La modélisation du dialogue


Dialogue et théorie des jeux



Notre propos est de donner une modélisation formelle du dialogue à partir de la théorie des jeux, dans un cadre général incluant les conversations ordinaires peu normées. Nous considérerons pour cela les dialogues à deux ou à plusieurs locuteurs dans une situation pouvant se créer spontanément et dans lesquels il ne s’agit pas particulièrement de débattre ou d’argumenter ni d’agir en vue d’une tâche à accomplir, mais peut-être simplement de discuter de manière conviviale ou à bâtons rompus en vue de tisser ou de maintenir un lien d’altérité. C’est dans ce type de dialogue, sans but préalable qu’apparaît plus clairement la notion d’intérêt et de motivation que dans des dialogues contraints par un but.

Dans un certain nombre de cas, ces conversations dites « ordinaires » s’amorcent seules avec des personnes qui ne se connaissent pas obligatoirement. C’est le cas au comptoir d’un café, dans une file d’attente, dans un bus, etc. Il ne peut donc s’agir de dialogues intentionnels guidés par un but à satisfaire mais d’un phénomène émergent résultant de la présence d’interlocuteurs en un même lieu et au même moment et n’ayant rien à faire en particulier que d’échanger quelques mots. Pourtant ces mêmes personnes peuvent entrer en « conversation sérieuse » une fois le contact établi, conversation qui va même peut-être s’animer si le sujet mis sur la table les intéresse. Il en est de même avec des amis, des collègues qui peuvent se retrouver par hasard ou se croiser : la discussion va s’engager alors que rien n’était programmé à l’avance. Ce n’est alors qu’un « jeu » répété, d’un autre jeu déjà joué auparavant, car des relations d’altérité se sont construites dans le passé et continuent de se maintenir.

Nous partirons de l’idée tirée de ces exemples que c’est précisément la mise en présence et non un but a priori qui est le germe des dialogues ordinaires et qui suscite ensuite un intérêt à converser. Une fois le contact établi par quelques actes phatiques, le dialogue s’installe dans un cadre interactionnel à partir duquel il va se déployer et se maintenir tant que cet intérêt est maintenu dans une action conjointe. Cet intérêt est certainement très personnel comme se distraire des propos échangés, soulever un thème d’actualité, prendre parti, provoquer, soutenir un point de vue, plaisanter, commenter une situation, obtenir un renseignement ou une information, apprendre, marchander, débattre, séduire, etc. Mais il n’est pas nécessaire de connaître précisément l’intérêt de quelqu’un pour dialoguer avec lui, il suffit qu’il soit motivé à le faire, en somme, qu’il ait un intérêt à dialoguer. D’ailleurs s’il n’a pas envie de dialoguer il va tenter de s’éclipser ou d’éviter la rencontre.

Le dialogue apparaît alors comme un « jeu » dont les gains des joueurs sont liés à la fois à ce qui va résulter de cet agir ensemble mais aussi à un maintien d’un certain « être-ensemble », c’est-à-dire d’un maintien d’une relation d’altérité au moins le temps de la conversation. Les échanges se font de manière interactionnelle à l’aide d’actes de dialogue que nous allons définir plus loin. Notons pour le moment que dans un acte de dialogue la composante perlocutoire prend autant d’importance que la composante illocutoire proprement dite (puisqu’il s’agit de maintenir une relation). Il est donc nécessaire de revisiter la nomenclature des actes de discours[3] pour en faire des actes de dialogue, c’est-à-dire des actes qui ajustent non seulement les mots aux choses mais également aux interlocuteurs.

