Le "nous"

 

Les facettes du « nous » ou l’altérité partagée

Quand disons-nous « nous » ? (+)

 


Le nous comme facette de l’intersubjectivité langagière

« Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je ».
« D’une manière générale, la personne verbale au pluriel exprime une personne amplifiée et diffuse. Le nous annexe au je une globalité indistincte d’autres personnes. »
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, « De la subjectivité dans le langage »
Ainsi Emile Benveniste pose-t-il la différence entre le je et le nous en assignant au nous une valeur intersubjective : un "je" étendu qui parle au nom d’un collectif. « Nous » ne désigne donc pas une pluralité de "je", encore moins une juxtaposition ou une addition de "je". C’est un je dilaté au-delà de la personne stricte plutôt qu’un je pluralisé. C’est une prise à partie inclusive (moi et vous face à eux) ou exclusive (moi et eux face à vous).




Mais qui est ce « nous » ? Quelles sont les frontières diffuses du « nous » ? Peuvent-elles être nettement fixées ? Le contexte est-il l’unique opérateur de distinction des différentes références possibles du « nous » ? N'est-ce pas enfin le propre de tout locuteur habile de jouer sur différentes strates et ententes du « nous » en créant de l'entre-nous que chacun puisse prendre pour soi ? Les frontières du « nous » sont sans doute indistinctes ou brouillées, mais elles rassemblent au minimum une pluralité de sujets. « Nous » peut certes être employé alors qu'il ne réfère qu'à une seule personne, c’est le « nous » d’auteur, de roi. Il peut à l'inverse être utilisé par le seul locuteur pour inciter et engager son interlocuteur à agir, sans qu'il ne s'inclue lui-même dans l'action à accomplir (usages médicaux, exhortations pour entraîner certains enfants à agir, équipe de sport, partis politiques, etc.).

Ce qui est sûr c’est que le « nous » n’est pas seulement un pronom à valeur sémantique mais également pragmatique puisqu’il réfère à un certain contexte.

Le nous comme facette politique ou sociale, l'être-social

En politique, les communautés ne peuvent être pensées comme des individualités même des individualités étendues sauf à convoquer le concept de représentativité. Qui peut dès lors dire « nous » ? Tout au plus un porte-parole qui doit se ranger dans une neutralité sans pour autant annexer la parole à son profit. Mais comment garantir dès lors que le « nous » possède encore un pouvoir d’individuation compris cette fois-ci en son sens distinctif ?

Dans l’Emile et le Contrat social, Jean-Jacques Rousseau évite le « nous » pour utiliser le terme de « moi commun », qui doit être pris littéralement plutôt que métaphoriquement comme l’opérateur de constitution du corps politique dans lequel tous se reconnaissent. Ce « moi commun » n’est pas un « nous » au sens de Benveniste mais c’est un moi commun à tous, un moi du tout qui réduit le je à son appartenance au nous : je suis citoyen avant d’être individu, je prends conscience de moi à travers le moi commun.

L’individu qui dit « nous » en contexte politique ne part pas du « je » pour inclure d’autres individus dans un processus logique de dilatation, mais s’insère dans un « nous » auquel il appartient d’emblée, indépendamment des relations interindividuelles ou communautaires qu’il tente ou ne tente pas de constituer ; le « nous » ne désigne pas dans ce cas le prolongement d’un singulier, mais une pure collectivité, plus proche au fond de l’impersonnelle troisième personne que de la première ; ainsi les membres d’une communauté politique ont un sentiment de co-appartenance plus que de co-engagement qui implique une solidarité plus qu’une identité réflexive, jusqu’à cette sorte de fraternité que l’on trouve dans une secte.

Ce « nous » proprement politique ne peut être seulement partisan, limité par une communauté d’intérêts ou d’idées, ce n’est pas le « nous » que prononcerait le citoyen qui souhaite se mêler des affaires publiques et parle au nom des autres, mais le « nous » qui rassemble toute la communauté à travers des institutions.

