Altérité négative

Altérité et vivre-ensemble

L'envers : l'altérité négative


Dans Questions de philosophie morale [1], Hannah Arendt distingue solitude, esseulement, isolement comme modes de non-être, car ils entraînent des comportements a-sociaux et favorisent au niveau politique à des replis sur soi, à des formes d’individualisme indifférent aux autres ou d’autocratie, voire même de totalitarisme, c’est-à-dire à des dérèglements de la vie collective et par ricochet de la démocratie.

Les conclusions de notre article Altérité et interaction présentent les différentes facettes que prend l’altérité selon la direction d’ajustement de la relation Je-Tu(Nous)/Monde considérée, et pour rappel ici :

       l’être(soi) dans la relation égocentrique de soi à soi,

       l’être(soi-même) dans la relation symétrique avec l’autre, et l’image qu’il me renvoie,

       l’être(autre) dans la relation hétérocentrique, de soi à l’autre,

       l’être(conjoint) dans la relation englobante et réciproque avec l’autre, et,

       l’être(monde) dans la relation au monde à travers l’être-au-monde qui me réalise par mes actions.

A travers ses différentes facettes la relation d’altérité qualifie plus ou moins l’étant dans sa densité au cours de l’interaction (ou dialogue) : avec une polarité positive, elle permet à « l’être » de croître et avec une relation à polarité négative, de décroître (notés +être et –être dans les précédents articles) ; en d’autres termes la densité d’« être » de l’étant peut varier entre un plein et un vide (chez Martin Heidegger, de l’être-avec à l’être-sans). Par raccourci de langage nous appelons non-être ce vide d'être (ou densité nulle) qui se manifeste également quand la relation est coupée ou absente. Par exemple, écrire non-être(soi-même)  non-être(autre) c’est signifier que “je” n’est plus dans une relation d’alter-ego avec l’autre, ou écrire non-être(monde) c’est signifier que “je” a perdu tout enracinement dans la chair du monde. Ainsi donc, l’être et le non-être sont de ce point de vue liés à l'existence ou à l’absence d’une facette ; il ne s’agit pas d’une opposition logique mais d’une opposition de quantité.

On peut ainsi retrouver les catégories proposées par Hannah Arendt, et même généraliser son propos, dans le tableau suivant (cliquer pour agrandir le tableau) :

 




Finalement nous avons :

    Solitaire, solitude : [non-être(conjoint)  non-être(soi-même)  non-être(autre)  être(soi)] on est seul face à soi-même en s’étant isolé volontairement (ou non) des autres. Le solitaire reste dans le monde, peut agir dans le monde mais n’a pas de projet avec les autres, il est replié sur lui : il perd d’abord son être(conjoint) puis les autres liens d’altérité mais garde son être(soi) ;

       Seul, esseulé, esseulement : [non-être(soi)  non-être(soi-même)  non-être(autre)] c'est se sentir rejeté par les autres et ne pas se sentir soi. On peut cependant souhaiter avoir un projet commun avec les autres mais ceux-ci ne le reconnaissent pas. Il ne lui reste alors qu’un être(monde), seul dans le monde ;

       Isolé, isolement : [non-être(conjoint)  non-être(soi-même)  non-être(autre)  non-être(monde)  être(soi)] c'est être mis complètement ou se mettre à l'écart d’une communauté voire de la société toute entière avec perte du contact avec le monde (prison par exemple) ; on reste cependant face à soi.

       Exilé, exil : [non-être(monde)  non-être(soi)] c'est être banni du monde,  avec déni de son identité (ou vouloir en changer si l’exil est volontaire) ;

     Exclu, exclusion : [non-être(autre) non-être(conjoint)  être(soi)] ne plus exister pour les autres et être coupé de tout projet collectif ; l'exclusion peut être temporaire ;

       Abandonné, abandon : [non-être(conjoint)] arrêt d’un projet commun de par la volonté de l’une ou de l’autre des parties. C’est souvent la première phase de la solitude, avant que les autres liens soient éventuellement coupés. La déréliction est un état plus fort d’abandon qui s’accompagne d’accablement que l’on pourrait décrire par [non-être(conjoint non-être(soi-même)].


L’angoisse n’est pas un non-être(soi)

L’angoisse n’est pas un non-être(soi) ; c’est au contraire une conscience aiguë d’être au monde en tant qu'être jeté-là, et peut-être aussi une conscience de ne pas être dans son être, tout en étant dans l’impossibilité de s’évader de l’existence.

« Dans la nausée, qui est une impossibilité d'être ce que l'on est, on est en même temps rivé à soi-même, enserré dans un cercle étroit qui étouffe » Emmanuel Levinas, De l’évasion.

