases ne sont pas encore inventés ni à plus forte raison cette fleur magnifique et éphémère qu’ils contiennent. La vie n’en est qu’à son commencement, elle se dessine quand la femme sort son voile de brume. A l’enseigne de la « femme-tempête » il y a toujours un gigantesque feu d’amour, c’est là en réalité que la femme sort son voile de brume, qui fond plus qu’il ne s’envole. Les flammes crépitent, ce sont les seules paroles de la nuit. On boit des liqueurs bleues, tous les interdits sont levés un par un.

J’effeuille les mots près de l’arbre de vie, pour une forêt de verre sur un îlot d’herbe tendre.

Incarnation de l’êtant


Une pensée de sable au vent desséchant
La fable de l’Histoire, une querelle de vagabonds
Et la route longue dans l’orage.

Une perle sur la fleur de rêve
Partition perdue dans la mer
Grain de sable dans la Voie Lactée.

Mémoire et conscience s’emmêlent
L’âme de la vie au grelot de l’espace
Dans un sourire enveloppées.

Mais l’Esprit veille au printemps du fleuve
Secret cadenassé dans la cave obscure
Où travaille la source claire.

Je suis descendu en moi
Avec une parole de chanvre
Pour tisser ma présence dans l’inconnu.

Départ


Soir cristallin à l'aurore de notre vie
regard tourné vers le ciel
et la terre d'ombre
Contraste
du temps
de l'espace en pointillés
des couleurs mauves.
Un train passe
c'est l'Orient-Express
nous y montons.
Nous n'avons pas enregistré nos bagages
les paysages sont rangés dans les albums
pour l'instant nous sommes encore à quai
la fumée emplit la gare.
Les porteurs vont et viennent
c'est en fait un autre temps
mais le futur est déjà convoqué.
C'est un entremêlement de choses
un bric-à-brac de malles
dans ce déménagement impromptu
où rien n'était préparé.
Mais tu as pris tes tenues d'été
un chapeau
des robes légères
et un sourire bleu.
Il est temps de partir
le chef de gare siffle
la locomotive s'époumone
et la porte du compartiment vient de claquer.
Le temps se referme sur l'avenir

Devenir


Je suis en devenir devant le portail de l’ancolie
Et comme elle, elle rit.
L’odeur de la terre m’accapare.
Elle me porte dans ses pétales  et me fait devenir.

C’est le temps de l’espace et du souffle.
L’autre inspiration dans le clapotis du soir.
Elle se donne dans un murmure
Je me donne dans l’aube mûre.

Déploiement


J’ai brisé l’ampoule des retours et longuement le filament a continué de vibrer dans la nuit. Il était l’aube de mes regards. L’étoile polaire a toujours fui le soleil et j’ai brisé mon amertume sur le mur de ton absence. Le temps s’est fait présence.

J’ai jeté ton nom dans le cratère du volcan et j’ai vu tout un système solaire avec ses étoiles. Le manège des jours s’est mis à tourner, le manège des nuits. Je n’ai pas eu le temps de descendre de cette toupie étourdissante.

Mais dans le fond du puits, une seule étoile, celle-là même qui s’est plantée dans mon regard. Elle nage vers la grande Ourse. Heureusement que je t’ai mise dans le berceau des heures, tu n’aurais pas ce sourire de lin ! Je ne veux plus te voir partir à l’aube. Tu me diras tes après-midis de rêves en un instant d’abandon d’éternité.

J’ai semé de graines de vétiver chaque parcelle de plage déserte, tes pas sont ainsi deux fois tes pas. Ainsi, depuis le départ des oiseaux d’hiver, je compte les plumes qui me séparent des joies qui nidifient dans notre union.

Le temps piétine


Le temps piétine
Et nous piétinons dans la neige.
De rêve en rêve
De pétale en fleur et de fleur en image
L’image du monde et le regard de l’étoile
Et le rêve de toi.
Le temps piétine et la route s’étire
Et de chemins en sillons
L’ineffable des feuilles
Qui guident mes pas dans le soir.
Là-bas la lune, là-bas l’écume.
Et le bateau lent qui piétine
Au rythme de ses voiles lentes
Dans des pages oubliées de romans
Et des encyclopédies mystiques.
Mais le regard du temps est là
Dans l’ombre et le froid
À la langueur de la vague.
Le voilier fait route vers l’espace
Sans boussole et sans étoile
Pour guider ses pas dans le rêve.
Le temps piétine dans le temps
Et la neige piétine dans le froid.
Pourquoi ? Pour qui ?
Pour l’île brune sous les alizés
Où nous aurions pu nous rejoindre
Quand au solstice de notre vie
L’étoile brillait sur la plage verte.

