Qu’appelle-t-on monde ?
Quelle est notre relation au monde ?
Y a-t-il plusieurs mondes ?
![]() |
| Héraclite |
Monde en mutation : Le concept de "monde" chez Héraclite (philosophe grec du VIe siècle av. J.-C.) est centré sur le changement perpétuel et l'unité des opposés. Héraclite est célèbre pour sa doctrine selon laquelle le monde est en flux constant, symbolisé par l'idée que "tout coule" (panta rhei). Pour lui, le monde est caractérisé par une tension dynamique entre les forces contraires, et cette tension est ce qui maintient l'harmonie du cosmos. Selon Héraclite, il n’existe pas un monde mais des mondes, lesquels sont des modalités d’être-au-monde, dont l’illusion donne au sujet le sentiment qu’il se trouve dans une réalité autre que la sienne et distincte de lui. Lorsqu’il est éveillé, le sujet voit dans ce monde d’autres sujets avec qui il partage le même sentiment et donc le monde devient une illusion collective pouvant faire office de croyance commune. Il est alors possible de voir ici le monde comme une conception partagée par une communauté d’hommes et affirmée comme véridique. Le "monde partagé" chez Héraclite est donc un monde de contradictions et de tensions, où les opposés coexistent et sont nécessaires l'un à l'autre pour créer l'harmonie. C'est un monde en perpétuelle mutation, guidé par une loi universelle (le logos) qui échappe à la compréhension immédiate mais régule les transformations incessantes. Le concept d'un monde en changement perpétuel, où rien n'est stable.
Monde comme kosmos : À travers les nombreux développements théoriques engendrés par le concept de monde, qu’il soit compris comme kosmos dans l’idée d’une « âme du monde » en particulier chez Platon et reprise par les stoïciens, ou en tant que mundus chrétien, le monde se voit invariablement attribuer un caractère d’ordre unitaire prenant place au sein de l’univers physique. La vision classique du monde, compris comme kosmos (κοσμος en grec ancien), est une conception philosophique et cosmologique qui remonte à l'Antiquité grecque. Ce terme se réfère à l'idée d'un ordre universel, harmonieux et organisé, en contraste avec le chaos. Il désigne l'univers dans son ensemble, perçu comme un système organisé et harmonieux. Ce concept est surtout développé par des philosophes comme Pythagore, Platon, et Aristote.
Pythagore voyait le kosmos comme régi par des principes mathématiques et des proportions harmonieuses, impliquant que l'univers est structuré selon des lois mathématiques précises.
Platon considérait le kosmos comme le monde sensible reflétant un ordre idéal ou parfait, une manifestation des Idées ou Formes éternelles. Pour Platon, le monde matériel est un reflet imparfait de ce monde des Idées, mais il est encore régi par un ordre interne.
Aristote, quant à lui, décrivait le kosmos comme un ensemble structuré où chaque partie a une fonction spécifique et contribue à l'harmonie globale. Son modèle du kosmos était géocentrique, avec la Terre au centre, entourée par des sphères célestes qui portent les astres.
L'idée d'un kosmos implique aussi une harmonie ou une symétrie universelle. Cette vision se retrouve dans l'idée que l'univers est régi par des lois naturelles et des relations proportionnelles qui garantissent l'équilibre et la stabilité de l'ensemble. Cette harmonie est souvent vue comme une manifestation d'une intelligence divine ou d'un principe ordonnateur, idées reprises tout au long du Moyen-âge.
On pourra toujours évoquer quelques tentatives de sortie hors d’une conception unitaire du monde en rappelant la thèse de Giordano Bruno relative à une multiplicité de mondes ou le « parmi tous les mondes possibles... » de Leibniz. Mais jamais Bruno ne va jusqu’à affirmer l’existence de lois différentes pour chacun des mondes, et la multiplicité des mondes de Leibniz demeure virtuelle en tant qu’un seul monde est actualisé, à savoir le plus harmonieux, selon la volonté de Dieu.
