Phénoménologie sociale, Ethnométhodologie
La phénoménologie sociale
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| Alfred Schütz |
Le sens commun selon Schütz
On peut présenter le sens commun en décrivant,
successivement, ses trois composantes essentielles: a) l'attitude naturelle, b)
le stock de connaissances (communes) à notre disposition et, enfin, c) ce que
l'ethnométhodologie définira, avec Harold Garfinkel, en termes de « raisonnement
sociologique pratique » c’est-à-dire les ethnométhodes.
L'attitude naturelle
Est une description du monde
social tel qu'il est rencontré par ceux qui y vivent. Cette description se
fonde sur leur rapport au monde en général :
- Ce monde
se présente comme un donné objectif, préexistant à la naissance, et
survivant à la mort de tout individu,
- et
disposant d'une histoire indépendante de celle de ses membres.
- Il a une
structure d’ordre avec laquelle l’individu doit compter s'il veut faire
aboutir ses projets,
- et qui
s’ordonne de la même manière pour autrui si on met à part les effets de
perspective liés aux différences temporelles, spatiales et biographiques.
Toutes ces thèses que la
phénoménologie décrit comme rapport du sujet connaissant et agissant aux objets
qui l'entourent, valent aussi pour le rapport au monde social. Il « fait
monde » au même titre que le monde naturel.
Le stock de connaissances
On peut décrire le « stock de connaissances » comme
suit :
- il vient
de la société : « une petite partie seulement de ma connaissance
trouve son origine dans mon expérience personnelle. La part la plus
importante est d'origine sociale, elle m'a été transmise par mes amis, mes
parents, mes maîtres et les maîtres de mes maîtres » (Schütz 1987),
- il est
socialement distribué, ce qui signifie que ce que chacun connaît est
différent de ce que connaît l'autre ; selon les sujets abordés, nous
sommes tous experts ou novices,
- la
distribution sociale de la connaissance fait elle-même partie du stock de
connaissances à ma disposition, de sorte que si je suis confronté à un
problème que je ne maîtrise pas, je sais que je peux trouver quelque part un
expert en la matière,
- il est
construit sur le langage quotidien, de sorte que ce langage commun est son
médium de communication et d’interaction,
- il est
fondé sur des typifications, maximes et définitions qui forment un « horizon
ouvert de significations »,
- il n’est
pas pour autant une sorte de magasin ordonné d'informations et de
typifications. Il n'est pas ordonné selon des règles de la logique
formelle parce que, la signification des éléments qui le composent est
toujours dépendante du contexte d'usage.
Le raisonnement pratique de sens commun
C'est là un point qui est
esquissé par Schütz et qui sera surtout développé par l'ethnométhodologie
proprement dite : il s'agit de décrire les méthodes (constitutives du
raisonnement de sens commun) par lesquelles les individus produisent une
facticité de ce monde, c'est à dire, pour parler comme Emile Durkheim, « traitent
les faits sociaux comme des choses », posent ce monde devant eux comme
consistant, contraignant, indépendant, etc., bref, traitent le fait social
comme une sorte d’objet ontologique.
Les pratiques dites « du raisonnement de sens commun » interviennent
également dans le prélèvement méthodique des éléments du stock de connaissances
en fonction des nécessités d'une situation donnée ; les éléments de ce stock ne
contiennent pas en eux-même leur mode d'emploi, selon les conditions de leur
usage circonstancié. Ils ont au contraire une structure ouverte qui nécessite à
chaque instant des décisions raisonnées concernant leur emploi.
L'ethnométhodologie
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| Harold Garfinkel |
Les ethnométhodes
Garfinkel a eu l’intuition des
ethnométhodes en analysant des bandes enregistrées de délibérations de procès.
S’il avait pris un point de vue classique pour analyser les transcriptions des
bandes enregistrées, il aurait simplement trouvé une nouvelle illustration de
ce qu'on connaissait déjà par de nombreux travaux, par exemple, des leaders du "groupe-jury",
des formes de communication, des types d'influence, etc. Or la nouveauté a
consisté à s’intéresser à la manière pratique de raisonner, qu'on appelle le bon sens, mise en œuvre par les
jurés au cours de leurs délibérations. Il va donner un nom à ces procédures que
les jurés ont apprises dans la vie courante et non sur les bancs des facultés
de droit : ce sont des ethnométhodes. Dans la vie quotidienne les ethnométhodes
sont des routines que l’on utilise de manière plus ou moins inconsciente. Ces
routines, la plupart du temps invisibles, fondent et maintiennent nos échanges
: c’est la sensation généralisée et routinière d'être dans un monde connu et
partagé avec les autres, ainsi que la présupposition que chacun peut entrer en
communication avec les autres à demi-mot. Les ethnométhodes sont des procédures
qui se fondent sur deux piliers : l’indexicalité
et la réflexivité.