Acheminement de l’être


Douce chapelle dans le froid, lentement le vent remonte au nord et les pensées s'élèvent jusqu'à la fissure du sourire. Innombrables pétales, presque des libellules d'aube, un amoncellement de pas soutient le feu du couchant dans l'énigmatique souffle de la terre.

Il n'y a rien d'autre que la vallée, l'échelonnement des campanules, la falaise bleue et la suprême obéissance du jour. La vie en transhumance tinte à travers les feuilles... et sur d'écumeuses échardes vogue la vague d'espérance qui ceint tous les visages de cette goutte de rosée et les farde de mirages. Un halo sur les ports d'errance... Mais voilà que la campagne revit son rêve dans un grand silence de cristal :

Etends ton âme jusqu'à la diversité
Accorde ton pas à la pulsation du torrent
En marchant tu t'accomplis
Tu achèves la lenteur
Tu deviens Sacrifice
Tu t'oublies dans ta propre présence
Tu abandonnes ton sourire à une hirondelle
Et tu n'es plus qu'un acheminement d’indolence
Dans l'impassible d'instants éteints.

Dissonances du temps


Des gouttes d’eau sur la toile du rêve
À peine ridée par l’équerre du temps
Une main allongée sur le clavier blanc
Gammes envaguées par les remous circulaires
Et respiration lente
Si lente que le regard accouche d’une fleur
- fleur qui fustige la retombée du jour.

On s’interroge dans la métaphysique de la peur
Battue par les vents marins
Au ressac, à la torpeur aqueuse, à l’ancre arrachée
Mais la main continue de danser sur le clavier
Notes noires, changement de tonalité
Gammes envasées par la dissonance du temps
- saccade qui ralentit la terre

Une trompette marine dans le calice de la fleur
Résonne à l’intérieur de l’être goutte à goutte
Rêve à rêve comme une pendule de verre
Qui compterait les étoffes du jour sur le métier du temps
Avec la patience de l’araignée du désert
Si lente que la dune accoucherait d’une oasis
- oasis contre toute logique dénuée de sable

Pourtant le bruit des flots dans la nuit chaude
Rappelle les pêcheurs de leurs avares prises louvoyantes
Nausicaa, toi aussi étendue là, sur ces plages nues
Qui jouais de la cithare dans les cordages des bateaux
Gammes envaguées par les rythmes des rameurs
Qui ne savent pas où ils vont à la volonté du capitaine
- capitaine qui cadence la vie inconnue

Des gouttes d’eau sur la toile du rêve
Battues par les vents marins
Rêve à rêve comme une pendule de verre
Qui jouait de la cithare dans les cordages des bateaux
Avec le verbe attendre et le substantif acceptance
Dans le langage des gammes envasées dans l’âme
- au regard lent du cargo qui s’éloigne

Autre temps


Le huitième jour de la semaine, c’est toujours, c’est jamais, c’est ce jour où nous vivons nos rêves et où la réalité se dissout dans un grain de sable. De grandes corolles blanches écarquillent leurs paupières dans la mer ébouriffée. Un scarabée doré en émerge et guide la frégate qui vogue en laissant ses espoirs au port, comme des poissons volants, aux adieux qui claquent dans les haubans. Ce sont des lettres écrites par des mains inconnues qui ont la douceur de paroles susurrées et la saveur de femmes abandonnées dans les îles. De belles mains tressées qui se posent sur des lèvres de verre.

Le huitième jour est un grain de sable dans le déroulement du programme de l’espace. Je suis né d’une coquille blanche, j’ai vu battre le cœur du monde, de l’intérieur, par une étendue infinie qui est venue sceller de soupirs légers mes lèvres de vaisseau ailé. Terpsichore et Baucis sur la plage déserte. Derrière ce mur de silence, Ariane délie la trame du temps, son vêtement défait, la nuit descend sur les Marquises. Un roseau solitaire gémit sur l’étang endormi.
Le huitième jour n’était pas prévu, et je ne sais pas si j’existe. Dans un grand froissement d’ailes des oiseaux invisibles passent en cortège. Frissonnent les feuilles, s’irise l’eau immobile, s’éveillent de nouveaux frémissements. Et de grands châteaux sortent de l’onde. Mais tout à coup, un flot de brume engloutit les palais qui sombrent dans l’eau qui bouillonne et ma petite sirène reste emprisonnée dans la barrière de corail, là-bas, dans le temps indivisible que Dieu a voulu ainsi.

A la recherche du temps perdu


Personne ne nous rendra l’heure donnée
Personne ne nous rendra nos émotions passées
Ni nos désirs perdus.
Tout est maintenant figé dans la pierre
Dans la pierre dure et calcinée.

