Phénoménologie et réalité


Eléments de philosophie réaliste

et prolongements spéculatifs


Jocelyn Benoist est au départ phénoménologue (1). Il se pose la question de la réalité et de la limite de la phénoménologie : dans la mesure où je pense un objet qu’en est-il de cette réalité et de la réalité de l’objet que je n’atteins que par ma pensée ? N’est-il pas plus juste de dire que j’ai un objet et que j’en use que de dire que je le pense ? Dès lors cela ramène ma relation à l’objet sur le terrain du praxique et de l’existence : faire avec les objets que l’on a.

S’il n’est pas, ne peut plus être question de définir l’essence de la réalité, il s’agit en revanche de clarifier la façon dont, en diverses occurrences, nous mettons en œuvre ce concept. A quelles occasions, et comment, parlons-nous de « réalité »? Quel rôle cette idée joue-t-elle dans nos pensées et nos vies? Ce rôle, à l’analyse, apparaîtra constitutif. Ce qu’on appelle « réalité » se découvrira ainsi un trait de notre esprit même : ce par rapport à quoi celui-ci, dans ses attitudes et ses contenus, a seulement un sens – c’est-à-dire peut, selon sa vocation propre, en déployer un.

« La capacité concrète, effective à penser une certaine chose requiert une certaine forme d’ajustement au réel qui ne s’acquiert que par un long exercice et qui lui-même suppose un certain nombre de liens de fait, multiples et parfois passablement enchevêtrés, avec ce même réel »
Ces questions amènent à s’interroger sur la réalité de la représentation, de l’intentionnalité, du monde (ou contexte), de la perception, de la pensée et du social : le social comme le monde nous sont donnés à la naissance, ils font ensuite partie de nous. C’est comme si notre être était double et contenait un être social en nous. Heidegger dit que "ce n’est pas un bruit que nous entendons mais le klaxon du facteur", dans le signe du klaxon le social s'y trouve codé. Pascal fournit une réponse différente à cette question, il parle de coutume, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une nécessité de percevoir ceci ou cela mais une coutume de le percevoir comme ceci ou cela (avec les ethnométhodologues on dirait "convention" de nos jours). Ainsi l’être est subordonné à une forme de contingence, c’est la force de la réalité du social. La "coutume" ou habitus chez Bourdieu n’est pas une simple représentation mais un être. Les objets du social, les institutions font tout autant partie de la réalité que la nature : c’est la réalité humaine, il n'y a pas de "seconde" nature. Il faut distinguer intersubjectivité et socialité. La socialité me fait agir de telle ou telle manière, elle ajoute à l’intersubjectivité.

Il cite un exemple intéressant dans la manière dont cet être social joue en nous : dans une société « normale » lorsque C demande à B un service en se recommandant de A, C a une dette envers B et non envers A qui ne lui fait pas payer le service de recommandation, Dans une société maffieuse A a une dette envers B qui a rendu service à son protégé C, lequel a donc une dette envers A (le prix du service rendu) et envers B (le service rendu). Cet être social « en nous » se rajoute à notre être intentionnel, plutôt s'y confond. Notre conscience-de est aussi une conscience-avec et même une conscience-dans.

Ainsi, dans ces essais, Jocelyn Benoist tente d'établir une relation entre la philosophie la plus abstraite et les questions sociales et politiques les plus concrètes, par le biais de l'ancrage de la pensée dans le réel.


Qu'est-ce que le réel?
Pour résumer, la philosophie réaliste de Jocelyn Benoist repose sur une approche qui tente de dépasser l’opposition traditionnelle entre réalisme et idéalisme, en s’inscrivant dans une réflexion phénoménologique renouvelée qui tente de faire un pas vers la philosophie analytique. Voici les points essentiels de sa pensée :




1. Un réalisme des situations

Benoist rejette l’idée d’un réalisme métaphysique classique qui postulerait un monde indépendant de toute expérience humaine, tout en critiquant également l’idéalisme radical qui soutiendrait que tout n’est que projection de la conscience. Pour lui, le réalisme doit être pensé à partir des situations concrètes dans lesquelles nous sommes engagés. Le monde, pour Benoist, est toujours donné à nous dans une situation déterminée, ancrée dans des contextes historiques et pratiques. Ce réalisme est ainsi contextuel et situé.

2. Réalisme et phénoménologie

Sa démarche s'inspire fortement de la phénoménologie, en particulier celle de Husserl et de Merleau-Ponty, mais il cherche à en dépasser certaines limites. Benoist insiste sur le fait que la signification des choses, y compris du monde, n’est jamais purement subjective, mais est toujours déterminée par les contextes dans lesquels ces choses apparaissent. Le monde est co-constitué par les relations entre sujets et objets, dans des cadres sociaux, linguistiques et pratiques.

