Introduction
Le dialogue est une interaction, dans un cadre donné (espace et temps). Il a une origine, la rencontre des participants, un développement et une fin, leur dispersion. La rencontre peut être fortuite ou programmée. La dispersion peut s’accompagner de promesses de se revoir et dans ce cas le dialogue peut reprendre plus tard. Le moment principal est le maintien de la conversation. Ces différentes phases apparaissent comme une “mise en condition” auto-poïétique de formes d’interaction qui s’entrelacent lorsque des participants rejoignent ou quittent le groupe en cours de discussion. Celle-ci apparaît ainsi comme une forme de vie qui émerge d’un système complexe qui évolue dans sa propre sémiosphère.
1. L’énaction, l’énactivisme
C’est avec Maturana que Varela (1980) formule l’hypothèse de l’autopoïèse pour caractériser le vivant. La théorie de l’autopoïèse sous-tend l’organisation du vivant comme expression d’un processus auto-producteur, dont le but est d’entretenir et de maintenir la cohésion entre : d’une part, une structure formée par l’ensemble des composants physiques d’un organisme (i.e. soumis à l’entropie ou tendance naturelle au désordre et à l’équilibration), et d’autre part, son organisation définie par les relations entretenues par ces mêmes composants (i.e. relations produisant de la néguentropie : résistance au désordre, création d’information, changement d’état par rupture d’équilibre, auto-organisation).
Pour Varela (1989), l’organisation résulte de l’adaptation. Le procédé par lequel une unité se préserve en intégrant à son fonctionnement les perturbations les plus courantes, est appelé l’assimilation. Et le processus par lequel sa clôture opérationnelle (membrane dans le cas de la cellule) se transforme afin de parvenir à assimiler de nouvelles sortes de perturbations est qualifié d'accommodation. Les comportements adaptés dont fait preuve une unité auto-organisationnelle ne révèlent pas dans ces conditions qu’elle est en possession d’une représentation fidèle de son environnement, mais seulement que le fonctionnement de sa clôture opérationnelle sous l’effet de perturbations environnementales, est durablement viable.
Un système auto-poïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Un système auto-poïétique engendre et spécifie continuellement la production de ses composants, et se maintient comme une organisation topologiquement délimitée, par une frontière réagissant aux perturbations externes, en les compensant.
Un système auto-poïétique se définit par l’expression de trois propriétés :
- 1. il est autonome : ses changements sont subordonnés au maintien de sa propre structure, son fonctionnement est auto-producteur, il produit ce qu’il est ;
- 2. il exprime une individualité par le maintien de son invariance organisationnelle, il produit qui il est ;
- 3. il procède d’une unité délimitée par sa clôture opérationnelle, à la frontière spécifiée par son fonctionnement et son rapport à l’environnement ;
Varela (1991) « propose de considérer que le propre de tout organisme vivant consiste à s’auto-constituer dans son rapport à son monde ; à produire sa clôture opérationnelle dans l’action même par laquelle il “configure” son monde : la contrainte est donc double et simultanée par laquelle l’organisme s’adapte à son milieu et se le donne, en se décidant lui-même dans cette action. Dès lors, il y’a co-constitution du vivant et de son monde, sans qu’aucune réalité subsistante (ni celle de l’organisme vivant, ni celle du monde) n’en soit le préalable. » (cité par Sebbah, 2004, p. 173).
S’appuyant sur ces notions et y intégrant la théorie de l’autopoïèse (la théorie des systèmes étranges « qui se font tous seuls »), théorie qui entre autres vertus admet celle de modéliser remarquablement les « systèmes qui voient » et les « systèmes qui se voient voir », Luhmann (1999) débouche sur un cadre conceptuel nouveau (qui du biologique rejoint le culturel), qu’il contribue lui-même à développer, celui de la « théorie des systèmes auto-poïétiques sociaux ». Il note qu’il existe trois types de systèmes auto-poïétiques : les systèmes vivants (qui se décomposent en cellules, organismes, cerveaux), les systèmes psychiques (ou consciences) et les systèmes sociaux (qui se décomposent en interactions, organisations, sociétés). Ces systèmes sont intégrés les uns dans les autres : les systèmes psychiques qui construisent le sens, sont couplés aux processus neurophysiologiques de l’organisme qui leur est propre ; de même, les systèmes sociaux qui construisent la communication, sont couplés structurellement aux consciences. La dimension sociale se constitue donc dans les horizons de possibilité des partenaires de la communication, « Ego » et « Alter ». Les éléments de ces systèmes sont les communications au sens le plus large possible de ce terme. Un système social est un système distinct du milieu et opérationnellement clos, c’est-à-dire capable de produire de lui-même ses propres éléments, à savoir des communications et évidemment ses propres structures.