Les modèles conventionnels et les modèles intentionnels ont été utilisés pour modéliser formellement le dialogue mais avec de fortes limitations liées au cadre choisi : débat, questions-réponses, demande de renseignements, résolution de problèmes, planification ou exécution de tâches, etc., Ces modèles ne sont pas suffisamment généraux pour inclure les conversations ordinaires spontanées. Considérant que le dialogue est un « jeu interactionnel » nous avons opté pour la théorie des jeux pour modéliser les intérêts que nous avons à dialoguer plus que les buts à atteindre (disons plutôt que les buts à atteindre sont précisément déduits des intérêts ou des gains à acquérir). Elle permet de surcroît de traiter les dialogues répétés et les dialogues à connaissances incomplètes ce que ne permettent pas les autres théories qui mettent en avant des cadres cognitifs ou sociaux trop rigides. De plus, un jeu peut s’auto-construire et s’adapter, ce qui est aussi le propre du dialogue qui construit ses propres règles au cours du temps et est fonction de l’arrivée ou du départ des participants en cours de dialogue.

 

Le dialogue est un jeu

Le dialogue est un processus actionnel interactif, assujetti à la réalisation d’une action conjointe (Vernant, 1997) : dialoguer c’est interagir à la fois par le langage et en langage dans un double jeu où la langue est à la fois une fin et un moyen. Modéliser l'atteinte des fins dans une économie de moyens, c'est aussi le domaine de la théorie des jeux que nous allons tenter de mettre à profit dans cet article pour modéliser le dialogue.

Les similitudes entre dialogue et théorie des jeux sont que l’interaction dialogique :

(a) se déroule simultanément sur différents plans :
  • Le plan actionnel ou d’avancement du but dont l’atteinte permet d’acquérir des biens, des avantages ou d’échanger des valeurs (en termes d'avoir matériel ou immatériel, de richesse) ; ce plan contient l’ensemble des actes de langage échangés au cours du dialogue, actes qui correspondent à des « coups » en théorie des jeux,
  • Le plan épistémique (les connaissances acquises et partagées au cours du dialogue, les référents du discours, le contexte, etc.) qui fournira éventuellement des gains immatériels à chaque partenaire (augmentation du savoir),
  • Le plan déontique qui, à travers le respect des règles du jeu, le jeu des influences et des droits réciproques, la confiance, etc., fournira un gain conjoint qui mesurera les acquisitions conjointes au cours du dialogue comme la confiance, la valeur d'alliance ou de coalition lesquelles permettront à leur tour de « compter sur les autres » le moment venu ou de « peser » sur la situation présente, etc.,
  • Le plan phatique ou de maintien du dialogue (par la gestion des tours de parole, du canal de communication) intervenant dans le processus de communication que l’on souhaite généralement efficace et pertinent.
(b) se reproduit régulièrement dans le même cadre pour les dialogues ordinaires (famille, travail, etc.), ce qui induit des sessions successives de dialogue que nous considérerons comme des jeux répétés – ceci constitue le point faible de la plupart des théories de dialogue qui isolent un fragment de dialogue hors de son contexte quotidien, et gomment ainsi les effets contextuels à long terme comme la répétition.

(c) se passe généralement entre plusieurs personnes et non entre deux personnes seulement, ce qui induit des phénomènes collectifs plus complexes.

Le dialogue peut ainsi se représenter par un jeu interactionnel au cours duquel chaque participant joue des coups alternativement à l’aide d’actes de langage pour atteindre un certain but.

Remarquons qu'en termes de théorie classique des jeux, seuls les plans épistémique, actionnel et ontique permettent de mesurer des gains pondérables, tandis que le plan déontique ne procure que des avantages (situation favorable, pouvoir sur les autres, etc.), avantages qui ne sont que des gains indirects ou potentiels, qu'il reste encore à mettre à profit dans la suite du dialogue par les acteurs. Nous montrerons dans la suite comment introduire une mesure de ces avantages et en tenir compte pour le dialogue à travers le gain conjoint.

