Ethnométhodologie

 

Phénoménologie sociale, Ethnométhodologie



La phénoménologie sociale

Alfred Schütz
C'est, essentiellement, par l'intermédiaire de l'ethnométhodologie qu'on en est venu à considérer l'œuvre d’Alfred Schütz vers la fin des années 1960 comme constitutive d’une approche phénoménologique en sciences sociales. Il avait produit dès 1932, à Vienne un ouvrage écrit à partir d'une lecture critique de Max Weber, effectuée essentiellement à la lumière d’Edmund Husserl et d’Henri Bergson. L'œuvre de Schütz a été à l'origine d'un nouveau paradigme qui a conduit à généraliser la notion même de « sociologie » et « d'enquête » pour établir leur connexion et montrer dans le « sens commun » un mode de penser cohérent. L'objet principal de la recherche – qui va constituer également le premier programme de l'ethnométhodologie – c'est l'étude des méthodes par lesquelles les membres d'une société construisent le sens du monde social avec ses propriétés factuelles. La factualité du monde, c'est le résultat d'une attitude qui pose ce monde comme indépendant de la perception. C'est ce « préjugé du monde » (Maurice Merleau-Ponty) qu’Emile Durkheim avait mis à la racine du travail scientifique en sociologie.

Le sens commun selon Schütz

On peut présenter le sens commun en décrivant, successivement, ses trois composantes essentielles: a) l'attitude naturelle, b) le stock de connaissances (communes) à notre disposition et, enfin, c) ce que l'ethnométhodologie définira, avec Harold Garfinkel, en termes de « raisonnement sociologique pratique » c’est-à-dire les ethnométhodes.

L'attitude naturelle

Est une description du monde social tel qu'il est rencontré par ceux qui y vivent. Cette description se fonde sur leur rapport au monde en général :

  • Ce monde se présente comme un donné objectif, préexistant à la naissance, et survivant à la mort de tout individu,
  • et disposant d'une histoire indépendante de celle de ses membres.
  • Il a une structure d’ordre avec laquelle l’individu doit compter s'il veut faire aboutir ses projets,
  • et qui s’ordonne de la même manière pour autrui si on met à part les effets de perspective liés aux différences temporelles, spatiales et biographiques.

Toutes ces thèses que la phénoménologie décrit comme rapport du sujet connaissant et agissant aux objets qui l'entourent, valent aussi pour le rapport au monde social. Il « fait monde » au même titre que le monde naturel.

Le stock de connaissances

On peut décrire le « stock de connaissances » comme suit :

  • il vient de la société : « une petite partie seulement de ma connaissance trouve son origine dans mon expérience personnelle. La part la plus importante est d'origine sociale, elle m'a été transmise par mes amis, mes parents, mes maîtres et les maîtres de mes maîtres » (Schütz 1987),
  • il est socialement distribué, ce qui signifie que ce que chacun connaît est différent de ce que connaît l'autre ; selon les sujets abordés, nous sommes tous experts ou novices,
  • la distribution sociale de la connaissance fait elle-même partie du stock de connaissances à ma disposition, de sorte que si je suis confronté à un problème que je ne maîtrise pas, je sais que je peux trouver quelque part un expert en la matière,
  • il est construit sur le langage quotidien, de sorte que ce langage commun est son médium de communication et d’interaction,
  • il est fondé sur des typifications, maximes et définitions qui forment un « horizon ouvert de significations »,
  • il n’est pas pour autant une sorte de magasin ordonné d'informations et de typifications. Il n'est pas ordonné selon des règles de la logique formelle parce que, la signification des éléments qui le composent est toujours dépendante du contexte d'usage.

Le raisonnement pratique de sens commun

C'est là un point qui est esquissé par Schütz et qui sera surtout développé par l'ethnométhodologie proprement dite : il s'agit de décrire les méthodes (constitutives du raisonnement de sens commun) par lesquelles les individus produisent une facticité de ce monde, c'est à dire, pour parler comme Emile Durkheim, « traitent les faits sociaux comme des choses », posent ce monde devant eux comme consistant, contraignant, indépendant, etc., bref, traitent le fait social comme une sorte d’objet ontologique.

Les pratiques dites « du raisonnement de sens commun » interviennent également dans le prélèvement méthodique des éléments du stock de connaissances en fonction des nécessités d'une situation donnée ; les éléments de ce stock ne contiennent pas en eux-même leur mode d'emploi, selon les conditions de leur usage circonstancié. Ils ont au contraire une structure ouverte qui nécessite à chaque instant des décisions raisonnées concernant leur emploi.