Pour Moretti (2006), l’interaction sociale est un système caractérisé par la présence physique des partenaires de la communication plongés dans une sémiosphère. Les individus présents perçoivent qu’ils se perçoivent les uns les autres : chacun fait ses sélections en tenant compte de la présence des autres. Les sélections concernent les signes échangés, mais aussi les rôles et fonctions des individus qui naissent de cette organisation.
C’est dans ce paradigme que nous allons replacer le dialogue humain dans un cadre énactiviste pour en examiner la productivité. Le dialogue serait ainsi un processus émergent qui s’auto-organiserait, dès lors que les interlocuteurs sont en présence les uns des autres et commencent à se percevoir, puis à agir ensemble. Les interlocuteurs étant eux-mêmes considérés comme des éléments auto-poïétiques vis-à-vis de leur propre cognition, le dialogue serait donc un système allo-poïétique c’est-à-dire un assemblage de systèmes auto-poïétiques qui ferait émerger un jeu inter-humain de l’arrière-fond biosémiotique.
Afin d’aller plus loin dans cette voie, nous nous fixons comme objectif de modéliser le dialogue humain sur ces principes : il s’agit d’examiner tout d’abord comment se fait la mise en présence des acteurs du dialogue et comment advient ce dernier comme processus émergent. Pour cela nous allons examiner la théorie des champs pour en extraire des éléments utiles à notre propos, car on peut remarquer aisément qu’un champ en physique permet d’attirer puis de maintenir des particules de manière stable en un lieu donné. Bourdieu (1994) à la fin de sa vie a tenté de formaliser une théorie des champs pour les sciences sociales : le champ est un espace social de position où tous les participants ont à peu près tous les mêmes intérêts mais où chacun a en plus des intérêts propres à sa position occupée dans le champ. Cette notion d’intérêt renvoie de surcroît à la théorie des jeux autour de laquelle nous avons développé une formalisation du dialogue (Caelen et al. 2007).
2. La théorie des champs
Le modèle global que propose Varela est centré sur l'étude du fonctionnement des systèmes qui ne sont pas organisés par une activité représentative tournée vers un monde prédéterminé, mais qui ont une capacité à donner une signification aux interactions avec leur environnement. Dans le paradigme auto-organisationnel, il n’est plus question de systèmes de mise en forme de l’information conçus comme lieux où s’articulent: (a) des entrées en provenance d’un monde extérieur pré-structuré, (b) un traitement de ces entrées par le biais d’une représentation des traits invariants du monde, et (c) des sorties performatives. Les entités de base sont ici des unités dotées d’une « clôture opérationnelle », dont le seul invariant est leur propre organisation, et dont le domaine cognitif est défini comme la fraction d’environnement au sein de laquelle leur organisation peut persister en dépit des perturbations qui leur sont infligées.
Nous posons donc comme principe que les individus dialoguant sont plongés dans un champ biosémiotique et s’y maintiennent par autopoïèse, c’est-à-dire que chaque individu reçoit des autres et de l’environnement des informations (signes) et doit s’y maintenir en équilibre. Examinons maintenant quelles analogies on peut tirer de la physique pour formaliser cette notion de « champ ».
La théorie des champs a pris une importance toute particulière dans la physique moderne. En 1861 Maxwell créa le concept de champ, abandonnant celui des fluides électriques dans l’éther. Par champ il désignait une perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Avant la formulation de la physique quantique, les particules et les champs étaient considérés comme des entités distinctes mais liées ; les particules possèdent certaines caractéristiques intrinsèques (comme la masse et la charge électrique) et produisent les champs (gravitationnels et électromagnétiques). Chaque champ de force émane des particules et remplit l'espace autour d'elles. Les champs emmagasinent et peuvent transporter de l'énergie ; ils sont, en ce sens, des milieux continus qui lient les particules et communiquent les interactions entre elles. Les notions de particules et de champs n'ont donc un sens que lorsqu'elles sont reliées. En mécanique quantique une particule n’est plus un corpuscule localisé mais une probabilité P(x,y,z,t) que l’on appelle champ de probabilité. La théorie des champs a été utilisée en sciences humaines, l’individu étant alors considéré comme un élément plongé dans un champ (de forces) social : par exemple l’habitus de Bourdieu (1967) détermine et maintient un individu dans son champ social. Comme en physique quantique l’observateur, ici le sociologue, ne perçoit de ce champ qu’une probabilité.