Utiliser la théorie des jeux pour modéliser le dialogue, c’est prendre pour hypothèse que les interactants ont un double intérêt dans la poursuite du dialogue : un intérêt individuel et un intérêt conjoint. Ces intérêts se mesurent par une valeur d'utilité - terme pris au sens le plus général possible comme nous le verrons ci-après. La théorie des jeux a le mérite de ne pas chercher à expliquer ni interpréter le comportement psychologique des participants dans le dialogue, ni à recourir à des présupposés sur leurs intentions, toujours sujettes à caution dans une description externe des faits.


La théorie des jeux

John von Neumann
La théorie des jeux est une formalisation mathématique de l’interaction sociale ou économique, représentée sous la forme d’un jeu stratégique, c’est-à-dire un ensemble de choix stratégiques et de règles du jeu. Initialement utilisée en économie (Von Neumann, Morgenstern, 1967), son champ d’application s’étend considérablement dans des domaines très variés des sciences sociales ou biologiques. Nous allons examiner ci-dessous quelques types de jeux, non pour ramener le dialogue à la théorie des jeux comme certains sont tentés de le faire (Carlson, 1983) mais au contraire pour prendre de la théorie des jeux des éléments utiles à la modélisation du dialogue.

Définition d'un jeu stratégique

Une personne est engagée dans un jeu stratégique avec une ou plusieurs personnes lorsque ses gains sont affectés non seulement par les actions qu’il entreprend, mais aussi par les actions des autres.

Un jeu stratégique est un ensemble de règles qui encadre ou contraint le comportement des joueurs et qui détermine les gains sur la base des actions entreprises. Un jeu stratégique est constitué :
  • d’un ensemble de règles du jeu : elles encadrent et contraignent le comportement des joueurs,
  • d'un ensemble de gains par joueur, affectés à chaque combinaison de choix : l’utilité,
  • d'une stratégie, qui est un choix parmi les coups possibles, appliquée par le joueur.
Les joueurs partagent une partie au cours de laquelle ils produisent alternativement des « coups » : ces coups respectent la règle du jeu, chaque joueur effectue son coup en choisissant entre plusieurs alternatives : il applique librement une stratégie.

L’hypothèse faite sur le comportement humain est que les agents (joueurs) sont rationnels, qu'ils ont une connaissance quasi-complète du jeu et des autres joueurs, et qu'ils cherchent par leur choix à maximiser l’utilité de leurs actions. Par ailleurs leur stratégie est fondée sur l’intérêt dont ils doivent avoir conscience et savoir le « calculer » à travers les effets de leurs actions.

Les limites de cette formalisation sont liées à la notion de rationalité d'une part – les capacités cognitives des acteurs sont en fait limitées voire réduites, il leur est impossible de traiter l’ensemble des informations idéalement nécessaires à la prise de décision, certaines situations complexes ne leur offrent pas des connaissances complètes et/ou certaines, et la rationalité de l’acteur est procédurale : la décision implique la recherche d’alternatives qui consiste à sélectionner non pas le choix optimal (calcul trop complexe) mais un choix satisfaisant – et à la notion d’intérêt collectif d'autre part : la notion d’intérêt est souvent trop réductrice dans les modèles de décision, elle reste individuelle, et doit être élargie pour prendre en compte des notions comme le souci d’équité, d’image de soi, d’éthique, de culture.

La théorie des jeux dite néoclassique suppose que les joueurs sont rationnels et intéressés et qu’ils ne se préoccupent que de leur propre intérêt et des gains des autres, dans la mesure où ces derniers conditionnent les leurs (par exemple, dans les jeux de marchandage à somme nulle, c’est particulièrement clair puisque le gain de l’un provoque la perte de l’autre). Or ce comportement doit être raffiné car on montre que le sentiment de partage équitable ou de rémunération équitable entre en jeu, notamment dans certaines relations de marchandage où l’on ne descend pas en dessous d’un prix estimé, à tort ou à raison, par l’une des parties qui le considère comme équitable. Des valeurs humanitaires (ou sentimentales) entrent ainsi en considération dans certaines situations. Par exemple, le sentiment de magnanimité en marchandage consiste pour un acheteur à accepter un prix au-dessus de l’équilibre pour des raisons d’effort à marchander ou parce qu’il lui semble que le vendeur a fait une concession plus importante que lui (Hollard, Llerena, 2004). On peut citer également le paradoxe d’Allais (1953) qui met en évidence l’aversion au risque, laquelle fait préférer une stratégie apparemment plus sûre à faible gain plutôt qu’une recherche de gain plus forte avec un risque plus grand.