L'ethnométhodologie

Harold Garfinkel
L'ethnométhodologie est un courant de la sociologie américaine qui a commencé à se faire connaître dans les années 60. Harold Garfinkel, fondateur de l'ethnométhodologie, avait commencé ses études universitaires en 1946 à Harvard, dans un département de Sciences Sociales regroupant la sociologie, la psychologie sociale et l'ethnologie. Il a commencé par analyser des délibérations enregistrées d'un juré de tribunal puis s’est illustré sur le « cas Agnès » - histoire d'un jeune transsexuel qui occupera, en 1967, un chapitre entier de son ouvrage fondateur intitulé Studies in Ethnomethodology. Parallèlement son collègue Aaron Cicourel, publie un des ouvrages importants de l'ethnométhodologie dès 1964 sous le titre Méthode et Mesure en Sociologie.  Entre 1970 et 1980, l'ethnométhodologie sort de son « ghetto » originel. La production des thèses, des recueils de morceaux choisis, de manuels et autres ouvrages de diffusion élargie installe le courant dans la sociologie universitaire, partiellement dans l'ethnologie, dans les nouvelles recherches sur le langage, dans les approches ethnographiques de l'éducation. Elle compte des auteurs importants comme John Heritage, Emanuel Schlegloff, Erwing Goffman, Harvey Sacks, qui ont contribué à l’analyse des conversations ordinaires comme reflets de l’interaction et de l’activité sociale.


Les ethnométhodes

Garfinkel a eu l’intuition des ethnométhodes en analysant des bandes enregistrées de délibérations de procès. S’il avait pris un point de vue classique pour analyser les transcriptions des bandes enregistrées, il aurait simplement trouvé une nouvelle illustration de ce qu'on connaissait déjà par de nombreux travaux, par exemple, des leaders du "groupe-jury", des formes de communication, des types d'influence, etc. Or la nouveauté a consisté à s’intéresser à la manière pratique de raisonner, qu'on appelle le bon sens, mise en œuvre par les jurés au cours de leurs délibérations. Il va donner un nom à ces procédures que les jurés ont apprises dans la vie courante et non sur les bancs des facultés de droit : ce sont des ethnométhodes. Dans la vie quotidienne les ethnométhodes sont des routines que l’on utilise de manière plus ou moins inconsciente. Ces routines, la plupart du temps invisibles, fondent et maintiennent nos échanges : c’est la sensation généralisée et routinière d'être dans un monde connu et partagé avec les autres, ainsi que la présupposition que chacun peut entrer en communication avec les autres à demi-mot. Les ethnométhodes sont des procédures qui se fondent sur deux piliers : l’indexicalité et la réflexivité.


L’indexicalité

L’indexicalité est bien connue en linguistique : il s'agit de termes comme "ici", "maintenant", "ceci", "cela", qui n'ont de signification que par référence à un contexte. Garfinkel généralise ce point de départ à l'ensemble de nos activités : elles sont toujours définies par une situation dans le temps et dans l'espace.


La réflexivité

Pour définir la réflexivité, on prendra l'exemple, courant dans la littérature ethnométhodologique, de la file d'attente. Lorsque je prends ma place dans la file qui se constitue en attendant l'autobus, je contribue activement à la constitution de cette file. Je fais respecter son ordre sinon je m’entends dire : « faites la queue comme tout le monde ! ». En même temps, réflexivement, je suis obligé de rester à ma place par l'ordre même que je contribue à constituer. Je participe à la fois par mon arrivée et par mon installation dans la file et je suis institué par elle. L'instituant et l'institué ne sont dissociés ici que par une description après coup ; ils ne le sont pas dans l'activité réflexive, ici et maintenant.

Garfinkel trouve un modèle de réflexivité dans la psychologie de la forme (la gestalt-théorie) telle qu'elle est reprise dans la phénoménologie de Merleau-Ponty (si je considère ces objets qui sont là, dehors, devant moi (ce livre, ce cendrier) je vois dans un premier temps qu'ils paraissent s'imposer dans mon champ de vision et organiser du dehors ma perception. Mais, en même temps, cette perception n’est pas passive, elle implique une activité perceptive). Selon la gestalt-théorie, tout élément d'une structure et la structure comme totalité se déterminent, se produisent réciproquement. La couleur que je vois sur la couverture de ce livre posé sur cette table est déterminée par son contexte de lumière et de colorations (c'est la dimension indexicale de l'activité réflexive) ; en même temps, la même couleur contribue à produire son contexte de coloration et de lumière.

Ces deux notions, fondamentales chez Garfinkel, de l'indexicalité et de la réflexivité, sont indissociables. De plus, la réflexivité est, comme l'indexicalité, constitutive du langage et des descriptions du monde que je produis : si je décris une situation, je contribue à la constitution de la situation que je suis en train de décrire.


