Phénoménologie de la forme
L’horizon est au lointain, sans forme
Ou plutôt non
Une ligne entre ciel et mer
D’où peut surgir toute forme
Un bateau, un voilier, un cargo
Comme une chrysalide
Qui change de forme et d’aspect
Au fur et à mesure où elle apparaît
S’approche disparaît
Se déforme se transforme
Chimère qui flotte sur la mer intérieure.
La forme existe par son apparaître
elle est aperception.
La forme et le fond
« J'ai rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J'arrive en retard d'un quart d'heure : Pierre est toujours exact ; m'aura-t-il attendu ? Je regarde la salle, les consommateurs, et je dis : "Il n'est pas là." (...) "J'ai tout de suite vu qu'il n'était pas là"... Il est certain que le café, par soi-même, avec ses consommateurs, ses tables, ses banquettes, ses glaces, sa lumière, son atmosphère enfumée, et les bruits de voix, de soucoupes heurtées, de pas qui le remplissent, est un plein d'être. Et toutes les intuitions de détail que je puis avoir sont remplies par ces odeurs, ces sons, ces couleurs... Mais il faut observer que, dans la perception, il y a toujours constitution d'une forme sur un fond. Aucun objet, aucun groupe d'objets n'est spécialement désigné pour s'organiser en fond ou en forme : tout dépend de la direction de mon attention. Lorsque j'entre dans le café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître... Chaque élément de la pièce, personne, table, chaise, tente de s'isoler, de s'enlever sur le fond constitué par la totalité des autres objets et retombe dans l'indifférenciation de ce fond, il se dilue dans ce fond. Car le fond est ce qui n'est vu que par surcroît, ce qui est l'objet d'une attention purement marginale. (...) Je suis témoin de l'évanouissement successif de tous les objets que je regarde, en particulier des visages, qui me retiennent un instant ("Si c'était Pierre ?") et qui se décomposent aussi précisément parce qu'ils "ne sont pas" le visage de Pierre. Si, toutefois, je découvrais enfin Pierre, mon intuition serait remplie par un élément solide, je serais soudain fasciné par son visage et tout le café s'organiserait autour de lui, en présence discrète » Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant.
L’existence est une forme de vie sur fond de rêve
Tchouang Tseu est un papillon détaché de son décor de fleurs
Qui reflète dans l’indistinct ses ailes dans les pétales
Ailes et pétales sont réciprocité
Ainsi que conscience et rêverie inconsciente
Ou conscience et incarnation de cette conscience
Pour le sujet, passivité et activité, incarnation et conscience ne sont que les moments abstraits d’un procès par lequel la conscience accède à elle-même : le corps, c’est la conscience saisie du point de vue de sa genèse et la conscience le corps saisi du point de vue de sa vérité
Formes géométriques
Lignes et courbes :Trajectoires dans l’espaceRegard vers les étoiles qui offrent des figures organiséesEllipses, spirales, constellationsVoire même des animaux imaginaires...Et les courbes d’un corps auxquelles se mêle le désir.
Les courbes de la vague ou d’un dessin dans sa dynamiqueSans lever le crayon…Courbe qui se ferme et s’’enveloppeEt enlace une forme qui se crée.
Être soi-même une forme courbe qui se déploie dans l’espace
Peut-être une équation qui n’a pas de solution.
La courbe est pure dynamique dans l’espace-temps..
Fractale (figure de Mandelbrot) :
Les fractales sont le résultat minutieux d’opérations mathématiques infinies, souvent obtenues dans le plan des nombres complexes. Ces opérations sont simples et produisent des formes complexes. Elles sont processus et procédure (algorithmique).
La forme est processus.
Plan, volume :
Dans le plan les formes sont des taches, des traces
Elles coulent, se déforment, avancent
Ou simplement sont des ombres errantes.
Les volumes sont des formes que l’on ne peut percevoir qu’en tournant autour d’elles
Le regard ne peut les embrasser d’un point fixe
Elles ne sont jamais réductibles à des images
Les statues se dérobent et ont toujours une face cachée
Les statues ne sont que dans le mouvement et la caresse des yeux
Formes poétiques
Le sonnet, Le rondeau, La ballade, L’élégie, L'épître, L’ode, L’hymne, Les stances
Ou tout simplement le vers libre, libre de forme
Libre d’aller où il veut, de se balader en épître sonnant
De se conduire en élégie bien élevée
Ou de calligraphier la vie.