L’indexicalité
L’indexicalité est bien connue en linguistique : il
s'agit de termes comme "ici", "maintenant",
"ceci", "cela", qui n'ont de signification que par
référence à un contexte. Garfinkel généralise ce point de départ à l'ensemble
de nos activités : elles sont toujours définies par une situation dans le temps
et dans l'espace.
La réflexivité
Pour définir la réflexivité, on
prendra l'exemple, courant dans la littérature ethnométhodologique, de la file
d'attente. Lorsque je prends ma place dans la file qui se constitue en
attendant l'autobus, je contribue activement à la constitution de cette file.
Je fais respecter son ordre sinon je m’entends dire : « faites la queue
comme tout le monde ! ». En même temps, réflexivement, je suis obligé de
rester à ma place par l'ordre même que je contribue à constituer. Je participe
à la fois par mon arrivée et par mon installation dans la file et je suis
institué par elle. L'instituant et l'institué ne sont dissociés ici que par une
description après coup ; ils ne le sont pas dans l'activité réflexive, ici et
maintenant.
Garfinkel trouve un modèle de réflexivité dans la psychologie de la forme (la gestalt-théorie) telle qu'elle est reprise
dans la phénoménologie de Merleau-Ponty (si je considère ces objets qui sont
là, dehors, devant moi (ce livre, ce cendrier) je vois dans un premier temps
qu'ils paraissent s'imposer dans mon champ de vision et organiser du dehors ma
perception. Mais, en même temps, cette perception n’est pas passive, elle implique
une activité perceptive). Selon la gestalt-théorie, tout élément d'une
structure et la structure comme totalité se déterminent, se produisent
réciproquement. La couleur que je vois sur la couverture de ce livre posé sur
cette table est déterminée par son contexte de lumière et de colorations (c'est
la dimension indexicale de l'activité réflexive) ; en même temps, la même
couleur contribue à produire son contexte de coloration et de lumière.
Ces deux notions, fondamentales chez Garfinkel, de l'indexicalité et de la
réflexivité, sont indissociables. De plus, la réflexivité est, comme
l'indexicalité, constitutive du langage et des descriptions du monde que je
produis : si je décris une situation, je contribue à la constitution de la
situation que je suis en train de décrire.
La méthode d'interprétation
Pour étudier le fonctionnement de
la méthode d'interprétation dans la vie quotidienne, Garfinkel va construire un
dispositif analyseur. Parmi ses nombreux sujets d’étude il analyse le
comportement de ses étudiants à qui on dit que le département de psychiatrie a
engagé une recherche sur les méthodes de la psychothérapie en tant qu'elles
sont « un moyen de conseiller des personnes sur leurs problèmes
personnels ». En réalité, les sujets de l'expérience vont rencontrer un
collaborateur de Garfinkel et non un psychothérapeute qui est simplement chargé
de répondre aléatoirement à leurs questions, et seulement par oui ou non. Dans
un premier temps chaque sujet doit « exposer le contexte de quelques
problèmes sérieux pour lesquels il souhaite être conseillé ». Le (faux)
conseiller qui se tient, invisible dans une pièce voisine, envoie ses réponses
de manière aléatoire au moyen d'un système émetteur-récepteur. Les résultats de
cette étude ont fait émerger les attitudes des sujets tantôt dépités par les
réponses, tantôt confortés par elles, mais toujours en attente de sens commun.
Cette étude de la méthode documentaire d'interprétation généralisée à
l'ensemble du « raisonnement sociologique pratique », montre comment
la réflexivité est bien, avec l'indexicalité, à la racine de ces procédures par
lesquelles nous interprétons continuellement le monde social en fonction de nos
besoins et pas seulement dans des « démarches savantes ». Constamment
nous devons répondre à des questions comme: « de quoi s'agit-il ? »,
« que dois-je en penser ? », etc. Ainsi ce dispositif d’analyse
construit par Garfinkel pour rendre possible la méthode d'interprétation,
constitue peut-être le cœur des procédures de la sociologie.
