Voyage

 

Phénoménologie/ontologie du voyage

 


Pourquoi voyage-t-on ?

Le voyage est un moment d’existence ordinaire sur son propre chemin, ce n'est pas une parenthèse, c'est uniquement un être-là-bas dans un autre monde, appelé là-bas. L’être-là est jeté-là et n’a pas le choix du là. L’être-là-bas peut se projeter (ou être projeté) dans un ailleurs autre que là. Mais l’étant poursuit son chemin que ce soit là ou là-bas. Il peut également le faire en imagination ou virtuellement en lisant ou écrivant des récits de voyage. Car c’est aussi l’imagination qui fait voyager (voyage intérieur) et c’est elle aussi qui peut donner l’intention de voyager.

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Charles Baudelaire, L’invitation au voyage


Voyage ou le roman mythique d'une vie : Ulysse ou la parole en marche

Le voyage est un récit, une narration, un être-au-monde par le langage

Le voyage est une expérience de l’être-là vécue là-bas.

Peu importe la motivation du voyage (découverte, commerce, nomadisme, conquête, aventure, exotisme, pèlerinage, tourisme, etc.) qui a d'ailleurs changé au cours des siècles : Marco Polo n’avait pas la même motivation que Montaigne ou Nerval ou le touriste contemporain. Peu importe également la distance parcourue, pays lointain ou quartier voisin ou même « voyage  autour de ma chambre » (Xavier de Maistre). Peu importe non plus le moyen de locomotion, les obstacles rencontrés (pérégrination, tribulation, épreuve, etc.), l’effort déployé.

Autrefois, le voyage lointain s’effectuait en bateau là où commençaient les épreuves, la fatigue et les peines.

Un paquebot dans sa chaudière
Brûle les chaînes de la terre.

Mille émigrants sur les trois ponts
N'ont qu'un petit accordéon.

On hisse l'ancre, dans ses bras
Une sirène se débat

Et plonge en mer si offensée
Qu'elle ne se voit pas blessée.

Grandit la voix de l'Océan
On y rend les désirs transparents.

Les mouettes font diligence
Pour qu'on avance, qu'on avance.

Le large monte à bord, pareil
A un aveugle aux yeux de sel

Dans l'espace avide, il s'élève
Lentement au mât de misaine.

            Jules Supervielle, Débarcadères

 

Afin de vivre pleinement son voyage, le voyageur se doit d’être à la fois un autre (être-autre vécu à travers l'autre) et lui-même (être-soi-même). Pour cela, le monde doit conserver sa puissance de transformation à travers le voyage qui, lui-même, comme expérience, doit aussi conserver sa puissance de transformation. Il faut rechercher cette rupture subversive qui fait du voyage une expérience significative et qui permet à l’être de continuer à se déployer.

« Le voyage est une double rencontre, celle d'autres que moi et celle de moi-même, comme un autre aux yeux des autres », Montaigne, Essais III

Pour autant le voyage n’est ni une fuite de soi ni une recherche de soi : on n’est que soi dans un autre là.

« Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, je m’y suis attaché comme au mien propre, j’ai pris part à leur fortune et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant ». Montesquieu, Journal de voyage

Le voyage ne doit pas être un prétexte, où l’Autre, l’indigène, n’est que le figurant d’un spectacle dont il est l’acteur central, et où par exemple l’Orient - pour les romantiques - n’est qu’un décor pour des phantasmes d’européens, c'est-à-dire un là-bas perverti. Nous ne devons pas être ce que Victor Segalen dit de ces voyageurs, qu’ « ils sont ivres d’eux-mêmes », et cherchent dans cet Ailleurs seulement un exotisme au sens d’un dépaysement superficiel ou un décor pour leur propre ego.