Typologie des jeux

En fonction des situations d'interaction, la théorie des jeux offre quelques types de jeux que nous allons passer en revue succinctement.
  • Jeu coopératif / non coopératif : Dans un jeu coopératif les joueurs peuvent former des coalitions entre eux. On étendra cette notion pour distinguer les situations où les joueurs établissent des coopérations.
  • Jeu à somme nulle / jeu à somme non nulle : Dans un jeu à somme nulle, la somme des utilités est nulle quels que soient les choix sélectionnés. C'est le cas du marchandage simple par exemple si l’on ne considère comme valeur que l’argent échangé (ce que l'un gagne en vendant l'autre le perd en achetant). Les jeux à somme non nulle est la classe des autres jeux par exemple ceux dits gagnant-gagnant.
  • Jeu à observation parfaite / jeu à observation imparfaite : Dans un jeu à observation parfaite, chaque joueur, au moment de prendre sa décision, connait les choix passés par les autres joueurs. Ils jouent l’un après l’autre et de manière visible. Dans le jeu à observation imparfaite au contraire, les joueurs doivent décider de leur choix en même temps, et ne connaissent pas les décisions des autres.
  • Jeu à information complète / à information incomplète : Un jeu est dit à information complète lorsque chaque joueur connait lors de sa prise de décision les possibilités d’action des autres joueurs, les gains résultants des actions, les motivations des autres joueurs. Dans le cas contraire le jeu est à information incomplète.
  • Jeux répétés : Les jeux répétés postulent que les acteurs se retrouvent plusieurs fois devant le même jeu. Ils ont une mémoire des jeux précédents et des gains associés. Leur stratégie s'en trouve donc modifiée, car ils peuvent retarder leur gain ou cacher leur intérêt pour les mettre en jeu à un moment ultérieur plus favorable. On distingue les jeux répétés à horizon fini ou infini. Dans les deux cas ce sont des jeux dynamiques où le jeu constitutif de base est le même à chaque période.


Synthèse

L’ensemble de ces types de jeu fournit un cadre riche pour le dialogue. Dans le dialogue ordinaire, le jeu est à « observation parfaite » : il se déroule le plus souvent en face-à-face et donc de manière visible même si l'un des acteurs cherche à mentir ou à dissimuler sa stratégie. Les coups (les actes de parole) ne sont jamais produits simultanément par les interlocuteurs. Du fait de son cadre épistémique et déontique que nous avons identifié dès l'introduction de cet article, le dialogue est un jeu de type « information incomplète » car l'usage de la langue nécessite un échange de connaissances limitées parce qu’interprétées ; de plus, au plan cognitif, on n’a pas accès à la totalité des motivations ou des intentions des autres. Lorsque les personnes se connaissent et que les dialogues se reproduisent en situations identiques, il s'agit souvent de « jeux répétés ».


Extension de la théorie des jeux au dialogue

L’analogie entre théorie des jeux et jeux de dialogue a déjà été abordée par plusieurs auteurs (Hintikka, 1984), (Carlson, 1994). Ils utilisent la sémantique des mondes possibles et la logique. Leur approche ne permet pas d'étendre la théorie à des comportements non rationnels ou partiellement rationnels. Benz (2004) poursuit également cette approche que nous n'estimons pas productive car pour lui toute réponse à une question relève d'un problème de décision qui vise à maximiser l'utilité de la réponse parmi toutes les réponses possibles. Il ne nous paraît pas possible qu'un locuteur ait le temps de traiter cognitivement toutes les réponses possibles entre deux énoncés pour opérer un choix logique. Les approches probabilistes ou numériques se heurtent quant, à elles à des problèmes de quantification et d'estimation des valeurs de gains.