![]() |
| Emmanuel Kant |
Monde naturel : Kant a clairement déterminé la ligne de partage entre les concepts de monde et de nature dans la Critique de la raison pure : nous avons deux termes, monde et nature, qu’on prend quelquefois l’un pour l’autre. Le premier signifie l’ensemble mathématique de tous les phénomènes et la totalité de leur synthèse (...) mais ce même monde s’appelle nature en tant qu’il est considéré comme un tout dynamique. On l’appelle aussi monde naturel. Kant distingue deux types de monde dans sa critique de la raison pure : (a) le monde phénoménal : c'est le monde tel qu'il nous apparaît à travers nos sens et notre perception, structuré par les catégories de notre esprit (espace, temps, causalité); (b) le monde nouménal : c'est le monde tel qu'il est en soi, indépendamment de notre perception. Cependant, Kant soutient que ce monde nouménal est inconnaissable pour nous ; nous ne pouvons connaître que le monde phénoménal, celui de notre expérience.
![]() |
| Frédéric Nietzsche |
Monde chaotique : La position de Nietzsche sur la question nihiliste du monde est connue à travers le perspectivisme qui rend le monde infini par le nombre incalculable d’interprétations qu’il contient. Ce n’est plus un monde mais le chaos, « le caractère de l’ensemble du monde est de toute éternité celui du chaos ». Pour Nietzsche, le monde n'est pas fixe ou stable, mais un processus de devenir constant. Il s'oppose à toute idée de permanence et affirme que tout est en flux, en changement perpétuel. La réalité est chaotique, sans ordre intrinsèque ni but final. C'est un monde de forces et de tensions, où la vie s'exprime à travers le changement et le conflit. Nietzsche rejette ainsi l'idée de lois éternelles et d'un ordre moral universel. Un autre concept central de Nietzsche est la volonté de puissance (Wille zur Macht), qui est la force motrice derrière toute existence. Le monde, selon lui, est l'expression de cette volonté de puissance, présente dans chaque être vivant qui cherche à croître, à dominer et à se surpasser. Contrairement aux philosophies qui posent un but extérieur au monde (comme le bonheur, la vérité ou Dieu), Nietzsche affirme que le monde n'a pas de sens ultime, mais qu'il est simplement le terrain où s'exprime cette volonté. Pour lui, le monde n'est donc pas un lieu de vérités éternelles ou de valeurs fixes, mais un espace où la vie, la force, et le devenir sont centraux.
| Ludwig Wittgenstein |
![]() |
| Edmund Husserl |
![]() |
| Maurice Merleau-Ponty |
La chair du monde : Merleau-Ponty, dans sa phénoménologie de la perception, insiste sur le monde perçu, c'est-à-dire le monde tel qu'il se manifeste à travers notre corps. Contrairement à une approche cartésienne qui sépare l'esprit du corps, Merleau-Ponty voit le corps comme central à notre expérience du monde. Le monde n'est pas simplement un objet de connaissance, mais un espace que nous habitons de manière incarnée. Il entend : « retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, mais un entrelacs de vision et de mouvement » (1964, L’œil et l’esprit). Le souci de déborder la position cartésienne du spectateur, point fixe hors du monde, est ici évident. La vision n’est plus pure vision théorétique, comparable à l’attitude d’un géographe survolant ses cartes, mais est inscrite dans le monde, enveloppée en lui, entrelacée. Le monde n’est donc plus un en-soi indépendant, face à moi comme dans le représentationalisme classique où deux entités indépendantes (res cogitans et res extensa) se font face. Pour autant, l’entrelacement ne signifie pas qu’il y ait coïncidence au sein de ce rapport. En ce sens, l’écart qui séparera toujours la chair du monde et celle de mon propre corps restera constitutif de leur relation et de leur croisement. Le terme de chiasme - synonyme d’entrelacement - lui-même réciproquable avec l’empiétement, sera utilisé pour dire l’identité dans la différence, voire dans l’opposition. Chacun des termes, opposés ou différents de l’autre, n’est lui-même qu’en vertu de son rapport à l’autre (réversibilité et structure croisée). Les notions d’entrelacs, de chiasme, nous donne accès à une relation qui n’est pas relation entre deux entités initialement constituées mais relation qui fait l’identité même des opposés. Je suis entrelacé au monde, pli du monde et non entité constituée face à lui. Le concept de chair, central dans la dernière œuvre de Merleau-Ponty, ambitionnait d’être ce lien, ce liant, ce tissu conjonctif entre le monde et le sujet : la chair, c’est à la fois le sujet fait monde et le monde fait sujet. Sujet-monde et monde-sujet : sujet et monde chacun s’incarnent, c’est-à-dire se phénoménalisent, en tant que chair. Sujet et monde sont chair.