Formes structurées
« Ce qu’il y a de profond dans la Gestalt, ce n’est pas l’idée de signification, mais celle de structure, la jonction d’une idée et d’une existence indiscernables, l’arrangement contingent par lequel les matériaux se mettent devant nous à avoir un sens, l’intelligibilité à l’état naissant. » Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement (1942).
La loi de la bonne forme : loi principale dont les autres découlent ; un ensemble de parties informe (comme des groupements aléatoires de points) tend à être perçu d'abord (automatiquement) comme une forme, cette forme se veut simple, symétrique, stable, en somme une “bonne forme”.
La loi de continuité : des points rapprochés tendent à représenter des formes lorsqu'ils sont perçus, nous les percevons d'abord dans une continuité, comme des prolongements les uns par rapport aux autres, cette loi est dite aussi loi de clôture pour les formes fermées.
La loi de la proximité : nous regroupons les points d'abord les plus proches les uns des autres.
La loi de similitude : si la distance ne permet pas de regrouper les points, nous nous attacherons ensuite à repérer les plus similaires entre eux pour percevoir une forme.
La loi de destin commun : des parties en mouvement ayant la même trajectoire sont perçues comme faisant partie de la même forme.
La loi de familiarité : on perçoit les formes les plus familières et les plus significatives d’abord.

La loi d’affordance : L’affordance, néologisme proposé par le psychologue américain James Jerome Gibson (to afford = offrir), traduit fidèlement cette faculté de l’homme, et de l’animal en général, à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre en termes de potentialités d’actions. L’émergence de la perception de l’affordance, l’émergence du couplage entre la perception et l’action, provient de l’expérience c’est-à-dire de l’exploration de l’environnement. Pour Stoffregen, les affordances sont des propriétés du système perception-environnement. Ce sont des opportunités pour l’action, propriétés du système animal-environnement qui détermine ce qui peut être fait. Pour d’autres comme Turvey l’affordance est seulement une propriété des objets dans leur environnement. Pour Gibson créateur du terme il s’agit d’une approche écologique de la perception visuelle : un phénomène est perçu d’abord en fonction de son utilité puis ensuite en fonction de ses caractéristiques physiques s’il s’agit d’un possible outil.
Les lois de transformation : anamorphose, métamorphose. Toute forme se prête à des transformations.
Pour Edgar Morin la pensée complexe est à la fois holiste et réductionniste : « (…) Il ne s'agit pas d'opposer un holisme global en creux au réductionnisme systématique ; il s'agit de rattacher le concret des parties à la totalité. Il faut articuler les principes d'ordre et de désordre, de séparation et de jonction, d'autonomie et de dépendance, qui sont en interaction (complémentaires, concurrents et antagonistes) au sein de l'univers. En somme, la pensée complexe n'est pas le contraire de la pensée simplifiante, elle intègre celle-ci ; comme dirait Hegel, elle opère l'union de la simplicité et de la complexité, et même, dans le métasystème qu'elle constitue, elle fait apparaître sa propre simplicité. Le paradigme de complexité peut être énoncé non moins simplement que celui de simplification : ce dernier impose de disjoindre et de réduire ; le paradigme de complexité enjoint de relier tout en distinguant. »
L’informe
« l’informe consiste à déclasser, au double sens de rabaisser, de mettre du désordre dans toute taxinomie, pour annuler les oppositions sur quoi se fonde la pensée logique et catégorielle. » Georges Bataille, revue Documents n°7
La flèche du temps porte l’informe vers la forme ; tous les états de la transparence sont comme la manifestation de cette forme qui émerge, qui cherche à apparaître pour disparaître. Un état du temps, un état de la forme qui s’informe dans une matière selon un cycle temporel que le verre rend tangible en le figeant. Le verre, matériau à la fois liquide et solide, piège l’éphémère et donne à voir cette fluidité qu’évoque Starobinski : “Quant au verre ou aux pierres transparentes, leur solidité ne contredit pas leur fluidité: la transparence solide est une fluidité immobilisée, la substance en fusion s’est prise en une masse dure.”
