Phénoménologie/ontologie du voyage
Pourquoi voyage-t-on ?
Le voyage est un moment d’existence ordinaire sur son propre chemin, ce n'est pas une parenthèse, c'est uniquement un être-là-bas dans un autre monde, appelé là-bas. L’être-là est jeté-là et n’a pas le choix du là. L’être-là-bas peut se projeter (ou être projeté) dans un ailleurs autre que là. Mais l’étant poursuit son chemin que ce soit là ou là-bas. Il peut également le faire en imagination ou virtuellement en lisant ou écrivant des récits de voyage. Car c’est aussi l’imagination qui fait voyager (voyage intérieur) et c’est elle aussi qui peut donner l’intention de voyager.
Charles Baudelaire, L’invitation au voyage
Voyage ou le roman mythique d'une vie : Ulysse ou la parole en marche
Le voyage est un récit, une narration, un être-au-monde par le langage
Le voyage est une expérience de l’être-là vécue là-bas.
Peu importe la motivation du voyage (découverte, commerce, nomadisme, conquête, aventure, exotisme, pèlerinage, tourisme, etc.) qui a d'ailleurs changé au cours des siècles : Marco Polo n’avait pas la même motivation que Montaigne ou Nerval ou le touriste contemporain. Peu importe également la distance parcourue, pays lointain ou quartier voisin ou même « voyage autour de ma chambre » (Xavier de Maistre). Peu importe non plus le moyen de locomotion, les obstacles rencontrés (pérégrination, tribulation, épreuve, etc.), l’effort déployé.
Autrefois, le voyage lointain s’effectuait en bateau là où commençaient les épreuves, la fatigue et les peines.
Jules
Supervielle, Débarcadères
Afin de vivre pleinement son voyage, le voyageur se doit d’être à la fois un autre (être-autre vécu à travers l'autre) et lui-même (être-soi-même). Pour cela, le monde doit conserver sa puissance de transformation à travers le voyage qui, lui-même, comme expérience, doit aussi conserver sa puissance de transformation. Il faut rechercher cette rupture subversive qui fait du voyage une expérience significative et qui permet à l’être de continuer à se déployer.
« Le voyage est une double rencontre, celle d'autres que moi et celle de moi-même, comme un autre aux yeux des autres », Montaigne, Essais III
Pour autant le voyage n’est ni une fuite de soi ni une recherche de soi : on n’est que soi dans un autre là.
« Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, je m’y suis attaché comme au mien propre, j’ai pris part à leur fortune et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant ». Montesquieu, Journal de voyage
Le voyage ne doit pas être un prétexte, où l’Autre, l’indigène, n’est que le figurant d’un spectacle dont il est l’acteur central, et où par exemple l’Orient - pour les romantiques - n’est qu’un décor pour des phantasmes d’européens, c'est-à-dire un là-bas perverti. Nous ne devons pas être ce que Victor Segalen dit de ces voyageurs, qu’ « ils sont ivres d’eux-mêmes », et cherchent dans cet Ailleurs seulement un exotisme au sens d’un dépaysement superficiel ou un décor pour leur propre ego.
« Tout voyage véritable au cœur d’un pays ou d’un peuple consiste d’abord à perdre les images factices qu’on se forge sur lui (…) Perdre ses idées préconçues, ôter du visage des autres ces masques dont on les affuble (croyant peut être ainsi qu’on se les rend plus proches), c’est tôt ou tard devoir se retrouver nu devant soi et devant autrui ». Jacques Lacarrière, Chemins d’écriture
Le voyage est synonyme de labyrinthe, initiation, récit, chemin, voie, passage, ascension, pèlerinage, terre promise, traversée du désert, errance, exode : de forêt en clairière, de la nuit à la lumière, aller-simple ou aller-retour, tour du monde, etc. C’est une manière d’être, un existential.
Mais aussi voyage de solitaire, du solitaire, en solitaire : pour Rainer Maria Rilke « la seule voie qui compte, c’est le repli vers soi, dans sa plus profonde solitude, afin de s’ouvrir au grand large, vers de grands horizons. Il ne s’agit pas de se perdre d’abord dans l’autre, par un amour irrésolu et superficiel, mais de se conquérir. » Lettres à un jeune poète.
Cette conquête de soi-même, c’est aussi la voie du Tao, ce chemin qui est à parcourir en nous, sans autre but que de cheminer. « Un bon voyageur n’a pas d’itinéraire, et n’a pas l’intention d’arriver ». Lao Tseu
Ainsi le voyage doit, rester une quête (intentionnalité d’être-soi) et non devenir une conquête, militaire, coloniale ou touristique qui consiste à s'approprier le monde.