![]() |
| Jan Patočka |
Un monde ouvert : Le « monde » de Jan Patočka est « a-subjectif » : c’est la « situation » qui oriente son sens mais qui, vécu comme une crise où l’étonnement est manifeste, peut être réorienté grâce au corps et la volonté du sujet, voire la communauté, ayant le souci de soi. L'orientation des mondes est alors le mouvement de l'existence du sujet qui, bien que naissant dans une terre qu'il n'a pas choisie, peut prendre racine et tendre vers le ciel – la lumière – et puis ouvrir des horizons afin de vivre (Le monde naturel comme problème philosophique, 1936). Une conception du monde apparait alors d’abord chez Patočka comme une « représentation du monde », qui exprime le rapport du sujet qui se vit de l’intérieur, avec un extérieur, qu’il ne perçoit pas comme faisant partie de lui. Ainsi, tout sujet, qu’il y fasse attention ou non, se situe dans un environnement qu’il croit réel et possède une conception naïve du monde, c’est-à-dire un regard – une perspective – sur le lieu qu’il habite, lequel lui parait plus ou moins familier et à la portée de sa main.
L'homme est « orienté » selon le mouvement de la vie dont l'essence est ouverture, c'est-à-dire possibilité d'agir dans le monde, en vue de transformer le monde, et d'être transformé soi-même en retour par le monde. Ce retour n'est pas que fin du mouvement mais aussi origine, en tant que le monde est la condition d'action de l'homme qui lui insuffle l'énergie et oriente son mouvement selon les conditions qu'il prescrit en lui proposant une dynamique fondée sur trois mouvements : le mouvement d'ancrage ; le mouvement de prolongement de soi ; le mouvement de percée. A la fin de sa vie, Patočka cherchera l'origine-du-monde-dans-le-mouvement qui est orientation, c'est-à-dire le fondement originel dont l'homme fait partie, mais où le sujet n'est plus isolé, et dont il n’est même plus une priorité. Il s’agit pour l’homme de trouver la bonne orientation dans un monde en mouvement : « L’homme est un être qui non seulement est fini, qui non seulement est une partie du monde, mais encore qui possède le monde, qui a un savoir sur le monde. Or, nous avons rencontré ici le monde non seulement comme la totalité des choses existantes, mais avant tout comme la fonction qui fait que nous pouvons avoir une telle réalité proliférante dans notre conscience, comme quelque chose qui relève de l’essence de l’humanité même, de la forme de notre existence au milieu des choses. Cette fonction, en vertu de laquelle seule nous pouvons avoir une réalité unitaire, l’univers de tout ce qui est, cette fonction qui contient la possibilité de l’univers ne mérite-t-elle pas d’être appelée monde au sens le plus originaire ? »
![]() |
| Nishitani Keiji |
![]() |
| Renaud Barbaras |
L'apparaître du monde : Renaud Barbaras part de la constatation que le monde semble être à la fois ce qui me fait face et ce qui m’englobe. Il est le corrélat de mes considérations subjectives, il est la somme des objets ou étants placés sous mon regard, mais il est aussi ce qui dépasse, ce qui enveloppe cette corrélation regardant-regardé, comme cadre au sein duquel celle-ci a lieu. « Le sujet est un étant qui a ceci de singulier qu’il est enveloppé par ce qu’il conditionne, qui est impliqué dans un spectacle qu’il met pour ainsi dire en scène » (Introduction à une phénoménologie de la vie). La question semble insoluble posée ainsi car l’étant est à la fois objet du monde mais aussi sujet donc capable de « penser » le monde comme objet. Pour Barbaras le monde « clignote » dans son apparaître : tantôt l’on se sent « dans » le monde, tantôt « devant » le monde. Le monde fait apparaître la vie, donc l’étant. Le sujet appartient au monde et corrélativement le fait apparaître par son individuation : « L’appartenance du sujet au monde n’est ni identité, ni altérité, plus qu’identité et moins qu’altérité si l’on veut, mais, en vérité, tout autre chose que cette alternative abstraite pour autant que cette appartenance nomme le type de complicité qui se noue entre un sujet qui est de part en part dynamisme et un monde qui l’accueille et lui offre un espace convenant à sa mise en œuvre. » Barbaras pose ainsi un monde en mouvement, phénoménal en soi et la relation sujet/monde comme un vouloir-vivre qu’il appelle désir. Ce monisme radical ne parvient pas à réduire la scission entre sujet et monde qui se présente comme tension sans fin entre l’en-soi du monde et le pour-soi du sujet.