« Tout voyage véritable au cœur d’un pays ou d’un peuple consiste d’abord à perdre les images factices qu’on se forge sur lui (…) Perdre ses idées préconçues, ôter du visage des autres ces masques dont on les affuble (croyant peut être ainsi qu’on se les rend plus proches), c’est tôt ou tard devoir se retrouver nu devant soi et devant autrui ». Jacques Lacarrière, Chemins d’écriture

Le voyage est synonyme de labyrinthe, initiation, récit, chemin, voie, passage, ascension, pèlerinage, terre promise, traversée du désert, errance, exode : de forêt en clairière, de la nuit à la lumière, aller-simple ou aller-retour, tour du monde, etc. C’est une manière d’être, un existential.

Mais aussi voyage de solitaire, du solitaire, en solitaire : pour Rainer Maria Rilke «  la seule voie qui compte, c’est le repli vers soi, dans sa plus profonde solitude, afin de s’ouvrir au grand large, vers de grands horizons. Il ne s’agit pas de se perdre d’abord dans l’autre, par un amour irrésolu et superficiel, mais de se conquérir. » Lettres à un jeune poète.

Cette conquête de soi-même, c’est aussi la voie du Tao, ce chemin qui est à parcourir en nous, sans autre but que de cheminer. « Un bon voyageur n’a pas d’itinéraire, et n’a pas l’intention d’arriver ». Lao Tseu

Ainsi le voyage doit, rester une quête (intentionnalité d’être-soi) et non devenir une conquête, militaire, coloniale ou touristique qui consiste à s'approprier le monde.

« Qui est parvenu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur, pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier : car il n’y en a pas ». Friedrich Nietzsche, Humain trop humain

Le voyage authentique est celui d’un être libre, sans but ni attente.

Être traversé par le lieu, complètement
dans l’ailleurs de soi
se défaire de la gangue du connu
suspendre son jugement, suspendre le temps
ne rien savoir
être happé
par les bruits les odeurs les mouvements
la terre, l’espace intérieur, comme étendues à explorer
Etre là bas authentiquement, c’est être immergé dans l’instant de l’ailleurs


L’ailleurs ne doit pas être qu’une distraction de soi-même, inauthentique, par le manquement de l’étant. L’étant doit adhérer au lieu, comme demeure provisoire.

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! […]

Charles Baudelaire, Le voyage


Le voyage n’est donc que le cheminement ordinaire de l’être-là-bas, dans un existential de l’ailleurs, où le là se métamorphose en là-bas pour un temps, dans la temporalité et le rythme de l’être-là mais plongé dans un là-bas. Et parfois définitivement, sans retour :

Les rails sont rouillés
mais gardent la mémoire
de ces trains déportés
dans les yeux fermés des gares

Didier Venturini, extrait de Memento mori

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Carnet de voyage, un tour du monde, un tour de soi

Bourlinguer de port en port inlassablement, Blaise Cendrars
« J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours. »


Le cargo s'éloigne toutes fumées dehors
il commence à tanguer à la sortie du port
le vent est faible.
Il longe les dernières bouées
il envoie une ultime salve tonitruante
et commence à s'estomper dans le lointain.
Il disparaît plutôt qu'il ne se fond dans l'horizon
il est comme absorbé.
Du haut de la falaise nous le suivons du regard
absorbé... mais non par l'eau, non par l'air, non par l'horizon
c'est comme s'il se dissolvait dans l'Un
dans une extase totale
pour ne plus revenir.

D'abord s'arrêter à Grenade, sur les traces de Federico Garcia Lorca et de sa guitare

Le chant de la corrida : l’éveilleur et le taureau, la mort du passé, avant la naissance même
Le taureau, force paisible ou force colérique
Attisé par le matador
Danse avec lui dans une danse de mort
Fait corps avec le matador son éveilleur à la transcendance
Cette fusion n’aura duré qu’un court instant d’être.
Dissolution de l’être-là.

