Sémioses poétiques
Sons, images et mots
MUSIQUE+PEINTURE+POESIE
Essai d'union par une syntaxe éclatée : la structure syntaxique de la phrase se trouve en général impuissante à traduire la simultanéité, la superposition, la référence multiple, en un mot l’atemporel. C’est au fond la constatation d’A. Breton dans le Second manifeste du Surréalisme : « On feint de ne pas trop s’apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l’homme, à déclencher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie. » Seule la syntaxe désarticulée peut rendre compte de ces états émotifs par la rupture des plans du discours logique : « Eau je route coule », je suis à la fois l’eau, la route et je coule et non pas l’eau, sur la route. Je suis l’action coule elle-même.
Fait remarquable, la syntaxe a toujours été respectée même par les surréalistes. Pour A. Breton « le fonctionnement réel de la pensée » n’est passé que par un éclatement de la sémantique. Or la pensée est le langage et cette pensée en poésie ne peut être enfermée dans une syntaxe rigide. La sensation n’est pas la pensée, elle est encore moins soumise à l’ordonnancement du temps. C’est un peu vouloir donner une description globale et instantanée d’un tableau - par le poème - sur lequel les yeux vont et viennent de la main au visage pour revenir à la main et constater qu’il appartient à la même personne.
Ainsi peut-on lire chez J. Roubaud :
« J’ai vécu dans une pièce une ampoule une armoire
sans fond s’ouvrait pour accueillir le cri violet
des locomotives changeant d’haleine »
ou
« … quand la bardane veille le pont suinte côte-à-côtent
à bicyclette sur le sentier de contre-halage eau de céruse
eau de plâtre… »
Accords, ponctuation et syntaxe éclatés pour délier la pensée poétique hors de la logique du discours.
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Regard
Tes yeux pierreries
regardent et admirées
innocents elles
pures
ils sont
sourires, éclats, feux.
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Das Trinklied vom Jammer der Erde (« Chanson à
boire de la douleur de la terre »), poème de Li Bai
Abandon dans les feuilles,
la vigne-maison,
gouttes de rosée dans tes cheveux et gloire du vin.
Solitude auprès des roseaux,
mains dans ce marais.
Une fumée s'élève dans le ciel limpide
Est-ce mon image-lac ?
Qui, ces nuages qui s'amassent à l'appel de l'engoulevent
?
ou des marins engloutis en mer ?
Non, non, je veux vivre
versez-moi cette liqueur d'oubli, ô légendes nordiques.
Der
Einsame im Herbst (« Le Solitaire en
automne »), poème de Qian Qi
Seules rides sur ce lac enchanteur
légère brise rafraîchissante
barque qui vogue dans le ciel
mais soudain déchirure dans la sérénité :
une pierre bruit sourd dévale ma pensée
où confondre imaginaire et passion
réponds-moi Nature !
mais l'écho de sa chute se perd dans le lointain
ma main se fane
j'épouse ta voix insensible
et j'embrasse à mes pieds la Terre, soumise et pure.
Von
der Jugend (« De la jeunesse »), poème de Li Bai
Portail ouvert à Corinthe
jeunes gens et jeunes filles
défilent marbre
flûtes et chansons en bandoulière
amour et gaieté.
Jouez-oublier la mort
dansez. Aimez.
Von der Schönheit (« De la beauté »), poème de Li Bai
Ballet : la nymphe passe gracieuse à travers les
hautes herbes
le prince et sa suite, le faune
les arbres sourient
la lune descend, s'accoude à la lisière de la forêt.
Fanfare du matin, le coq
les dernières étoiles s'abritent dans les replis de
l'aube
le lotus choisit ses couleurs
tout n'est fête dans ce frais que reposoir de jade.
Der Trunkene im Frühling (« L’Ivrogne au printemps »),
poème de Li Bai
Pourtant dans les profonds corridors
en sourdine, monte une plainte, suppliante, enfantine,
bouleversante
puis en longs trémolos de bête blessée
le cri déchirant d'une beauté piétinée.
Dans sa cellule l'ascète prie
le long des murs tremblotants de pluie
l'heure pleure des filets d'arpèges
le gong s'étouffe dans des branches impénétrables
le basson fouille la Terre aux plantes décharnées.
La Terre...
comme une comptine, comme des grelots
en l'absence de vie.
Der Abschied (« L’Adieu »), poèmes de Meng Haoran et Wang Wei
Est-ce une illusion cette jonque dans la pureté
des neiges ?
Je ne me reconnais plus ? Qui suis-je devenu ?
Que me reste-t-il à faire sur cette Terre lasse ?
Ma vie s'écoule le chant des oiseaux ne m'émeut plus
l'eau est claire et transparente
Adieu eaux, joncs, feuilles et fleurs.
Le Balcon (Picasso)
le ciel-vagues
le cadre ouvert sur l'espace
une table devant le balcon
la nappe au livre ouvert
le vase en attente de fleurs
l'ombre de tout cela sur le plancher
les nuages effilochés
la guitare-mer
Double concerto (Brahms)
Allegro
1-
Bûcheron, sapin, neige : forêt-appel.