3. Critique de l’ontologie abstraite

Benoist critique les ontologies trop abstraites, qu’il s’agisse des réalismes métaphysiques ou des idéalismes transcendantaux. Il s’intéresse à une ontologie des pratiques, où les objets sont définis dans les usages et les interactions humaines, plutôt que dans des catégories rigides et indépendantes. Ce réalisme est donc tourné vers une philosophie du langage et de la signification des objets tels qu’ils se manifestent dans la vie quotidienne.

4. Philosophie du langage

Pour Jocelyn Benoist, le langage joue un rôle crucial dans la manière dont nous structurons et comprenons le monde. Il s'inspire de Wittgenstein pour montrer que les significations ne se trouvent pas dans une relation abstraite entre mots et objets, mais dans les pratiques langagières et les usages. En ce sens, le monde est rendu intelligible par nos pratiques linguistiques.


Conclusion

La philosophie réaliste de Jocelyn Benoist se distingue par son ancrage dans la phénoménologie et par son refus des dichotomies classiques entre réalisme et idéalisme. Il propose une réflexion sur le monde à partir des situations concrètes où les objets et les significations se manifestent dans des contextes spécifiques, sans tomber dans le relativisme ou l’abstraction métaphysique.


Prolongements


Beaucoup d'autres philosophies réalistes se développent actuellement. Par exemple, le réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux, exposé principalement dans son œuvre Après la finitude, défie les fondements de la philosophie kantienne, qu'il appelle le « corrélationnisme ». Cette expression désigne l’idée que nous ne pouvons connaître les choses qu’à travers leur relation avec notre pensée, rendant impossible l’accès direct à une réalité en soi, qui serait indépendante de notre perception/cognition/jugement. Meillassoux critique cette vision en affirmant que le corrélationnisme empêche d’accéder à une réalité indépendante de l’esprit humain : il propose une alternative radicale en affirmant qu’il est possible de penser l’absolu sans retomber dans le dogmatisme métaphysique. Pour cela, il introduit le concept de « factualité », une modalité selon laquelle les lois de la nature ne sont pas nécessaires mais contingentes. Dans cette perspective, la contingence est l'unique absolu : rien n’est prédéterminé, et tout pourrait être autrement, ouvrant la réalité à une indétermination fondamentale. Son approche cherche à réhabiliter une vision de l’être qui soit indépendante des conditions de l’expérience humaine. Cela pose un défi à la philosophie contemporaine en revisitant l’idée d’un monde extérieur autonome, libéré de la dépendance au sujet pensant et pouvant malgré tout être décrit. Il défend une "contingence absolue", affirmant que les lois de la nature sont elles-mêmes contingentes et peuvent changer sans cause préalable. Il cherche ainsi à penser un monde "hors de l’humain" ou "absolu", que Kant jugeait inconnaissable. Par son réalisme spéculatif, Meillassoux veut rompre avec le verrou kantien pour redonner à la philosophie le pouvoir de spéculer sur une réalité objective et indépendante. Mais cette voie offre de grandes difficultés et n'est pas encore assurée.

Il existe d'autres formes de réalisme contemporains (Markus Gabriel, Tristan Garcia, Bruno Latour, etc.). Ce qui réunit les différents réalismes, c'est, d'après Isabelle Thomas-Fogiel :
  1. Est réel ce qui est indépendant, extérieur, hors de soi,
  2. Est réel notamment ce qui est postérieur ou antérieur à la pensée (le monde existait avant la pensée et existera après),
  3. On suppose que ce réel est cependant connaissable, mais de manière subordonnée (la connaissance est dans l'objet car venant de l'objet plus que dans la visée de cet objet),
  4. Il suffit de montrer et non de démontrer pour accéder à l'objet (la vérité des propositions n'est pas nécessaire, l'intuition suffit),
  5. Le réel est théoriquement infini et donc ne peut être mis en "boite" ontologique ou alors il faut se contenter d'une ontologie "à plat" qui ne classe rien,
  6. L'homme n'est plus au centre du monde, la vision égologique de l'homme doit devenir écologique.
Parmi les critiques du réalisme spéculatif, Michel Bitbol (physicien et phénoménologue) adopte une position antiréaliste, qui valorise la compréhension de la réalité comme coconstruite par les structures de la conscience, plutôt que comme un objet extérieur et indépendant des capacités humaines d'observation et de réflexion. Il s'appuie pour cela sur l'exemple de la physique quantique : ce n’est pas le réalisme critique mais la phénoménologie qui est le plus en accord avec les découvertes de la physique actuelle. En effet, le réalisme critique continue à s’appuyer sur le présupposé d’un donné de relation externes qui préexisterait indépendamment de son contexte d’observation. Or, comme le montrent notamment les études de Michel Bitbol, ce présupposé est remis en question par la physique quantique. Pascal Engel (philosophe analytique) est reconnu pour ses positions en faveur du réalisme épistémologique et de la rigueur analytique en philosophie. Critique de diverses tendances postmodernes et relativistes, Engel défend l'idée que la vérité et les normes de rationalité sont essentielles à la connaissance et ne sont pas simplement des constructions sociales ou culturelles. Il oppose notamment un réalisme critique aux positions de certains penseurs poststructuralistes, plaidant pour un retour à une philosophie qui valorise la véracité des propositions indépendamment des perspectives subjectives.