Personne ne redira plus tes peurs ni tes craintes
Elles sont évanouies et n’ont servi qu’à ponctuer le temps
De gouttes de pluie et de rêves impurs.
Aussi je veux refaire le temps depuis le point zéro
Je veux éclater la pierre en rivière de sable
Et marcher dans le désert pour rejoindre l’étoile.

Là, le sable rayé, la roche sale et le vent épaissi.
C’est dans ce regard de feu que je retrouve le temps épuisé
Au bord du puits asséché de mots qui me désaltéraient.
La marche vers plus de lumière cache la lumière
Pas aveuglants de ton incertitude
Qui accumulent sous des dunes mouvantes
L’étincelle du soir dans le marbre de l’attente.

Hors du temps


Voyage annoncé dans la renoncule verte, laisser macérer.
Recette secrète, aux herbes de Provence
Aile jetée sur le vent dans un vol surplombant
À la joie pure la liquidité de l’air
Comme une serrure ouverte au feu chauffée
Qui conduirait au cœur de l’amour.
Qu’est-ce que le temps ?
Un train qui m’éloigne de toi et qui crisse
Des gares qui défilent et qui creusent l’espace.
Alors commencer ce voyage par le désert
S’arrêter, planter notre tente là, dans le sable.
Creuser un trou, y mettre notre impatience
Et peut-être fleurir la rive de nos sourires
Nager entre les récifs de verre
Dans la transparence des regards de désir.
Algues qui frôlent nos corps
Flots qui coulent dans des lits de nuage
Où le temps n’a pas prise.

Le temps arrêté


De grandes voiles blanches sur la mer
A l’aube blanche de tes regards
Les noces de l’eau et de la terre
Le mariage de la mer et de l’amour
Hors du temps et de l’espace.

Pierre blanche, pierre de lune aux orgues vertes
Algues qui m’enlacent aux profondeurs de l’instant
L’instant qui dure à l’éternité qui passe.

C’est comme si nous étions arrêtés, éternels, immobiles
Et le temps qui s’épuiserait
En de vaines cours et circonvolutions mondaines
Qui nous demanderait une danse
Et nous prendrait la main…
Mais nous n’accorderions nos faveurs qu’à l’amour
Nous n’accorderions aucun prix au temps qui passe
Nous n’accorderions que les instruments de nos âmes.

Dans cette fête vénitienne où l’on jette l’anneau à la mer
Les vrais masques tombent, baroques
La mer est soudain domptée dans le balancement des gondoles.
Corps à corps, bord à bord
Les coques s’entrechoquent avec nonchalance
Et se perdent dans les canaux de la ville.

Des voiles blanches dans la nuptialité des sourires
Qui convolent dans l’écume, blanche, de la mer.

Au-delà du temps


A l'heure des scorpions étoilés
On marche dans la rue avec d'infinies précautions
Un pavé se soulève : c'est la nuit.
A soi-même on fait l'aumône pour survivre
On voit le lierre s'agiter sur les murs
La cloche devient blanche en sonnant
Un nouveau danger guette chaque pas.
Le soleil n'était pas le soleil dans les gares
L’arrivée du train : un orgue sur ses rails.
La musique change
Plus lente et plus lointaine : la vie.
La chanson du matin ressemble à celle du soir
En un thème obsédant
La montagne se voile de plaques mauves
Dans l'ascenseur il fait froid
Et la mort pose des devinettes.

C'est alors qu'on retrouve le vent de la mer
Qui effiloche les nuages
Et qu'on reçoit un avis personnel du Passeur.
Il nous conduit vers l'aube.
Les derniers oiseaux nocturnes passent encore
En effleurant les premiers rayons, cordes de harpe
Pour se perdre dans la chevelure blanche de la mer.
L'air se parfume, le jour met son habit d'or
L’éternité est en fête car l'horloge est tombée en poussière.


Temps cyclique


            La vie est-elle faite de saisons ? Saisons de roses, d'orchidées et d'immortelles.

            Automne fais-tu œuvre de changement ? Poussière d'algues qui transfigure en achèvement factice ce bouquet de feuilles passées. Tu es le mystère, l'apparente résignation, la réduction de l'horloge en cendres de larmes séchées. Tu es l'abolition du temps intérieur.

            Existerais-tu, vie, sans cette succession de pas dans la neige ?

      Les bogues paraissent soudain douces lorsqu'elles s'ouvrent et que j'atteins la lumière intérieure dans cette nuit peuplée d'étoiles et qu'en moi se ramifient les espaces infinis sur des plaines basses.

            Je découvre l'instant dans sa dimension de verre et je marche les yeux fermés sur cette route si longue. Bouquet de fruits dans ces îles lascives, je parcours l'immobile à une vitesse vertigineuse sans même rayer l'inaltérable.