D’autre part le « nous » politique se distingue du « nous » social. Pour Georg Simmel :
« La socialisation peut avoir des degrés très divers allant de la réunion éphémère d’individus en vue d'une promenade jusqu'à la famille, de la communauté passagère des clients d'un hôtel à la profonde solidarité d'une guilde médiévale ».
L’idée est que la société est « une unité objective » qui ne tiendrait précisément son unité que de la conscience de ceux qui y participent. On ne peut donc pas se satisfaire d'une version faible de la compréhension des actions partagées selon laquelle les personnes se contenteraient de partager un objectif personnel, danser ensemble, dîner en groupe au restaurant, se promener, etc., ou un engagement commun dans ces actions. Ce n’est pas avoir une intention collective au sens d’une action partagée comme le dit Margaret Gilbert : « avoir une intention collective, c'est avoir l'intention comme si nous étions un seul corps dans un engagement conjoint », car pour Vincent Descombes cette vision tente de recomposer du social à partir de l’intersubjectif. Il s’agit plutôt de partir d’un nous social et des actions sociales : « Il y a du nous en moi ». Ainsi cela rejoint la tradition issue d’Emile Durkheim et prolongée par Louis Dumont : un esprit pratique des institutions nous précède et façonne lui-même les esprits individuels au plan social comme au plan politique.

Le nous comme socialisation sémiotique de l’esprit

En raison de la nature dialogique de la pensée, le social est chez Charles S. Pierce inscrit au cœur du mental. Le « nous » revêt également une valeur proprement épistémique dans la mesure où il devient le sujet – collectif – d’une interrogation. La solution que Peirce fournit au problème du sujet joue sur deux tableaux : l’un sémiotique, l’autre épistémologique, c’est-à-dire ici, le sujet collectif d’une recherche. Cela résout un problème de philosophie de l’esprit ; les sois peuvent fusionner en une personnalité plus large, l’esprit peut se diffuser et se répandre sur plusieurs personnes, devenant alors grégaire. Pierce pose la pensée comme foncièrement dialogique et toute pensée quelle qu’elle soit, est un signe et est principalement de la nature du langage. D’emblée, la pensée et la science mobilisent un « nous » qui trouve à s’incarner dans la conversation. L’enquête scientifique et la série sans fin des interprétations. Ce n’est pas l’esprit qui explique le mental, c’est la sémiotisation du mental qui rend compte de l’esprit. Ainsi toute pensée est dialogique et communicative. La relation-signe suppose un locuteur et un interprète virtuel : penser est comme parler, tout signe s’adresse, structurellement, à un interprète au moins possible. Si donc on se demande ce qu’est ce « nous », puisqu’il est producteur de signes, c’est un « nous » social et communicationnel, c’est un « nous » dialogique qui échappe aux objections que Peirce adresse au sujet de type cartésien, ce n’est pas une substance pensante, ce n’est pas le « je » du « je pense », c’est un « nous » collectif et solidaire : « la pensée n’est pas nécessairement liée à un cerveau ; elle apparaît dans le travail des abeilles, dans les cristaux, et partout en dehors de toute référence dans le monde purement physique ».

Ainsi, pour Norman Malcolm il arrive souvent (1) que nous sommes les porteurs de pensées que nous n’avons pas activement formées et que (2) les circonstances susceptibles de nous amener à les inspecter et à les évaluer ont peu de chances de se présenter. Il distingue deux niveaux : avoir à l’esprit la pensée que p et former la pensée que p (penser et avoir la pensée que). Tout se passe comme si un « nous » pensait en soi-même.



Le nous comme facette de l’intentionnalité collective (analytique et phénoménologique)

L’intentionnalité collective désigne, au sens strict, cette capacité que nous avons de nous orienter et de nous déterminer conjointement par rapport à des objets, des états de choses, des buts ou des valeurs. Ces états mentaux – intentionnels – présentent des dimensions cognitives, affectives, doxiques ou volitives et se manifestent sous des formes variées (attention conjointe, coordination, émotion partagée, croyances communes, etc.).




Bien que la philosophie analytique (1) et la phénoménologie (2) utilisent la notion d’intentionnalité collective elles ne se rejoignent pas sur le même concept : pour la première c’est ce que nous faisons ensemble et pour la seconde ce que nous expérimentons ensemble.

Pour John Searle (ou Margaret Gilbert citée ci-dessus), le nous est un agent collectif qui fait une action conjointe. L’intentionnalité collective est primitive et distincte des intentionnalités individuelles. Les actions accomplies sous l'impulsion d'une intention collective se distinguent des actions individuelles ou des actions qui sont communes d’une façon seulement contingente ou accidentelle par ce trait que dans l'action collective, la relation entre l'intention collective et l’intention individuelle est essentielle. L'action qui exprime une intentionnalité collective est littéralement selon Searle une action concertée (par ex. le corps de ballet, ou des musiciens jouant une symphonie). L’intention individuelle hérite de l’intention collective. « Dire « nous », c'est ici avoir des représentations en « nous », distinctes représentations en « je » dont le soubassement est formé par des capacités d’arrière-plan (background) », par ailleurs c’est aussi poser un « sujet-pluriel » dont l'intentionnalité est comprise en termes d’engagement dans l’action au nom duquel les différents individus sont conscients d'agir et le font afin de réaliser un projet commun – prendre l’engagement ou la décision d’agir ensemble dans un but commun et de s’y tenir.