La méthode d'interprétation

Pour étudier le fonctionnement de la méthode d'interprétation dans la vie quotidienne, Garfinkel va construire un dispositif analyseur. Parmi ses nombreux sujets d’étude il analyse le comportement de ses étudiants à qui on dit que le département de psychiatrie a engagé une recherche sur les méthodes de la psychothérapie en tant qu'elles sont « un moyen de conseiller des personnes sur leurs problèmes personnels ». En réalité, les sujets de l'expérience vont rencontrer un collaborateur de Garfinkel et non un psychothérapeute qui est simplement chargé de répondre aléatoirement à leurs questions, et seulement par oui ou non. Dans un premier temps chaque sujet doit « exposer le contexte de quelques problèmes sérieux pour lesquels il souhaite être conseillé ». Le (faux) conseiller qui se tient, invisible dans une pièce voisine, envoie ses réponses de manière aléatoire au moyen d'un système émetteur-récepteur. Les résultats de cette étude ont fait émerger les attitudes des sujets tantôt dépités par les réponses, tantôt confortés par elles, mais toujours en attente de sens commun.

Cette étude de la méthode documentaire d'interprétation généralisée à l'ensemble du « raisonnement sociologique pratique », montre comment la réflexivité est bien, avec l'indexicalité, à la racine de ces procédures par lesquelles nous interprétons continuellement le monde social en fonction de nos besoins et pas seulement dans des « démarches savantes ». Constamment nous devons répondre à des questions comme: « de quoi s'agit-il ? », « que dois-je en penser ? », etc. Ainsi ce dispositif d’analyse construit par Garfinkel pour rendre possible la méthode d'interprétation, constitue peut-être le cœur des procédures de la sociologie.


L'ethnométhodologie et l’interaction

L’ethnométhodologie considère donc que les interactions humaines procèdent de conventions, normes et routines. On agit en développant des stratégies plus ou moins raisonnées dites de sens commun que manifestent des individus, membres d’une même culture, pour produire et reconnaître des actions intelligibles. On aboutit ainsi pour l’analyse à une approche plus descriptive que prédictive : elle met l’accent sur une forme de rhétorique de la moralité à travers le principe d’identité qui proclame que les méthodes de raisonnement sont partagées entre les individus et apparaissent à la surface de la vie sociale parce que les règles d’interaction et d’action sociales sont profondément inscrites chez chaque individu. En d’autres termes pour les ethnométhodologues, le raisonnement humain est de nature normative. En particulier, il est lisible dans une conversation par exemple qui devient le lieu d’une recherche fonctionnaliste sur les actions humaines. Pour eux l’interaction fonctionne selon les principes de la réciprocité des perspectives et de la réciprocité des motivations. Ces principes s’appuient sur la notion d’intercompréhension qui définit le projet d’action de A (ou intention) à travers la réaction qu’il attend de son partenaire B, comme moyen de réaliser son but. Le principe de réciprocité des motivations est l’anticipation par A que son projet, une fois compris, sera accepté par B comme la raison et la motivation à-cause-de du projet et de l’action de B. Si ce principe suffit à régler les niveaux locaux de l’interaction (tours de parole fondés sur le concept des paires adjacentes), le deuxième principe, celui de la réciprocité des perspectives est nécessaire pour régler les niveaux supérieurs d’organisation de l’interaction. Ces niveaux sont liés à une conception hiérarchique de l’action dans laquelle ce principe fonde la complémentarité ou la symétrie des rôles des partenaires pour le guidage des niveaux d’exécution. De lui résultera la stratégie utilisée dans l’interaction (négociation, coopération, etc.) issue d’un accord (souvent implicite) entre les partenaires.

En résumé l’interaction dans le monde social se compose de :

        un raisonnement socialement normalisé,

        de rôles et hiérarchies sociales (réglés par des conventions),

        de principes d’interaction régis par intercompréhension, se décomposant en

1.     principe d’identité (garder la face),

2.     réciprocité des perspectives (principe d’ajustement long-terme), qui règle les niveaux supérieurs d’organisation de l’interaction liés à une conception hiérarchique de l’action. Ce principe fonde la complémentarité ou la symétrie des rôles des partenaires. De lui résulte la stratégie dans l’interaction, issue d’un accord entre les partenaires,

3.     réciprocité des motivations (principe d’ajustement à court-terme) qui règle les échanges de bas niveau (dits paires adjacentes ou action/réaction), par exemple l’anticipation par A que son projet de communication sera accepté par B comme la raison et la motivation de sa réponse (par ex : A/Question(X) => B/Réponse(X), la réponse de B est motivée par la question de A).