« Qui est parvenu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur, pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier : car il n’y en a pas ». Friedrich Nietzsche, Humain trop humain
Le voyage authentique est celui d’un être libre, sans but ni attente.
dans l’ailleurs de soi
se défaire de la gangue du connu
suspendre son jugement, suspendre le temps
ne rien savoir
être happé
par les bruits les odeurs les mouvements
la terre, l’espace intérieur, comme étendues à explorer
Etre là bas authentiquement, c’est être immergé dans l’instant de l’ailleurs
Charles Baudelaire, Le voyage
Didier Venturini, extrait de Memento mori
Carnet de voyage, un tour du monde, un tour de soi
Bourlinguer de port en port inlassablement, Blaise CendrarsLe cargo s'éloigne toutes fumées dehorsil commence à tanguer à la sortie du portle vent est faible.Il longe les dernières bouéesil envoie une ultime salve tonitruanteet commence à s'estomper dans le lointain.Il disparaît plutôt qu'il ne se fond dans l'horizonil est comme absorbé.Du haut de la falaise nous le suivons du regardabsorbé... mais non par l'eau, non par l'air, non par l'horizonc'est comme s'il se dissolvait dans l'Undans une extase totalepour ne plus revenir.
D'abord s'arrêter à Grenade, sur les traces de Federico Garcia Lorca et de sa guitare
Le chant de la corrida : l’éveilleur et le taureau, la mort du passé, avant la naissance même
Le taureau, force paisible ou force colérique
Attisé par le matador
Danse avec lui dans une danse de mort
Fait corps avec le matador son éveilleur à la transcendance
Cette fusion n’aura duré qu’un court instant d’être.
Dissolution de l’être-là.
Puis un long séjour dans le désert
Se dépouiller dans le sable
s'alléger de l'inessentiel
pour ne garder avec soi que l'eau vivifiante
creuser, capter, accumuler...
La terre y cache des sources souterraines
un puits dans l'oasis
eau distribuée parcimonieusement
où tout n'est que sècheresse.
Le scarabée court à la nuit
le serpent s'abrite même du soleil
il se dépouille dans le sable
avant de s'enfoncer dans la terre.
Ils ne font que des gestes essentiels
Quelque part dans une oasis à El Ouata
une maison en terre
minimaliste
Tapis berbère et larges coussins
le jardin vivrier
Pour se sentir être-soi.
Alliance du passé et du présent.
Dans les rues encombrées et poussiéreuses
Le vacarme et l’indistinct
Le repli dans les jardins ombragés
La tentation partagée entre l’action et le repos
Déguster le thé dans un salon oriental
La nudité dans sa simplicité
Voiles transparents dans le jeu de l’amour
Tu as un pantalon bouffant et des babouches.
La nudité est une forme de dépouillement de l’être-là
Qui invite à l’union de l’être-deux.
A Istanbul
Tu te penches au-dessus de la balustrade
du pont de la Corne d'Or
en dessous passent des barques
et bateaux à moteur
vers Eyüp, la colline sacrée.
Quelques boutiques s'étagent sur ce pont
des passants nonchalants boivent dans ces bars
à l'odeur moite de l'Orient
les caïques qui font la navette sur le Bosphore
sont maintenant à quai
l'eau clapote doucement et les fait tanguer
ils s'entrechoquent comme des amoureux
Au loin dans le voile brumeux du soir
la mosquée bleue luit faiblement
la nuit tombe petit à petit
et c'est un ciel étoilé qui va naître
avec un croissant au cœur de l'Islam.
Déambuler dans Taxim
fumer un narguilé le soir près du Bosphore, à Karaköy ou Tophane
en attendant les sirènes des bateaux au loin
appareiller pour la Mer Noire...
...et puis retrouver notre petit appartement
et s'allonger sur des sofas, dans l’être-Deux-là-bas
caniculaire ou glaciale
au pas des chameaux
d’une clairière infinie qui se perd dans le Gobi
des apsaras dansent à la lumière du couchant
les oiseaux piaillent
un lourd chariot avance au pas des buffles
Faire une pause à Cholon : s’y faire déposer en pousse-pousse
Les boutiques sont grouillantes le matin
Cela sent le poisson et les fleurs
Dans l’atmosphère lourde et humide
avant de partir vers le Mékong
Et puis l’Amérique du sud…
pénètre dans les bars enfumés à Puerto Montt
Embarquer dans la moiteur froide du matin
quand seule la sirène du cargo emplit l’espace
et drague les oiseaux vers les fjords de Patagonie
Dans la nonchalance d’un regard déraciné
où le temps n’a pas de prise
où la paix semble éternelle
où il n’y a rien à faire qu’attendre le lendemain
dans une terre de mission
où la vie est tracée à l’avance, à Santa-Ana de Velasco
une grande maison avec verrière
au mur des peintures de Frida, des céramiques aux couleurs vives
dans le patio central : luxuriance de plantes tropicales et ruissellements
et remonter vers le nord à l'île aux Coudres au milieu du Saint-Laurent
à l’été indien quand volent les oies sauvages
des érables rouges et jaunes
jouent de la guitare près du fleuve
Le canal Saint-Martin
traverse Paris
et se perd de passage en passage.
dans un dédale alchimique qui nous devance
Et enfin le détachement de soi et du monde, pour retrouver l'ici de l’être-là.