Ces réalismes dits nouveaux sont encore brouillons et maladroits et ils se trompent de combat en attaquant la relation pensée-objet, mais il est nécessaire à notre ère anthropocène, de changer notre rapport aux choses et aux espèces animales, donc les ontologies. Notre rationalisme trop exclusif - hérité des Lumières - nous a amené à considérer les animaux comme des machines et la nature - à notre service - que l’on peut dominer, et ordonner à notre guise. Il faut donc changer notre relation aux choses si l’on ne veut pas détruire la nature et la biodiversité en respectant les choses en tant que telles. Il s’agit notamment de ne plus considérer seulement le côté rationnel ou utilitaire de la relation aux choses mais essayer de considérer un peu plus les choses “en soi” en décentrant notre regard (2). Cela amène effectivement, à revoir nos ontologies et catégories sur le monde, notamment par des ontologies plus “à plat”, en remettant l’homme à sa juste place parmi les espèces et en reconsidérant la notion de réalité et nos rapports aux choses sous un angle écologique (3). Tchouang Tseu ne disait-il pas “j’ai rêvé que j'étais un papillon” ? ce qui relativise la question du réel d’une part mais aussi de la relation aux autres espèces animales et plus généralement au monde. Il faut donc renverser le regard de “qu’est-ce que le monde pour moi” en “qu’est-ce que je suis pour le monde”. C’était aussi la position de Levinas à propos de l'altérité : non pas “que sont les autres pour moi” mais “que suis-je pour eux et comment être avec eux”. 


D’un autre côté, la physique quantique nous fait remettre en question aussi la catégorisation du monde, les catégories du micromonde ne sont pas celles du macromonde, notamment pour les catégories de matière, d’espace et de temps.




Nous construisons des murs de vent,
des ponts de poussière,
des routes sur des ombres d’horizon.

Sous nos pas,
le sol est à la fois solide et fuyant,
et chaque mot que nous jetons à la mer
devient une île ou s’éteint dans l’eau noire.

Nous regardons le monde
à travers des fenêtres aux vitres déformées,
nos mains dessinent des contours
que seul notre regard connaît.

La réalité se plie, s’efface et revient,
comme une brume familière,
comme un mirage que l’on devine,
mais que l’on ne peut toucher.

Est-elle là, cette vérité ?
Ou seulement ici, là où nous la posons,
là où nos pensées prennent forme ?
là où l'être s'exprime ?

C’est peut-être un rêve partagé,
ou peut-être une trame invisible,
un fil que l’on suit, que l’on noue et dénoue,
vers ce qui reste toujours au devant.

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(1) Jocelyn Benoist a d’abord été adepte de la phénoménologie. Il considérait, fidèle à l’inspiration de Husserl, que décrire l’expérience brute de notre rapport au monde était plus fondamental que d’analyser les concepts, fruits d’opérations de pensée plus abstraite. Mais la lecture des logiciens européens du XIXe siècle et des philosophes américains contemporains comme de Wittgenstein, l’a poussé à abandonner l’ambition de réinstaller toute notre connaissance sur le terrain du sensible. Depuis plusieurs années, dialoguant avec les penseurs anglo-saxons, il s’achemine sûrement vers une pensée du réel, de sa profondeur et de sa diversité. Les concepts sont précisément faits pour le parcourir. Mais qu'est-ce qu'un concept au fond ? C'est là un autre discours...

(2) L'ontologie orientée objet (OOO, pour Object-Oriented Ontology) est une philosophie qui affirme l'importance et l'autonomie des objets, indépendamment de leur relation avec la perception ou l'interaction humaine. Cette approche soutient que les objets – qu’ils soient physiques, conceptuels ou abstraits – possèdent une existence et des caractéristiques en elles-mêmes, sans être entièrement définis par leurs interactions ou leurs effets perceptibles sur les humains.

(3) L'interaction entre réalisme et écologie appelle à une révision fondamentale de la manière dont la réalité matérielle et la nature sont perçues et traitées. Le réalisme, en tant qu’approche philosophique qui cherche à ancrer la vérité dans le monde objectif, peut être associé aux débats écologiques en réévaluant notre conception des objets naturels et de leur autonomie, indépendamment de leur utilité humaine. Face aux crises écologiques actuelles, le réalisme spéculatif et l'ontologie orientée objet peuvent jouer un rôle crucial en invitant à considérer la nature comme un ensemble d'objets possédant une valeur intrinsèque. Ce point de vue met en avant une réalité écologique où les éléments naturels existent pour eux-mêmes et non uniquement pour les besoins humains. Cette approche nous pousse à réfléchir aux impacts de l'exploitation de la nature et à questionner des pratiques qui mettent en danger la biosphère, en favorisant une vision du monde qui considère chaque entité – vivante ou non – comme digne de respect et de préservation.