Pour un phénoménologue social comme Laurent Perreau le « nous » est intersubjectif et dialogique, un « nous » institué d’une ontologie. Quel sens y a-t-il à dire « nous » ? Ou encore, quelles sont les conditions qui doivent être satisfaites pour que le « nous » ait véritablement valeur de « nous » ? Que vise-t-on à dire « nous » ? Il ne s’agit pas simplement d’établir les conditions sous lesquelles un « je » peut se reconnaître comme appartenant à un « nous », mais bien plutôt de rendre compte de la constitution de ce « nous » comme tel. Martin Heidegger, dans Être et Temps, voit dans ce qu’il nomme l’« être-avec » (Mitsein) une dimension existentiale qui relève du « nous », une dimension antérieure à toute définition du « moi » et d’autrui et analogue à la coexistence des étants dans le monde. Toutefois cela ne recouvre pas l’intentionnalité collective au sens phénoménologique de visée collective commune. En phénoménologie sociale, une approche du nous consiste à considérer l’acte dialogique comme acte de communication social dont le résultat est d’accorder les visées individuelles en visée commune mais aussi de fonder cet étant commun que Ludwig Binswanger appelle « nostrité » et qui s’oppose à la « mienneté » qui lui est afférente. Chez Edmund Husserl, une autre figure du « nous » s’illustre, dans sa dernière philosophie, à travers l’exploration des structures du monde de la vie (Lebenswelt), c’est-à-dire de cette sphère d’expérience qui est toujours « déjà-là », présupposé constant de nos pensées et de nos actions et qui apparaît nécessairement comme un monde commun. Comme l’indique Husserl : « Il ne faut pas oublier la constitution de l’être-ensemble perdurant des hommes entre eux, de l’humanité communautaire ouverte et de ses articulations, par laquelle seule advient l’unité d’un monde environnant pratique durable, l’unité d’un monde de la vie ». Ainsi pour Husserl la sociabilité est primitive et fonde le vécu-ensemble.

Conclusion

Le "nous" peut être considéré comme un simple référent de langage, un pronom à valeur pragmatique ou comme reflet d’un être social qui nous anime dans nos pensées intersubjectives, co-existentielles ou d’un vécu commun. Ce sont quelques-unes des facettes de ce "nous" qui est en moi et hors de moi dans une altérité partagée.

Mais le "nous" n'est pas le "deux" car le nous n'implique pas de réciprocité avec l'autre mais seulement un partage.


Dans la brume, un arbre, un oiseau
Au bord de la rivière fumante, une branche
L’eau ondoyante et calme
Les profondeurs insondables à l'algue de vie
Le brochet hésite, la carpe dort.
Les fruits tombent, la vie se renouvelle
Compter les jours dans la trame du temps
De l'écureuil qui nourrit le nid
Sarabande des pas à l'heure mouillée
Des pleurs retenus de l'été informe.
La coupure du cri de la cigale
Tes yeux trop loin pour me voir
Ton amour dans la mousse à la cigaline, toile du rêve.
Mon âme flotte dans le scintillement de l'ombre
Où ton visage s'irise
Passerelle d'ardoise dans la matérialité de l'amour.
Le lac murmure ton nom.

Départ, quand le "nous" se brise


Les nuages s’effilochent puis se déchirent
La mer s’étale à perte de vie
Le goéland s’en est allé dans l’absence
Le cri d’amour se perd
Tout retombe dans le soir
Une mantille sur les yeux, les heures amères

La porte se ferme sur le temps torturé.
Je t’attends en hibernation.

Des souvenirs de départs douloureux remontent de la solitude
Que ton absence claquemure.
Je suis enfermé dans le temps de l’attente
L’attente épineuse qui me déchire
Me lacère, me calcine, me défait
Au regard de chanvre qui s’effiloche
Et ne retient rien plus que des souvenirs en lambeaux
Que l’amour porte en lui.



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(+) Source : Klesis – 2016 : n° 34 – Dire « nous »