Notre propos est donc de tirer des éléments de la théorie des jeux pour le dialogue mais sans considérer que le dialogue est un jeu prédéfini entrant dans la théorie ou qu'il y a des conditions particulières à consentir concernant les acteurs pour faire entrer de force le modèle de dialogue dans la théorie. Nous poserons une seule hypothèse : il nous semble qu'à chaque instant les locuteurs sont seulement capables de savoir si leur gain augmente ou diminue au cours du jeu de dialogue sans les quantifier exactement. Ils règlent leur dialogue de manière opportuniste en fonction de l'évolution des gains à l'intérieur même de la finalité du dialogue (leurs buts). Pour cela ils ne font pas de calculs autres que des comparaisons pour estimer l’évolution de leurs gains.

Les actes de dialogue

Il existe différentes taxonomies d’actes de langage. Austin et Searle par exemple en ont donné des versions différentes fondées sur la prise en compte de différents critères parmi :

  • le but de l’acte illocutionnaire ;
  • la direction d’ajustement entre les mots et le monde – soit les mots « s’ajustent » au monde, comme dans une assertion, soit le monde « s’ajuste » aux mots, comme dans une promesse ;
  • les différences dans le contenu propositionnel qui sont déterminées par des mécanismes liés à la force illocutionnaire : une promesse, p. ex., déterminera le contenu propositionnel de l'énoncé de telle manière que ce contenu portera sur le futur, et sur quelque chose qui est en mon pouvoir ; une excuse déterminera le contenu de sorte à ce qu'il porte sur un événement passé, et qui a été sous mon contrôle ;
  • la force avec laquelle le but illocutionnaire est représenté, qui dépend du degré d’explication de l’acte ;
  • les statuts respectifs du locuteur et de l’interlocuteur et leur influence sur la force illocutionnaire de l’énoncé ;
  • les effets perlocutoires de l’acte ;
  • les relations de l’énoncé avec les intérêts du locuteur et de l’interlocuteur ;
  • les relations au reste du discours ;
  • les différences entre les actes qui passent nécessairement par le langage (prêter serment) et ceux qui peuvent s’accomplir avec ou sans le langage (décider) ;
  • la différence entre les actes institutionnels, conventionnels comme les phatiques ;
  • l’existence ou non d’un verbe performatif correspondant à l’acte illocutionnaire ;
  • le style de l’accomplissement de l’acte.
La composante perlocutoire des actes de langage est essentielle dans le dialogue puisqu’il s’agit d’adapter son discours à son interlocuteur et de tenir compte des effets produits sur lui. Il s’agit donc non seulement d’utiliser la bonne force illocutoire mais de choisir la bonne stratégie dans la manière de dire. Ce n’est pas seulement une question d’intersubjectivité ou de cognition, quoi dire à qui, mais d’un « comment dire à qui ». Il s’agit d’ajuster les mots non seulement aux choses mais également aux interlocuteurs. Par exemple, il ne suffit pas d’exprimer un directif « ferme la fenêtre » à l’adresse de quelqu’un, il faut encore établir une relation déontique avec cette personne pour qu’elle le fasse. Ainsi les actes de dialogue sont plus que des actes de discours réduits à leur force illocutoire, ils établissent une force déontique stricte ou lâche, obliger-à ou permettre-de, que nous noterons avec les modaux faire-devoir ou faire-pouvoir (donner la possibilité-de, autoriser, laisser-libre-de). Les actes de dialogue restent par ailleurs des actions comme les actes de discours, seule la nomenclature en diffère quelque peu. Nous obtenons donc par le même mécanisme d’ajustement des mots aux choses et aux interlocuteurs :