Dans la maison, un grand silence
mais la toiture grince les instruments
sur un cri déchirant
se poursuivent et s'abandonne
alors que tout n'est que palpitation.
Végétation, arbres, feuilles,
le ciel est lourd de promesses
et le moissonneur enfonce sa charrue
dans la terre alchimique.
Les voix humaines et divines s'identifient
dans l'unisson, l'affirmation vigueur.
La vie féconde, lourde, bonne
comme un pépiement d'oiseaux dans l'hymne journalier
où l'espoir et l'horloge sonnent lentement
et les âmes leur ré
dans une ascension vertigineuse de notes de feu.
Le cheval escorte la rivière traînant son fardeau humain,
la vie s'écroule...
Andante
2-
La forêt s'assombrit et le cor s'attriste
la terre est molle de pluies et d'orages qui l'accablent
c'est la morte saison violette.
Attendre...
le premier signe : un rosier dans la chaumière
où la prière s'abritait
entre deux cordes accord parfait.
Vivace non troppo
3-
Puis après la moisson où le soleil se délasse
la vendange coule le renouveau
aux antipodes du printemps
dans une vague qui doit s'accomplir.
Le banquet, Phèdre et l'Amour
dans la fête des énergies
où le peuple accourt sans économie.
La Vie est courte et déferlante à marée haute
c'est la falaise inaccessible
l'acte d'amour inassouvi.
Quatuor à cordes n° 15 (Beethoven)
Assai sostenuto, allegro (la mineur)
Cruellement
affectés par l'enclume
la journée des sons de neige et de givre qui voilent la
terre
les brumes résonnent sous les chocs du métal en pleurs.
Pas une âme sur le devant de la porte
où le siècle, oiseau, commence
son chant solitaire et rédempteur,
comme si, de même que...
pleine d'attente.
Allegro ma non tanto (la majeur)
La
foule, l'alcool, l'ivresse
quand la guerre dansait.
Mais en bandes joyeuses, à l'aube
les moissonneurs s'égayent au fil de la journée
jusqu'au crépuscule de l'inquiétude.
Molto adagio (ré majeur)
La
rivière charrie inlassablement son flot
et nous nous y désaltérons.
Aiguise ta faux, abat les épis
au seul bruit du carillon, dans la maison,
de celui du bois vermoulu qui nous rappelle la lie.
Dans l'attente du repas
le vautour aux aguets mais ne retient pas le temps.
Tranquillité, demie-pause.
La mer, calme et souveraine
éparpille les mouettes qui tournent désespérément.
Alla marcia, assia vivace (la majeur)
Le
verre crie-soleil
il ne fera plus jamais nuit car l'heure se flagelle
l'incertitude d'un lit de sable.
Piu allegro (la mineur), presto (la mineur)
La-mineur,
il pleut sur la place du village.
Une chaise qu'on déplace déracine le décor.
Le bouquet de fleurs et le bouquet d'arbustes
vasque de terre au fond du bassin
impatientent la lune dans un jour de départ.
Ou comme, ou quoi le flot s'irrigue
repart, ronde envoûtante de bouches et de doigts
danse vertigineuse, obsédante
à la limite de la tension où la corde se rompt.
Allegro appassionato (la mineur)
Cette
grotte est inhabitée
refuge de pèlerins, aux pâtres, aux poètes, s'est
installée.
L'univers ensanglanté d'hypocrisie
l'homme met un masque pour remplir ce vide.
Il reste attentif aux signes les plus hermétiques
absence prise de vertige et de peur
seuls le néant et le bruit de la mer
la mer qui ronge le silence universel dont le courage
nous abandonne.
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Femme dormant (Picasso)
la paupière verticale
un collier de perles en équilibre
la bouche entr'ouverte
et la chevelure blanc d'or qui dort.
Les mains entrecroisées
les épaules nues
découvrent un sein de porcelaine mauve
dans une chambre au fauteuil
devant une tenture brune comme ses rêves de soleil.
Elle respire doucement
sourires à pas feutrés
qui nagent sur le canapé.
Être-là
Une mort indéfiniment
j'existence éternel
douce meurt
le reptile s'étiole
j'abandonne mon corps
La marchande de fleurs (Picasso)
Cercles flous, enfants
et vieillards en un banc
Au loin l'entrée de la ville
et le soleil dans les blés.
Les champs...
Tire ! Peine ! Fouette !
sur la pente ascendante
fais ton devoir de cheval !
La marchande de fleurs
éclaire de tons joyeux
ce paysage un peu bleu, un peu vert
un peu figé, un peu triste.
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La mer basque murmure l'été
sur les pentes verdoyantes
les maisons baignées de fleurs
chantent bois et silence.
Comme si les pins doucement se balançaient
comme si la cigale muette.
