Langage poétique


Mariage de la philosophie et de la poésie



Certains grands poètes de ce siècle et du siècle passé, depuis Mallarmé, ont expressément affirmé une fonction d’expressivité ontologique de la poésie et développé des poétiques réflexives fortement philosophiques. Ceci depuis Novalis disant : "La poésie est le réel absolu. Plus une chose est poétique, plus elle est vraie."

Mais il n’en a pas toujours été ainsi : Platon entend en fait être le maître du poète en ce qu’il lui assigne une fonction de maîtrise déléguée, celle de l’éducation du peuple par l’enseignement des mythes fondateurs revus et corrigés par lui, purifiés de leur dérive fantasmatique, et émondés de leur lien au seul désir. En effet Homère, par son pouvoir propre, produit des effets publics en ce qu’il prend en charge la vie immédiate en ses concrétions mi-subjectives / mi-objectives. C’est pourquoi Platon chassa Homère de la cité, car ni le mythe ni la poésie selon lui, ne portent la vérité.

Le rapport de la poésie à la philosophie a été formulé par Aristote et repensé par Kant. Il consiste à reconnaître l’autonomie relative de la poésie sans la subordonner au vrai de la philosophie. Le poème n’a pas à être jugé par rapport à une vérité à laquelle il ne prétend pas. Il relève d’une fonction autonome d’expressivité. La vraisemblance poétique (et non la vérité) consiste à convoquer notre sensibilité, à nous surprendre : elle surprend en effet la faculté que nous avons d’être affectés par le langage par-delà sa fonction de communication ou de signification. Elle nous met en situation d’imaginer ce que l’autre qui prend la parole a pu vivre de plus personnel ou non, elle nous soumet à une épreuve singulière, l’épreuve où la faculté de sentir devient l’objet de la transformation, de la métamorphose qui la libère.



Pour Rainer Maria Rilke, la saisie du poétique est indéfiniment inaccessible : cette inaccessibilité est son sens même, son inachèvement perpétuel. Cet inaccessible est la raison d'être du poétique, posée comme nécessité du commencement. Il écrit à son jeune correspondant dans les lettres à un jeune poète : "ne voyez-vous pas que tout ce qui devient est toujours commencement ?"

Respirer, invisible poème !

Continûment, purement, au prix

de l’être propre, espace échangé. Contrebalance

au rythme de quoi proprement j’adviens.


Vague unique, dont

je suis à mesure la mer ;

de toutes les mers possibles, toi, la plus épargnante, –

acquisition d’espaces.


Ces espaces, combien de leurs points étaient déjà

à l’intérieur de moi. Plus d’un vent

est comme mon fils.


Toi, me reconnais-tu, air, encore plein de lieux qui furent miens ?

Écorce lisse, toi, un jour,

voûte et feuillage de mes paroles.


Rilke. Sonnets à Orphée




La parole est l’être de l’être, elle exprime l’essence de l’être

Il n'y a pas de séparation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur de la parole, l’être-du-monde et l’être-soi. L’être-du-monde parle à l’être-soi et lui porte le chant du monde. L’être-soi parle à l’être-du-monde et lui dit son être.

Ainsi l’espace intérieur s’harmonise au chant du monde et la parole réalise la continuité entre espace intérieur et espace extérieur : l’être déploie son exister dans le chant du monde. L’oiseau que je vois dans le ciel porte tout mon imaginaire poétique. Il devient mon chant intérieur.

La parole s’origine dans l’espace intérieur de l’être, elle se déploie dans l’espace extérieur. La parole s’origine dans l’espace extérieur, elle se déploie dans l’espace intérieur de l’être.

La parole se déploie en avant de l’être, se source dans l’in-dit.

La parole atteste le souffle du monde, devient cosmique.. Elle inonde mon espace intérieur. Elle me porte l’être-du-dehors, son souffle, son ouverture.

Elle façonne dans l’accueil l'espace intérieur.

Le dedans et le dehors, l’être-soi et l’être-du-monde ne font qu’un. L’être-du-dehors s’unit à l’être-au-dedans dans l’extase d’un chant unique. Double union avec la parole-de-l’autre dans l’espace extérieur de la parole, vibration à l’unisson des espaces intérieurs dans le Deux.

Être du chant du monde dans une conscience intégrative. Dans le silence bruissant. Parole intérieure dans l’absence de mots. Signifiance du souffle dans le respir du monde.
L’espace intérieur s’emplit du pur silence de l’écoute
dans l’ouvert de la vacuité
dans l'être-là au monde vibrant
frémissement solaire

Un même espace unit tous les êtres : espace

intérieur au monde. En silence l’oiseau

vole au travers de nous. Ô, moi, qui veut grandir,

je regarde au-dehors, et en moi grandit l’arbre.

R.M. Rilke


L'espace, hors de nous, gagne et traduit les choses :

Si tu veux réussir l'existence d'un arbre,

Investis-le d'espace interne, cet espace

Qui a son être en toi. Cerne-le de contraintes.

Il est sans borne, et ne devient vraiment un arbre

Que s'il s'ordonne au sein de ton renoncement.


R.M. Rilke Poème de juin 1924, traduit par Claude Vigée, publié dans la revue Les Lettres, 4e année, nos 14, 15, 16, p. 13.