·        Niveau actionnel/interactionnel

o   Faire (FA) : faire soi-même une action qui modifie l’état de choses possiblement par la parole comme par un acte ordinaire (FA inclut les actes déclaratifs),

o   Faire-faire (FF) : faire-faire par quelqu’un autre que soi une action qui modifie l’état de choses possiblement par la parole comme par un acte ordinaire (FF inclut les actes directifs),

·        Niveau épistémique/intersubjectif

o   Faire-savoir (FS) : donner une information à quelqu’un, transmettre une connaissance, un savoir, une émotion, etc. (FS inclut les actes assertifs, promissifs et expressifs, la différence catégorielle se faisant par le contenu propositionnel de l’acte),

o   Faire-faire-savoir (FFS) : demander une information à quelqu’un ou un conseil, commentaire, etc., qui devient une connaissance pour le dialogue,

·        Niveau déontique/altérité

o   Faire-pouvoir (FP) : cet acte prend valeur de perlocutoire, permet, autorise, donne la possibilité-de, offre plusieurs choix

o   Faire-devoir (FD) : oblige, impose-de, n’offre pas d’autre choix.

Forme logique complète des actes de dialogue

Ces actes portent sur un contenu propositionnel comme les actes de discours. On les notera donc : FxA,Ip avec x : type d’acte, A : locuteur qui s’adresse à l’ensemble de ses interlocuteurs I (dont lui-même), p : contenu propositionnel.
 
On écrira par exemple « A dit à B et C que le train est à 6h » par FSA{BC}p où p est le contenu propositionnel p = « le train est à 6h ». Ce contenu propositionnel peut à son tour s’écrire à l’aide de divers formalismes logiques utilisés en traitement du langage par exemple $(x,t), train(x) ᴧ heure(t, 6h)



[1] J. L. AustinHow to Do Things with Words. Cambridge (Mass.) 1962 - Paperback: Harvard University Press, 2e ed., 2005 - en français: Quand dire, c'est faire, Seuil.

[2] J. SearleSpeech Acts, Cambridge University Press 1969 - en français : Les actes de langage, Hermann 1972.

 

Formalisation du dialogue

Dialogue D = (I, Cp, F, GI, J)
I = ensemble des interlocuteurs {i}
Cp = cadre pragmatique dans lequel se déroule le dialogue
F = ensemble des actes de dialogue {FA, FF, FS, FFS, FD, FP}
GI = ensemble des gains des interlocuteurs I avec les notations GE = gain espéré, GA = acquis
J = type de jeu (répété ou non, à connaissances incomplètes, à somme nulle ou non, etc.)

Le dialogue est un jeu où chacun vise à équilibrer ses gains. Le but du jeu est de tenter d’en sortir le plus possible gagnant. Pour cela à chaque étape du dialogue, chacun se donne une stratégie pour atteindre ce but. Notons qu’il ne s’agit pas de but actionnel mais de but dialogique.

Le cadre pragmatique peut être défini plus précisément par :

Cadre pragmatique Cp = {E, M, Ci}
E = Enoncés multimodaux {parole, geste, etc.} qui portent les actes de dialogues
M = {mondes d’arrière-plan MI, situation xt}, la situation est l’ensemble des faits et objets du monde accessibles aux interlocuteurs à l’instant t, les mondes d’arrière-plan contiennent les connaissances des interlocuteurs I
Ci = Cadre interactionnel {tâche/activité, rôles(I) }

Les axiomes du jeu sont :

  • A chaque étape du jeu, les locuteurs sont seulement capables de savoir si leur gain/perte augmente ou diminue au cours du dialogue. Ils règlent leur stratégie de manière opportuniste en fonction de l'évolution des gains au cours du dialogue. Pour cela ils ne font pas de calculs autres que des comparaisons sur les gains,
  • Ils ont peut-être des préférences sur les gains à acquérir au cours du dialogue. On ne fait pas d’hypothèse sur la raison de ces préférences (qui pourraient être dues au caractère de la personne, à son émotivité, à ses affects, à ses intentions, à son éthique, etc.),
  • Les buts dialogiques apparaissent au fur et à mesure de l’avancée du dialogue, ils émergent de la situation et des possibilités d’interaction qui s’offrent. Ils servent de visée pour le choix de la stratégie à mettre en œuvre et à planifier l’action dialogique la plus adéquate (par exemple chercher à convaincre pour faire valoir sa position).
Ce qui conduit à l’algorithme suivant :