Instants dissous


La danse des jours, danse rituelle du temps qui casse le corps des hommes sur l’autel des rythmes infernaux. Rythmes sauvages et masqués qui se jouent à deux pieds dans un sur-place illogique. Transes de la vie, envoûtements. Transes infiniment répétées dans les royaumes de l’être. Envoûtements de la vie. Gesticulations dans les ressacs de l’univers. Je danse avec toi, la flamme jaillit du frottement de nos corps, elle brûle la vie et se joue du rythme sur lequel elle se joue. Nos corps s’emmêlent, ils perdent la trace du temps et cassent l’éternité dans le présent. Nos gestes redonnent du sens aux caresses et composent une nouvelle transe dans l’alternance des jours et nos corps s’envoûtent pour échapper à la transe des jours.

Temps fragmenté


Le temps se fragmente dans la soie du soir
La courbure du ciel s’épaissit et se tend
Le halo de la ville se dissout dans la montée
Le long du chemin
Par les ornières creusées.
S’arrêter au crépuscule au bord de cette mer de champs pentus
Où personne ne navigue
Et où nous sommes seuls face aux étoiles
Là un phare et puis un autre dans la nuit
Là ta main
Là cette île qui est de chair
Et que je remonte dans le désir.
Là la barque de ton corps
Qui tangue et me porte
- longue traversée
Dans l’écume et le vent
Dans les remous et les lames -
Et me dépose fragile et heureux
Mouvant et éclaté
Hors de tout monde et de toute réalité
Mais de connivence avec la terre enracinée et le temps fragmenté.

Ultimes instants  


            A l'ombre du cri de la lampe enflammée, comme on regarde une étoile désaccordée, tu verras les sourires du cristal. Puis dans le bleu intense de l'eau enfermée dans la terre, tu verras le puits crépitant de vagues froides monter jusqu'à tes lèvres ensanglantées. Une calèche passera en grand silence et tes yeux se fermeront un instant devant l'étoile qui t'inondera de roues violentes. Les chevaux passeront comme une écharpe dénouée et tu reprendras conscience appuyé sur la margelle du puits qui cédera indéfiniment tandis que l'eau remontera éblouissante.

            Tu verras à l'orée de tous les regards de l'eau, au bord de l'île des mousses, un château dans une nasse. Tu tenteras de saisir cet impondérable filet de la chevelure d'Ondine, mais sa tête se dérobera dans un grand battement d'ailes et un aigle planera au-dessus de toi. Alors ta main lassée cherchera encore le puits de l'impossible, celui au bord duquel tu ne t'étais encore jamais appuyé. La calèche s'arrêtera près de toi et tu y monteras dans le lever du jour, au froissement des herbes folles du sentier.

            Tu verras dans cette course sans fin des paysages de soleil, des dunes d'argent, des mers d'alcool et tous les puits se rassembleront autour de toi en pétales de rose. Tu cueilleras l'un de ces pétales et il en sera fini de ton obélisque de sang. Tu te laisseras envoûter par la beauté, à une vitesse telle qu'elle t'interdira toute saisie sur toi-même. Tous les pétales se déchireront comme des miroirs de papier en une fine poussière de papillons qui te conduiront à la source même du feu où toutes les étoiles s'embrasent, traînées d'étincelles qui attirent ces papillons, le soir, et les brûlent dans le plus grand silence.

Aux yeux de phosphore, tu verras le grand rapace étendu, tu verras le cri de pierre dans l'albumine du printemps comme une étoile. Et cette étoile, tu l'écriras sur cette eau, page verte égratignée. Tu étendras ton corps jusqu'à l'espace sans nombre, ton corps de miroirs, ton corps d'arborescences figées. Tu atteindras l'indivisible comme cette rose fanée, tête renversée sur sa tige, lorsque tu verras le ciel chargé de pluie et qu'il te touchera de ses mains décharnées. Puis, vers l'ombre apaisée, sur la margelle du puits grinçant, tu écouteras les troupeaux bêlant dans le soir - si loin - le vent fraîchira et les herbes dormiront.

C'est comme si tu partais hors de l'intendance des jours...

C’est comme si, le pas alangui, tu passais dans ce chemin près de ta maison...


            Dans un dernier sourire à jamais figé, tu descendras enfin de la calèche et la terre t'inondera dans l'indifférence des étoiles.

Tu déposeras ton âme dans un écrin, un voile fait d'écailles de poissons volants l'enveloppera et il disparaîtra comme une simple parole prononcée pour que tu existes. Tu descendras alors vers la source des fleurs, à minuit, sur la plage, ne laissant derrière toi qu'une rayure de sable.