Le ciel est tendu sur ta voix
voile neuf, cordes de harpe, pour sécher sur les rochers.
Et le cliquetis des galets
la plage, l'infini, le sable
font oublier la mort hiératique de l'Infante
emmurée dans son immobilité séculaire.
L'orage en rassemblement de sylphes
rondes unies par la main évoquant leurs amours.
A l'appel des marées, les fleurs
devant ta fenêtre, sont des sirènes qui comblent le
silence du large.
La mer,
à tes pieds s'agenouille, t'éclaire.
La lune.
L'air fraîchit soudainement
les tombeaux palpitent-pensées.
Une mouette-cri nous réveille
et les
yeux encore lourds dans cette crique abritée au va-et-vient des algues qui
délient leurs chaussures comme une chevelure de Méduse
la phalène tourne autour des lamparos.
Une flûte de pan, Daphnis, tu rêves Chloé.
Elle se lève et danse légère
et se dirige vers la mer qui l'embrasse.
Le soleil épars de cheveux rient dans tes yeux
flaques de lumière palais des profondeurs
ton sein qui palpite
ou comme ces oiseaux qui t'emporteraient
escortée de nuages
vers ces empires sous-marins.
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Paysage
Cheval lune feutre roseau
monde-douceur un calme
accentue et tue le verbe
lune roseau pervenche coccinelle
se perd au jeu roule s'abandonne
et s'exile et s'exténue
dans le sable qui lune-coule.
Feutre pervenche se pâme
et coccinelle sur le roseau
se plie se lamente et cheval-pleure
que dans les corridors qui sombres
et curieux s'exfolie bas étage
de tes lèvres endolories de carmin
ou des ostensoirs de pélican-roseau
de lune-pervenche ou de douce
très douce coccinelle-cheval.
Vieille lanterne...
Siècle postérieur postillon
qui crochetée à la porte cochère
d'enseigne à galon cache.
Temps ressuscité.
Jaillira-jeune renaîtra-t-il ?
Quand attarderas-tu
sous les ferrures vieilles
de ta sensibilité
les parfums, purs, les plus que
et lorsque t'enchantera
à la nuit neuve marche
ce qui en toi étoile.
Jardins du palais royal
Allegro con spirito
L'Espagne
mystique au passé de crinoline
endort ses tours et ses passions
au soleil de l'Andalousie
sous les oliviers les places publiques
violoncelle de sarrasin
Adagio
Il
fait trop chaud
le poète poignardé coule la poussière
la guerre a asséché le surtidor
visages burinés et las des portes closes
un coup de feu dans l'air sec
la mer est loin, la pluie fantomatique
les taureaux du prochain combat dorment encore
et Dieu est absent
Ivres de guitare
d'un pays aigu et triste
Allegro gentile
Mais
l'héroïsme s’aveugle
à cinq heures
lorsque le spectacle commence
jusqu'au soir de sang
la nuit nous tend la main
nos battements de rires
et là, le sable.
Connaissance...
Poste de surveillance des âmes égarées
coquillage couteaux brun d'Orient
écho chatoyant des armes amoncelées
Requiem
in pace.
Chevelure mer blanche des orgues
joie-liquide à l'épave refoulée
la terre captive suppliante
dune embrasée le couchant
de sa langue râpeuse aux marées de galets
où le sel flocons de l'air
où les filets usés, les cordages rompus
les regards las du pur miroir des eaux
mer à l'agonie
vertige infini et ensablé
Absurde Intelligence Résignation
qui souris-grignote la Connaissance
et de l'intérieur des terres à jamais ignorante.
Autoportrait (Rembrandt)
La plume sur le parchemin
guidé par l'Archange
chœur marron, terre d'ombre
main broussailleuse
Libera me
tes yeux sur l'infini
dans un baroque silence
Poésie
Galaxies éteintes
roulent dans ses yeux de cristal ébréché
comme galets ruisseau d'eau pure
cheveux défaits avenir voilé
route humide réverbérations d'étoiles
bouche torturée rides profondes.
Absente et souveraine
penchée au bord du puits
dans sa main décharnée
la fleur morte obscure l'eau
elle lame de couteaux luisants
et prie des malédictions entrelacées.
Ronces et chardons
Fumée-sorcière
magicienne qui autrefois lumière
étouffe la forêt.
Blanc et noir
D'abord un couloir et pour finir un couloir
des murs blancs
une odeur de paupières brûlées
de beaux bouquets parfumés
le printemps, l'hiver
angoisse sur une toile d'araignée
le blanc et le noir
la vie et
nos pas hasardeux
dans ces couloirs tortueux.
Au-delà de la porte l'été ou l'automne
l'arc-en-ciel des cloches qui annoncent un nouveau matin
dans les ténèbres
qui pour être actuelles n'en sont pas moins blanches
car je marche à tâtons dans cette vie
qui est donc obscure
puisque le blanc est noir
et que peut être le noir sera blanc
là bas, derrière cette porte de feu.