Le sable ce matériau informecourt dans le désertse heurte aux dunesse dépose sur un tableauil s’accumule mais pas tout-à-fait au hasardil s’écrit à l’envers sur une plageil trouve sa texture dans la pierre
L’indifférencié
La perception est acquise, appriseOn attend la forme avant de la percevoir
mouvement de catégorisation, tentative de compréhension
Avant la forme n’est pas l’informe
mais l’indifférencié
Jaillissement de l’élan primordial
Fulgurance d’avant la forme
secret de l’âme du monde : la non-séparation
Formes floues, formes éphémères
Brumes, fuméesLes brumes et les fumées sont en perpétuel mouvement
Ce sont des formes sans forme
Bars enfumés, gares
Fumées lourdes des usines
Ou fumée légère du narguilé
Abstractions
Les abstractions naissent dans les brumes et les fuméesElles n’ont pas de forme propre et représentent l’in-forme
L’in-forme qui se forme et se déforme, en deçà même de la forme
In-forme : avant l’émergence de la forme, immanence de la forme dans la forme,
L’in-forme n’est pas la non-forme mais une invitation à la saisie perceptive, invitation à une représentation, dans l’ouvert de l’in-déterminé.
Fantômes insaisissables dans leur aperception même.
Où l’esprit se perd dans sa propre imagination
Rubans
Ils ne sont pas in-formes comme la fumée mais n’ont pas de forme stable
Ce sont plutôt des ondes qui flottent au vent
Ou plutôt les formes mêmes du vent
Volutes
Schéma abstrait, forme immatérielle qui s’enroule sur elle-même
Les volutes sont pourtant des “bonnes formes”
Volutes de fumée de cigarette
… le soir penché au bord du fleuve qui suit son courant
en faisant des tourbillons qui emportent les pensées.
C’est une fine lame à couper les cigares
Qui couperait même le temps dans le sens des fumerolles
Larges brouillards qui s’épaississent de vents de sable
Dunes en mouvance et en transhumance
Dans la main qui se recroqueville de cendre.
La terre vit, la terre porte, la terre creuse son sillon
Comme une mélodie de tentures de caravanes aux plis du temps
Dans le sens de la trame, la paix du soir
Dans le sens du fil, la sollicitation de l’aube.
Au-delà, rien, l’attente éparse qui fait un rayon de lumière dans le désert.
Formes étranges
Formes doubles, Formes ambigües, Illusions visuelles
Est-ce notre esprit qui se heurte aux formes étranges ?
Ou les formes étranges veulent-elles nous dérouter ?
Illusions visuelles
Chaos, attracteurs étranges
Certains systèmes, dits chaotiques, ont un comportement étrange :
- Une sorte d'attraction vers un point particulier ou une figure géométrique appelé attracteur.
- Une sorte d'errance au hasard, sans passer deux fois au même endroit, mais sans quitter la figure d'attraction. L’attracteur de Lorentz modélise le climat.
Un comportement est chaotique si des trajectoires issues de points, aussi voisins que l’on veut dans l’espace des phases, s’éloignent les unes des autres au cours du temps de manière exponentielle ; la distance entre deux points quelconques appartenant à de telles trajectoires croît proportionnellement à une fonction exponentielle de l’inverse du temps Lyapunov. Le temps Lyapunov permet de définir une véritable « échelle de temps » pour les phénomènes chaotiques. Dans la physique moderne, explorant principalement des « conditions très déséquilibrées » et des systèmes chaotiques, le « temps Lyapunov » désigne une période où un certain processus (physique, mécanique, quantique, ou même biologique) se développe au-delà des limites de prévisibilité précise (ou probable) et entre dans un mode chaotique. En d’autres mots, la trajectoire du processus est subordonnée à des lois strictes seulement jusqu’à un certain moment. Au-delà de ce moment, le temps « normal » se termine et le « temps Lyapunov » paradoxal (ou plus précisément, le « temps Lyapunov positif ») le remplace. Les caractéristiques de ce « temps » sont très curieuses. A la différence du temps physico-mécanique habituel, qui est considéré dans la physique classique comme une quantité essentiellement réversible (cela signifie que le temps n’est rien d’autre qu’un axe statique, ajoutant une quatrième dimension à l’espace tridimensionnel), le « temps Lyapunov » s’écoule irréversiblement, dans une seule direction, et par conséquent, ne consiste pas en une trajectoire définie une fois pour toutes (dans l’espace quadridimensionnel), mais en « événements », en mouvements complètement imprévisibles, qui sont arbitraires, accidentels, irréguliers. Les processus qui surviennent durant le « temps Lyapunov » sont qualifiés de chaotiques par contraste avec les processus de la mécanique classique.