Erwin Goffman

Goffman (1981) a introduit les notions de rituel et de face : l’interaction sociale est guidée par le souci de ne pas « perdre la face ». La notion de face renvoie à celles de rôle, de statut, c’est-à-dire de la position d’où on parle et que l’on doit conserver — car « en parlant on construit une image de soi ». Ainsi au-delà des tours de parole et des paires adjacentes, il y a d’autres mécanismes de régulation comme la mise en scène des places de laquelle on attend des retours même partiels comme l’acquiescement (mmm…), la surprise (ah oui ?…), les marques de sympathie, le rire, etc.

Pour Goffman le monde social est un théâtre : avec sa scène, ses acteurs, ses rites et son cérémoniel. Il y a aussi une vie en coulisses. Le monde des hommes est un arrangement et un bricolage permanent, chaque jour négocié. Les relations sociales sont des négociations quotidiennes, elles peuvent être revues et réévaluées, il y a un « fond de scène » et une « avant-scène », dans lesquelles les règles elles-mêmes peuvent être renégociées.


La conversation

Lucy Suchman

Dans cette ligne, Lucy Suchman (1987) a introduit la notion d’action située, qui donne une grande importance à la situation (en d’autres termes au contexte et à l’activité) et qui montre que du fait de sa grande dynamique, les locuteurs restent en état d’adaptation permanent. Dès lors, il est difficile pour un observateur de prédire les actes de parole d’une conversation puisqu’ils résultent d’une double interprétation, du locuteur et de l’allocutaire, et que les effets n’en sont pas, de ce fait, clairement prévisibles. Elle fonde alors sa description de la conversation sur des stratégies opportunistes, qui ne sont repérables que localement et en tous cas non planifiables à long terme. Par cela elle remet en cause un grand nombre de théories fondées de près ou de loin sur la logique des intentions qui donnerait un cadre aux actions raisonnées et planifiées dans le dialogue.

Cependant on peut supposer que chacun des interlocuteurs est engagé dans un « jeu » dont les tours de parole représentent des coups. Ces coups sont plus ou moins pertinents (c’est-à-dire qu’ils atteignent plus ou moins leur but). Le dialogue humain devient ainsi un jeu qui vise à satisfaire un but (b) qui souvent reste implicite bien que supposé partagé par les interlocuteurs (principe de réciprocité des perspectives). Dans le cas de non partage on peut supposer que les interlocuteurs A et B poursuivent chacun leur propre but — à savoir bA et bB — jusqu’à ce qu’une explicitation (ou une négociation), à un certain moment du dialogue, leur permette de réajuster leurs buts respectifs : bA et bB peuvent tendre vers le but commun b ; la suite du dialogue devient alors coopératif, les deux interlocuteurs poursuivant ensemble le même but partagé b.

Dans un tel modèle dit « conventionnel », le dialogue s’établit et suit des règles d’un jeu social induit par le contexte. Les modèles conventionnels sont fondés sur l’engagement des individus à respecter les règles du jeu, quels que soient ces jeux par ailleurs. Le contexte peut être très divers ou le même mais dépendre du milieu culturel. Par exemple, les conventions sont plus strictes voire ritualisées dans un restaurant gastronomique que dans un fast-food : du placement à table, à la commande et au service tout peut être différent.


La conversation


Conclusion

La tâche fondamentale de l'ethnométhodologue c'est d'abord la mise à jour du travail d'institution, de production de la chose sociale en train de se faire. C'est ensuite la description généralisée des règles et des normes, des codes et des rites. L'ethnométhodologie montre la facticité du monde dans le langage de la phénoménologie. « Ce préjugé du monde » (Merleau-Ponty) qui fonde notre perception spontanée de l'« ordre social » s'enracine dans l'attitude naturelle qu'il faut suspendre et déranger, ou rompre, pour en révéler les effets. Appliquée à la conversation ou au dialogue, l’ethnométhodologie peut contribuer à l’étude des jeux de langage et rejoint par-là la pragmatique du discours.


La conversation

Le pain partagé
L’éradication des nuages verts
La scolopendre dans la glace
Une nuée de perdrix sous la falaise
Un temple posé au milieu du lac
Les roseaux se balançant
La barque éteinte au couchant
Le regard de l’hirondelle bleue
Le disque du soleil à l’horizon
Des mains de verre
Sur un clavier de verre
Les tentures du sourire
Cachées sous la mer
Le pont d’embarquement
Et là toutes les îles
A portée de l’espoir
A portée de l’amour
Où tu es amarrée.