Cet algorithme décrit un mécanisme itératif, qui organise le dialogue en tours de parole même si un locuteur peut couper la parole à un autre ce dernier conserve la parole pendant un certain temps. Il a produit une séquence verbale avec des gestes, des regards, des postures, etc., séquence que nous appelons énoncé multimodal (interprété ensuite en actes de dialogue). Chacun des participants engagés dans le dialogue, reçoit cet énoncé et l’un d’eux produit à son tour un autre énoncé multimodal. Du point de vue de ce participant nous avons le schéma suivant :

Les énoncés multimodaux sont analysés et interprétés au cours des échanges en termes d’actes de dialogue Fp par chaque locuteur qui évalue ses gains acquis à l’instant considéré (effet résolvant) ;

Chacun évalue également ses gains espérés avant chaque tour de parole, et met en place des stratégies pour prendre la parole et produire des actes qui à leur tour  entrent dans la boucle (effet projectif) ;

Le dialogue s’arrête lorsque les gains acquis sont en équilibre ou qu’il n’y en a plus à espérer de nouveaux.

Ainsi le déroulement du dialogue s’effectue sur les principes suivants :

1.     A chaque étape du jeu, les locuteurs mesurent si leur gain augmente ou diminue au cours du dialogue par rapport à leurs espérances. Ils règlent leur stratégie de jeu de manière opportuniste en fonction de l'évolution des gains acquis au cours du dialogue,

2. Ces stratégies consistent à créer des buts dialogiques momentanés qui apparaissent au fur et à mesure de l’avancée du dialogue. Ces buts servent de visée pour la planification des échanges et de l’action dialogique en général.

Vu d’un participant le dialogue se déroule de manière répétitive et bouclée. Il estime un gain qu’il peut obtenir (gain espéré GE), opte pour une stratégie d’intervention σ et en prépare son déroulement, prend la parole et énonce sa contribution Fp, puis il en mesure l’effet produit en termes de gain acquis GA suite à la réaction des autres locuteurs.


Conclusion

Notre modèle de dialogue montre (a) d’une part qu’une légère extension de la notion d’intérêt permet de faire entrer le dialogue dans un cadre opératoire souple et bien connu de la théorie des jeux et que d’autre part (b) aucune hypothèse sur un modèle social, éthique ou cognitif de l’individu en tant qu’être engagé dans le dialogue, n’est nécessaire. Il s’agit seulement de chercher un équilibre entre tous les gains qui dénotent l’intérêt des locuteurs à participer au dialogue. Nous traitons donc le dialogue comme un jeu dont les « coups » sont des actes de dialogue.

Le calcul des gains se fait au fur et à mesure de l’avancée du dialogue par traitement des paires d’actes de dialogue et de leur contenu propositionnel sans faire appel à un quelconque niveau d’intentionnalité ou d’états mentaux : il s’agit de mettre en place une stratégie de production des actes en espérant un gain puis d’évaluer ce ou ces gains acquis dans une boucle qui tend vers un équilibre général ou par abandon d’un gain espéré.

Le modèle ne présuppose pas de but a priori du dialogue autre que lui-même : les interactants peuvent agir de manière spontanée, sans intention particulière dans un cadre quelconque. Les buts dialogiques se forment au cours du dialogue pour alimenter la production des actes de manière stratégique et opportuniste. Nous ne faisons pas non plus d’hypothèses sur les connaissances partagées des interlocuteurs. Nous supposons seulement que les agents sont minimalement rationnels et consistants.