Rilke parlera d’« espace intérieur du monde », en créant le néologisme de Weltinnenraum, pour signifier l’unité retrouvée dans l’abolition des limites entre le dehors et le dedans. La première expérience vécue (Erlebnis, traduit « Moment vécu » dans l’édition de La Pléiade des œuvres de Rilke et « Aventure » dans celle du Seuil) fut pour lui de se sentir « porté de l’autre côté de la nature » par le cri d’un oiseau qui ouvrait un espace où se rejoignaient le monde intériorisé et le soi extériorisé (...) un cri d'oiseau était là soudain, accordé au dehors et en lui-même : c'est-à-dire qu'il ne se réfracta pas aux limites du corps, qu'il concilia les deux directions en un espace ininterrompu où, mystérieusement protégée, ne persista qu'une tâche de la plus pure, de la plus profonde conscience.

Il avait alors fermé les yeux pour qu'une aussi noble expérience ne fût point dérangée par les contours de son corps, et l'infini le submergea de toutes parts avec une telle intimité qu'il put croire sentir dans sa poitrine le poids léger des étoiles qui venaient de se lever



Pour Tristan Tzara : « La poésie n’est pas uniquement un produit écrit, une succession d’images et de sons, mais une manière de vivre ».

« J'ai sorti mon vieux rêve de sa boîte, comme tu prends un chapeau
Le sommeil est un jardin entouré de doutes
On en distingue pas la vérité du mensonge. »




Pour Ludwig Wittgenstein : « la pensée poétique advient, imprévisiblement, quand et seulement quand une forme de vie transforme une forme de langage et quand une forme de langage transforme une forme de vie, les deux inséparablement. »


Pour André Breton, la poésie est un manifeste : il s'agit d'écrire comme on rêve, d'agir comme on rêve, non pour échapper au réel mais pour déranger l'ordre imparfait des choses, augmenter les possibilités de jouissance de la vie. En effet, la philosophie du surréalisme consiste en une théorie de l'amour, de la vie, de l'imagination, des rapports de l'homme au monde. Le surréalisme est une forme de libération totale de l'esprit.




Pour Martin Heidegger la poésie est la sacralisation de la parole, seul recours en notre temps de détresse pour excéder le champ du concept et ouvrir une éclaircie dans le nihilisme de la pensée. : « la poésie est le langage de l’Etre ».
C’est la langue qui fait advenir l’étant en tant qu’étant à l’ouvert. Là où aucune langue ne se déploie, il n'y a pas d’ouverture de l’étant. La langue est œuvre de déploiement. Dans la mesure où la langue nomme pour la première fois l’étant, un tel nommer permet seulement à l’étant d’accéder à la parole et à l’apparaître. Ce nommer, c’est la nomination de l’étant à son être, à partir de l’être. Ce dire est ainsi le projet de l’éclaircie où est dit comment et en tant que quoi l’étant parvient à l’ouvert. Le projet, c’est la libération d’un « jeter » sous la figure duquel l’ouvert se destine à entrer dans l’étant comme tel. Le dire est son projet et ainsi Poème. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part

Le poème a vocation à traduire l’existence ou à se tenir à l’écoute du mystère de l’être et du monde. Habiter en poète, c’est œuvrer et veiller dans l’attente de l’invisible. L’habitation poétique se fait dans la temporalité de l’être. Ainsi Le philosophe est invité à se laisser guider par le poète en s’engageant dans une pensée méditante.

C'est le sens de « Ritorno » de Giogio Caproni :

« Je suis retourné là
Où je n’avais jamais été.
Rien, de ce qui ne fut, n’a changé.

Sur la table (sur la toile cirée
à petits carreaux) à moitié plein
j’ai retrouvé le verre
jamais rempli. Tout
est resté encore tel
que jamais je ne l’ai laissé. »

  
Il y a une poésie de la pensée comme il y a une pensée de la poésie. La connaissance poétique se décline comme une connaissance des profondeurs. La poésie des profondeurs évoque avec un lyrisme retenu, dans la sérénité de la pensée, le plus lointain d’où naît l’éclaircie des mots.



René Char dit dans son poème Dans la marche (La Parole en archipel) : « La poésie est à la fois parole et provocation silencieuse, désespérée de notre être-exigeant pour la venue d’une réalité qui sera sans concurrente. Imputrescible celle-là. Impérissable, non ; car elle court les dangers de tous. Mais la seule qui visiblement triomphe de la mort matérielle. Telle est la Beauté, la Beauté hauturière, apparue dès les premiers temps de notre cœur, tantôt dérisoirement conscient, tantôt lumineusement averti. »


Comme le théorise Martin Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme : « Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur veille est l’accomplissement de la révélabilité de l’Être, en tant que par leur dire ils portent au langage cette révélabilité et la conservent dans le langage »


La poésie ne se dit pas, elle se fait.

 


Reprenant Wittgenstein, Henri Meschonnic dit :
"Le poème, tel que je l’entends, transformation d’une forme de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie, partage avec la réflexion le même inconnu, le même risque et le même plaisir, le même pied de nez aux idées reçues du contemporain. Puisqu’on n’écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la vie."

La marche des mots

Les intervalles entre les pulsations du cœur

ne sont pas vides

les intervalles entre les mots ne sont pas blancs

ce sont des presque mots des

presque gestes

du plus que se taire

et du moins que dire

Henri Meschonnic, Nous le passage, Verdier, 1990