L'ethnométhodologie et l’interaction
L’ethnométhodologie considère donc
que les interactions humaines procèdent de conventions, normes et routines. On
agit en développant des stratégies plus ou moins raisonnées dites de sens commun que manifestent des
individus, membres d’une même culture, pour produire et reconnaître des actions
intelligibles. On aboutit ainsi pour l’analyse à une approche plus descriptive
que prédictive : elle met l’accent sur une forme de rhétorique de la moralité à travers le principe d’identité qui proclame que les méthodes de raisonnement
sont partagées entre les individus et apparaissent à la surface de la vie
sociale parce que les règles d’interaction et d’action sociales sont
profondément inscrites chez chaque individu. En d’autres termes pour les ethnométhodologues,
le raisonnement humain est de nature normative. En particulier, il est lisible
dans une conversation par exemple qui devient le lieu d’une recherche
fonctionnaliste sur les actions humaines. Pour eux l’interaction fonctionne
selon les principes de la réciprocité des
perspectives et de la réciprocité des
motivations. Ces principes s’appuient sur la notion d’intercompréhension
qui définit le projet d’action de A (ou intention) à travers la réaction qu’il
attend de son partenaire B, comme moyen de réaliser son but. Le principe de
réciprocité des motivations est l’anticipation par A que son projet, une fois
compris, sera accepté par B comme la raison et la motivation à-cause-de du projet et de l’action de
B. Si ce principe suffit à régler les niveaux locaux de l’interaction (tours de
parole fondés sur le concept des paires
adjacentes), le deuxième principe, celui de la réciprocité des perspectives
est nécessaire pour régler les niveaux supérieurs d’organisation de
l’interaction. Ces niveaux sont liés à une conception hiérarchique de l’action
dans laquelle ce principe fonde la complémentarité ou la symétrie des rôles des
partenaires pour le guidage des niveaux d’exécution. De lui résultera la stratégie utilisée dans l’interaction
(négociation, coopération, etc.) issue d’un accord (souvent implicite) entre
les partenaires.
En résumé l’interaction dans le monde social se compose de :
•
un raisonnement
socialement normalisé,
•
de rôles et
hiérarchies sociales (réglés par des conventions),
•
de principes
d’interaction régis par intercompréhension, se décomposant en
1.
principe
d’identité (garder la face),
2. réciprocité des perspectives (principe
d’ajustement long-terme), qui règle les niveaux supérieurs d’organisation de
l’interaction liés à une conception hiérarchique de l’action. Ce principe fonde
la complémentarité ou la symétrie des rôles des partenaires. De lui résulte la
stratégie dans l’interaction, issue d’un accord entre les partenaires,
3.
réciprocité des
motivations (principe d’ajustement à court-terme) qui règle les échanges de bas
niveau (dits paires adjacentes ou action/réaction), par exemple l’anticipation
par A que son projet de communication sera accepté par B comme la raison et la
motivation de sa réponse (par ex : A/Question(X) => B/Réponse(X), la
réponse de B est motivée par la question de A).
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| Erwin Goffman |
Pour Goffman le monde social est un théâtre : avec sa scène, ses acteurs, ses rites et son cérémoniel. Il y a aussi une vie en coulisses. Le monde des hommes est un arrangement et un bricolage permanent, chaque jour négocié. Les relations sociales sont des négociations quotidiennes, elles peuvent être revues et réévaluées, il y a un « fond de scène » et une « avant-scène », dans lesquelles les règles elles-mêmes peuvent être renégociées.
La conversation
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| Lucy Suchman |
Cependant on peut supposer que chacun des interlocuteurs est engagé dans un « jeu » dont les tours de parole représentent des coups. Ces coups sont plus ou moins pertinents (c’est-à-dire qu’ils atteignent plus ou moins leur but). Le dialogue humain devient ainsi un jeu qui vise à satisfaire un but (b) qui souvent reste implicite bien que supposé partagé par les interlocuteurs (principe de réciprocité des perspectives). Dans le cas de non partage on peut supposer que les interlocuteurs A et B poursuivent chacun leur propre but — à savoir bA et bB — jusqu’à ce qu’une explicitation (ou une négociation), à un certain moment du dialogue, leur permette de réajuster leurs buts respectifs : bA et bB peuvent tendre vers le but commun b ; la suite du dialogue devient alors coopératif, les deux interlocuteurs poursuivant ensemble le même but partagé b.
Dans un tel modèle dit « conventionnel », le dialogue s’établit et suit des règles d’un jeu social induit par le contexte. Les modèles conventionnels sont fondés sur l’engagement des individus à respecter les règles du jeu, quels que soient ces jeux par ailleurs. Le contexte peut être très divers ou le même mais dépendre du milieu culturel. Par exemple, les conventions sont plus strictes voire ritualisées dans un restaurant gastronomique que dans un fast-food : du placement à table, à la commande et au service tout peut être différent.
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| La conversation |
Conclusion
La tâche fondamentale de l'ethnométhodologue
c'est d'abord la mise à jour du travail d'institution, de production de la chose sociale en train de se faire.
C'est ensuite la description généralisée des règles et des normes, des codes et
des rites. L'ethnométhodologie montre la facticité du monde dans le langage de
la phénoménologie. « Ce préjugé du monde » (Merleau-Ponty) qui fonde
notre perception spontanée de l'« ordre social » s'enracine dans
l'attitude naturelle qu'il faut suspendre et déranger, ou rompre, pour en
révéler les effets. Appliquée à la conversation ou au dialogue,
l’ethnométhodologie peut contribuer à l’étude des jeux de langage et rejoint
par-là la pragmatique du discours.