L’angoisse existentielle n’est pas un frein à l’action, c’est une certaine tonalité de la conscience, le souci du Dasein.

Il ne faut pas assimiler cette angoisse-là à une angoisse psychologique de peur ou d’appréhension : l’angoisse existentielle est au contraire une pleine acceptation du jeté-là de l’être au monde. Cette angoisse n’est pas une peur ni un frein à l’action ou à la plénitude contemplative. En ce sens elle ne rentre pas dans le tableau ci-dessus même si elle reste un solipsisme.

L'altérité neutre : le "on"

Nous nous plaçons ici dans le cadre de l'altérité et non dans le cadre ontologique d'Heidegger. Nous considérons seulement le "on" comme un indéfini véritable non substituable par un "je", un "il", un "nous" ou un "tout/s" (par exemple "on arrive" se substitue à "nous arrivons" ou "hier on m'a dit que" qui se substitue à "hier il m'a dit que" expressions rendues indéfinies pour des raisons rhétoriques ou dialogiques mais non ontologiques). "On" est un pronom personnel de la troisième personne, mais pronom indéfini, le "on" n’indique au demeurant rien du sujet réel ou des sujets réels qu’il est censé désigner. On, c’est tout le monde en général mais personne en particulier, bien qu’en lui puisse s’inclure le sujet même de l’énonciation.

Le "on" n'a donc pas de visage et par conséquent pas d'être, bien qu'il désigne en général un étant ou un groupe d'étants.

Le "on" peut ainsi favoriser l’occultation de l’être(soi) dans son indistinction avec les autres où prévaut la substitution de tous avec chacun, et puisqu'il n’est jamais assignable à une réalité concrète et circonscrite je ne pourrais pas m'y confronter par mon être(soi-même) non plus. Telle est bien la force manifeste du on qui fait toujours autorité sans jamais s’incarner ou qui se dérobe à toute prise ; ainsi aussi le "on" de la rumeur qui dissout tout être(autre) et le "on" de la morale qui se range du côté de l'autorité ou de la norme (par exemple l'injonction : on ne devrait pas polluer l'environnement). Dans les textes de loi, Le "on" n’est ni quelqu’un de déterminé ni de déterminable ; le on dont le « je » fait partie est un sujet impersonnel et anonyme. L’impersonnalité et l’anonymat – les premières spécificités du sujet existentiel – règnent à la place du Dasein lui ôtant son propre « caractère de sujet », sa propre subjectivité et son propre être. 

L’opinion peut-être synonyme de rumeur. C’est ce que j’ai entendu dire, et ce n’est donc pas moi qui en revendique la paternité. Qui ai-je entendu le dire ? Je ne le sais pas, peut-être un institut de sondage ? Ou des fake news ? Personne ne sait néanmoins d’où cela provient réellement. L’origine y fait défaut. En un mot, "on m’a dit".
De plus, le "on" revêtant une certaine forme d'anonymat ne peut contribuer favorablement à la transparence d'une démocratie.

Le "on" bavarde et caquète dans le bruissement des feuilles sans endosser d'altérité.



Quelques conséquences politiques (vivre-ensemble, faire société, communautarismes, systèmes politiques, etc.)

Hannah Arendt sépare l'espace public de l’espace privé qui repose sur la distinction conceptuelle entre le privé (soi, soi-même) et le public (autre, conjoint), chacune des principales activités de l'homme devant être bien localisée dans le monde, sans quoi ce sont les conditions de possibilité de la liberté humaine qui ne sont pas réunies. C'est d'ailleurs sous cet angle qu'elle critique la modernité, en ce que justement celle-ci serait caractérisée par la disparition d'une véritable sphère publique, par laquelle seulement l'humain peut être libre et agissant. Il s’agit donc de faire société, de vivre ensemble de manière positive et d’éviter que certains communautarismes ne fracturent la cité.

Hannah Arendt renvoie au réseau des relations humaines, qui, constitué comme domaine politique (polis) - ou cité - est l'espace où tous sont égaux en tant qu'appartenant à l'humanité, mais aussi où chacun se distingue des autres en ayant une perspective sur le monde qui lui soit propre : « la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction ». L'action « est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre ensemble tout en étant distinct et unique parmi des égaux »

Dans cette perspective les liens d’altérité sont fondateurs d’une certaine “société” dont nous formulons ci-après quelques remarques comme conséquences de notre catégorisation :

       L’individualisme conduit à la solitude car l’être(soi) l’emporte sur les autres liens. Il peut même atteindre un paroxysme si l'intérêt du bien commun est perdu (non-être(conjoint)).

       L’égoïsme conduit à l’individualisme tout comme l’égocentrisme.