Le port
Un port, une voile ouverteUn rire qui flotte sur la ville
Des canaux où nagent des lentilles d’eau
Le vent-passion qui démâte
La barque tangage à l’amble
Ramante, aimante, amante
Libellules qui voilent ouvertes
Se posent sur nos lèvres au rire de la ville
Au feu de Saint-Elme qui irrigue mon âme aimante
Et le mariage de la mer et du vent
A la porte du port et de la terre
Ton corps atmosphérique
Ses canaux où nagent tes désirs
Qui se démêlent au vent-passion dans la barque de la vie
Tangage de l’ombre et du soleil
Lèvres ouvertes comme un port sur la mer
A la ville minérale et ses canaux où tu n’es pas
Mais que le vent du large m’apporte
Aimante, amante, calmante.
Formes sonores
Voix, cri, mélodiesLes voix se mélangent jusqu’au cri
Et s’envolent sous forme de mélodies
Elles emplissent l’espace
Transportent des vibrations
S’unissent dans l’invisible
Et entrent en résonance dans le corps
Car étrangement, la mélodie est un fil de forme dans une masse sonore.
Ci-dessous : formes d’onde : parole ? Musique ? Seule l’oreille le sait.
“La musique créatrice de l'univers. De nombreux mythes anciens décrivent le processus de création du monde comme une mise en forme progressive et une solidification d'un monde originel oscillant, sonore et océanique. La forme est un son coagulé, le corps est un corps de résonance.” Images sonores d’eau, Alexander Lauterwasser.
Les gouttes d’eau clapotent en ondes circulaires, ainsi le son prend forme sur le tambour du lac.
Le son est une forme sans enveloppe matérielle.
Si l’on en croit la légende, pour répondre à la critique de Claude Debussy sur son absence d’intérêt pour la forme (« La forme, Satie, la forme ! » lui aurait-il dit), Eric Satie avait intitulé sa dernière composition « Trois morceaux en forme de poire ». En musique, la forme se confond avec la substance, une fois que l’on s’en est libéré, car la forme n’est somme toute qu’une structure purement conventionnelle. La musique n’a pas de forme en soi.
Ecouter le silence comme un son“Chaque son est musique en soi.” John Cage
“Le silence est comme l’ébauche de mille métamorphoses.” Yves Bonnefoy, MétamorphoseLe mouvement produit des métamorphoses
“Le ciel s'éclaircissait vers l'Est par métamorphoses insensibles” Maurice Genevoix, RaboliotMais aussi la poésie
“La poésie métamorphose le monde. L'artiste métamorphose tout en or” Jean Cocteau, Potomak
“Tous les poètes d'Orient et d'Occident ont métamorphosé le corps de la femme en fleurs, en fruits, en oiseaux” Simone de Beauvoir, Deuxième sexe
Conclusion : qu’est-ce qu’une forme ?
“La Forme est finalement la nervure commune de l’existence et de l’essence, ce qui relie les uns aux autres des points spatiaux et temporels sans transcender pour autant l’espace et le temps et qui, ainsi, rend possible à la fois les localisations ponctuelles et les unités idéales (ce que Merleau-Ponty nomme « rayon du monde »)” Renaud Barbaras. Les Études philosophiques 2001/2 (n° 57).