Puis un long séjour dans le désert

Se dépouiller dans le sable
s'alléger de l'inessentiel
pour ne garder avec soi que l'eau vivifiante
creuser, capter, accumuler...
La terre y cache des sources souterraines
un puits dans l'oasis
eau distribuée parcimonieusement
où tout n'est que sècheresse.
Le scarabée court à la nuit
le serpent s'abrite même du soleil
il se dépouille dans le sable
avant de s'enfoncer dans la terre.
Ils ne font que des gestes essentiels

Quelque part dans une oasis à El Ouata
une maison en terre
minimaliste
Tapis berbère et larges coussins
le jardin vivrier

Pour se sentir être-soi.


Au Caire...
Le pharaon est l’arcane IV.
Alliance du passé et du présent.
Dans les rues encombrées et poussiéreuses
Le vacarme et l’indistinct
Le repli dans les jardins ombragés

La tentation partagée entre l’action et le repos
Déguster le thé dans un salon oriental
La nudité dans sa simplicité
Voiles transparents dans le jeu de l’amour
Tu as un pantalon bouffant et des babouches.
La nudité est une forme de dépouillement de l’être-là

Qui invite à l’union de l’être-deux.

A Istanbul

Tu te penches au-dessus de la balustrade
du pont de la Corne d'Or
en dessous passent des barques
et bateaux à moteur
vers Eyüp, la colline sacrée.
Quelques boutiques s'étagent sur ce pont
des passants nonchalants boivent dans ces bars
à l'odeur moite de l'Orient
les caïques qui font la navette sur le Bosphore
sont maintenant à quai
l'eau clapote doucement et les fait tanguer
ils s'entrechoquent comme des amoureux


Au loin dans le voile brumeux du soir
la mosquée bleue luit faiblement
la nuit tombe petit à petit
et c'est un ciel étoilé qui va naître
avec un croissant au cœur de l'Islam.




Les milles mosquées d'Istanbul !
Déambuler dans Taxim
fumer un narguilé le soir près du Bosphore, à Karaköy ou Tophane
en attendant les sirènes des bateaux au loin
appareiller pour la Mer Noire...

...et puis retrouver notre petit appartement
et s'allonger sur des sofas, dans l’être-Deux-là-bas

Et puis l’Asie, en passant par les steppes de la Mongolie où l’être-autre est presque sans autre - renvoyé à soi par absence de l'Autre - loin du monde, ni là, ni là-bas. Vacuité.



Comme sur une autre planète, désertique
caniculaire ou glaciale
au pas des chameaux
d’une clairière infinie qui se perd dans le Gobi




et redescendre vers Angkor où
sur la pierre usée des temples
des apsaras dansent à la lumière du couchant
les oiseaux piaillent
un lourd chariot avance au pas des buffles






Faire une pause à Cholon : s’y faire déposer en pousse-pousse
Les boutiques sont grouillantes le matin
Cela sent le poisson et les fleurs
Dans l’atmosphère lourde et humide
avant de partir vers le Mékong


Et puis l’Amérique du sud…
L’odeur âcre des quais
pénètre dans les bars enfumés à Puerto Montt
Embarquer dans la moiteur froide du matin
quand seule la sirène du cargo emplit l’espace
et drague les oiseaux vers les fjords de Patagonie



Mais aussi, une clairière au milieu de nulle part
Dans la nonchalance d’un regard déraciné
où le temps n’a pas de prise
où la paix semble éternelle
où il n’y a rien à faire qu’attendre le lendemain
dans une terre de mission
où la vie est tracée à l’avance, à Santa-Ana de Velasco


ou à San Cristobal de Las Casas, au sud du Mexique
une grande maison avec verrière
au mur des peintures de Frida, des céramiques aux couleurs vives
dans le patio central : luxuriance de plantes tropicales et ruissellements


et remonter vers le nord à l'île aux Coudres au milieu du Saint-Laurent
à l’été indien quand volent les oies sauvages
des érables rouges et jaunes
jouent de la guitare près du fleuve


et songer au retour...De passage à Paris
Le canal Saint-Martin
traverse Paris
et se perd de passage en passage.
dans un dédale alchimique qui nous devance

Et enfin le détachement de soi et du monde, pour retrouver l'ici de l’être-là.