       L’autocratie conduit à l’isolement de l’autocrate car les liens à l’autre sont coupés. L'autocrate cherche également à couper les liens de tout autre à l'autre.

       Les communautarismes fracturent la société en cassant les liens universels.

       Quand il n’y a plus de liens d’altérité c’est la dissolution de la cité qui menace.

       Quand il n’y a plus de lien au-monde c’est la destruction du monde, passive (pollution, accumulation de déchets) ou active (guerre, bombardements, saccage)

       La ségrégation et la discrimination sont des exclusions.

       L’immigration, l’évasion sont un exil.

       Le goulag, l’exode, sont un exil forcé.

       Etc.

La séparation de l’individu et de la société (volontaire ou involontaire) se fait généralement progressivement par perte tout d’abord d’un lien avec le bien commun, les projets de la collectivité par non-être(conjoint), puis à travers les autres liens d’altérité, d’abord non-être(autre) on ne se tourne plus vers les autres, puis non-être(soi-même), les autres ne nous apportent plus rien et on ne se reconnaît plus en eux, puis un dégoût du monde ou un désir d’en changer, non-être(monde) et enfin cela peut finir par un déni de soi, non-être(soi) qui peut conduire à des formes de nihilisme (nausée, dépression, suicide).

La vitalité des liens sociaux et le « bien vivre-ensemble » conditionnent la cohésion sociale. Il semblerait que nos sociétés consuméristes et hyperactives sont en perte de liens collectifs, car l’hyperactivité et la recherche de profit n’aident pas à prendre le temps de cultiver les relations sociales : « L'accélération monstrueuse de la vie habitue l'esprit et le regard à un jugement partiel et faux [...] Faute de quiétude, notre civilisation aboutit à une nouvelle barbarie. A aucune époque, les hommes d'action, c'est-à-dire les agités, n'ont été les plus estimés. L'une des corrections nécessaires qu'il faut entreprendre d'apporter au caractère de l'humanité sera donc d'en fortifier dans une large mesure l'élément contemplatif. » Frédéric Nietzsche, Humain trop humain.

Depuis Nietzsche, la modernité a ajouté la destruction graduelle de l’environnement qui opère négativement sur les liens au-monde.

 




Solitude



Tous partirent.
Chacun leur tour. À leur heure.
Mais personne n’a emporté
    Le silence qui est resté-là
Alors j’ai bouché mes oreilles pour ne plus l’entendre
    d’après un poème de Glauce Baldovin, Livre de la solitude.



Esseulement



Me voilà esseulé, veuf, inconsolé
Dans le soleil noir de la mélancolie
Au comble de la désolation
    d’après G. de Nerval, El desdichado



Isolement



J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison
Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison
    extrait A la Santé, Guillaume Apollinaire, Alcools




Exil



Je suis le proscrit qui se voile,
Qui songe, et chante, loin du bruit,
Avec la chouette et l’étoile,
La sombre chanson de la nuit.
    extrait de A celle qui est voilée, Victor Hugo, Les contemplations



Exclusion



Après le conseil de discipline
Loin, le bruit de la classe
Résonne encore au bord du tableau.
    Je prendrai le chemin buissonnier,
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue ;
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
    d’après Arthur Rimbaud, Sensation



Abandon



Abandonné sur ce bout de quai
Sans signe d’adieu
Laissé-là, sans bagage
Tandis que le train n'arrête pas de s’éloigner en sifflant
Et qu’un corbeau s’envole dans la neige.
    Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages
Pas la moindre allusion
Pas le moindre bagage
Le vent de la déroute aura tout emporté.
    d’après René Guy Cadou, Aller simple

 

 


 

Apocalypse


Étymologiquement, le mot « apocalypse » est la transcription du terme grec ἀποκάλυψις / apokálupsis signifiant « dévoilement » ou, dans le vocabulaire religieux, « révélation »

et pourtant, elle est aussi l’annonce de catastrophes

la forêt brûle

l’arbre ne peut plus respirer

la plaine se dessèche

la nature s’épuise

courbe l’échine sous les attaques humaines

l’homme piétine

détruit

c’est bien l’apocalypse qui s’annonce

sans prophète


Partout la destruction, partout l’exploitation, la domination

La folie et la déraison

L'insatiable consumérisme

Difficile de préserver l’espace des utopies

Plus que jamais indispensable, la poésie.

La poésie non comme échappée mais comme ressenti propagée

La poésie ne se contextualise pas, elle est un cri, à recevoir dans sa nudité.


Nous sommes, ce jour, plus près du sinistre que le tocsin lui-même, c’est pourquoi il est grand temps de nous composer une santé du malheur. Dût-elle avoir l’apparence de l’arrogance du miracle.

René Char. A une sérénité crispée.