![]() |
| Gilles Deleuze |
Un monde désordre : Pour Gilles Deleuze le monde nous apparaît, mais plutôt un chaosmos (concept joycien), à travers un ordre désordonné : « un chaosmos et non plus un monde ». Le chaosmos est l’homologue chez Deleuze de l’idéal unitaire du monde phénoménologique. Il se distingue cependant de ce dernier en tant qu’il n’expulse pas le chaos hors du monde immatériel, mais l’intègre dans une nature dominée par des lois variables. Plus précisément il y a pour Deleuze une multiplicité de mondes possédant chacun un système de lois propres qui, ensemble, forment une nature chaosmique. Deleuze conçoit donc des mondes ayant à chaque fois des lois propres d’organisation et dont les aspects contradictoires entre eux ne gênent en rien leur coexistence. On peut en effet distinguer le monde atomique gouverné par des lois quantiques, le monde microscopique qui déjà à ce niveau peut être gouverné par des lois biologiques, le monde macroscopique celui de la physique de Newton, et l’univers référant davantage à la mécanique relativiste. En somme, la réforme deleuzienne de la conception phénoménologique de monde vise à intégrer trois nouvelles dimensions : les forces anorganiques par lesquelles la nature trouve son moyen d’expression, les disjonctions inclusives qui caractérisent le mode de fonctionnement de chaque monde, et la pleine réalisation d’une multitude de mondes qui forment autant de systèmes de lois différents.
![]() |
| Bernard d'Espagnat |
Monde physique voilé : Pour un physicien comme Bernard d’Espagnat, nous avons une connaissance indirecte du monde grâce aux théories physiques les plus puissantes sur le plan prédictif portant sur la réalité empirique. Les théories de la physique quantique, exprimées dans un langage mathématique, sont difficilement compréhensibles en langage naturel ou en images pouvant nous donner une représentation claire des phénomènes. On ne peut pas non plus observer la réalité sans la « bousculer ». Il donne à ce propos l’exemple de l’arc-en-ciel qui existe indépendamment de tout observateur mais qui a pourtant des propriétés qui dépendent de l’observateur (notamment sa position). Un virus est comme le chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant : cela dépend de quel point de vue on le regarde. Le réel est ainsi voilé par nos théories, non pas au sens où il se tient derrière un voile qu’il suffirait de retirer mais il est voilé en lui-même à tout observateur. La conscience que nous avons désormais des limitations inhérentes à la pensée humaine, obtenue grâce aux problèmes soulevés par la théorie quantique, nous invite à considérer comme étant aussi valide l’image d’un réel voilé de manière intrinsèque.
![]() |
| Mikel Dufrenne |
Monde feuilleté : Mikel Dufrenne nous incite à penser que ces croisements, qui sont le tissu de nos vies, sont multiples et diversifiés. Il faut veiller, en effet, à ne pas tous les rabattre sur un seul type de relation. Il y a une pluralité de mondes, une pluralité de « nous », comme il y a une diversité de manières d’être dans le monde. A ces diversités correspond différentes modalités de croisements qui ont toutes en commun d’être des figures de la relation, des modes de l’affinité, des visages de la rencontre. Par exemple, ma relation scientifique à l’objet de la physique n’invalide pas ma relation affective au monde. Elle est autre, et la philosophie doit prendre en charge cette pluralité, cet étagement, ce feuilletage. Il convient de s’attacher à décliner ces différentes modalités du croisement ou de relation d’action réciproque, à chacun des multiples niveaux de notre expérience. Il ne s’agit, donc pas d’opposer ni de mettre en concurrence une manière d’être au monde (par exemple mon expérience quand je fais des mathématiques sur le monde) à une autre (mon expérience quand je suis en contemplation devant un paysage). Il s’agit, bien plutôt, de décliner les modes, les visages ou figures de l’entrelacement ou relation réciproque, qui est le nom même de l’expérience.
![]() |
| Le mode dans la main |
Conclusion ? : Le monde est un simple concept, parfois rond et incliné ou même feuilleté, vide et mouvant, abstrait ou concret. Se laisser couler sur ses pentes ou explorer ses moindres interstices jusque dans sa chair. Il restera voilé par les nuages, chaotique, désordonné mais aussi possiblement harmonieux et ouvert. Mais c'est là que de toutes manières on doit vivre et faire nos expériences dans une grande interdépendance.
![]() |
| Magritte, le monde dans les nuages |