Le champ événementiel
La mise en présence d’individus s’opère à l’aide d’un champ que l’on appelle « champ événementiel ». La rencontre se fait en un lieu de l’espace et du temps dans lequel les individus ont été plongés. Comme en mécanique quantique on peut juste supposer qu’il existe un champ événementiel dans lequel la probabilité que les individus se rencontrent est forte. Ce champ événementiel qui concourt à rapprocher les individus autour d’un événement social par exemple (cafétéria, réunion informelle, salle d’attente, etc.) ne suffit pas à amorcer le dialogue même si les gens sont maintenant en présence. Il ne suffit pas d’être ensemble hic et nunc pour commencer à dialoguer, il faut que les conditions d’un « intérêt » [1] de dialoguer soient réunies. Nous supposons que cet « intérêt » résulte de l’existence d’un autre champ qu’il est difficile de bien définir mais qu’intuitivement on pourrait appeler « climat » : un lieu chaleureux, des personnes désœuvrées peuvent inciter au dialogue (banc dans un parc, café, etc.). Nous appelons ce champ, champ biosémiotique, notion que nous allons tenter de préciser maintenant. Ce champ provient autant de l’environnement que des individus qui s’y trouvent.
Le champ biosémiotique
L’idée qui se trouve au cœur de toute la pensée biosémiotique est que la sémiose et la vie sont coextensives (Seboek, 2001). Pour Peirce (1935) « tout l’univers est perfusé de signes, sinon composé exclusivement de signes ». Les êtres vivants se nourrissent de signes. « La province de la biosémiotique coïncide dans son ensemble avec celle de la biosphère, laquelle dans ce contexte équivaut pratiquement à la sémiosphère » (Seboek, 2001, p.33).
« La sémiose advient avec la vie, la symbiose et la vie sont pratiquement identiques (disons isomorphes). La vie est principalement un phénomène sémiotique puisque les éléments réels de la vie sont les signes » (Kull, 1998).
« L’organisme lui-même, dans sa plus simple expression, est une composante physique de son environnement. Il agit sur les choses autour de lui, et les choses qui l’entourent agissent sur lui. Parmi ces interactions, celles qui tombent sous le régime du sensible forment l’Umwelt sensible (entour) ou le monde objectivement senti par et pour cet organisme. Mais si l’Inumwelt (ou monde intérieur) duquel dépend l’Umwelt lui-même, n’était pas déjà engagé dans la sémiose, il n’y aurait pas même d’Umwelt - mais un environnement physique non seulement indépendant de l’esprit, mais également inconnu de tout esprit fini » (Deely, 2009).
Dans un autre courant, pour Kimura (1992), exégète de Binswanger (1970), l’aida représente le tissu relationnel entre les personnes, mais non encore tissé. C’est la disposition-à, les relations non encore nouées. L’aida est la dimension première de l’être-avec-les-autres. Comme le précise Stevens (2005), « ce n’est pas une relation qui vient unir après coup des individus jusque-là séparés, mais le lieu originaire et commun à partir duquel se constituent conjointement les existences de chacun ». Au sein de l’espace d’une relation intersubjective, la subjectivité se constitue en même temps que le Nous de la rencontre. Dans une perspective voisine, le sujet vivant de Weizsâcker (1958) repris par Nishida (2003), est le rapport organisme - environnement. C’est la « force unifiante et inconsciente » qui est commune au soi et au réel englobant. Le sujet vivant c’est le sujet en tant qu’organisme en relation avec son milieu, milieu naturel autant que social ; l’individu est englobé par le milieu et le milieu est déterminé par les individus dans une relation dynamique. Avec la notion de « fûdo » (« l’atmosphérique ») Watsuji (2011) désigne des éléments thymiques de l’environnement, autant culturels que naturels (si tant est que l’on puisse les distinguer) qui se glissent dans l’interstice interhumain de l’aida. Tellenbach (1998) fait directement allusion à l’atmosphérique [2], au climat de la rencontre elle-même. Dans son ouvrage “Goût et atmosphère”, il nous dit en effet : « dans la rencontre de l’individu avec l’autre, il s’instaure une atmosphère commune qui, ensuite, peut être expérimentée comme « tonalité » d’une relation au prochain tant par les deux partenaires que par les tiers ».
Toutes ces notions relèvent du même fonds que l’on peut rapprocher de la notion de « champ ». Un observateur n’y a pas complètement accès de façon claire et ne saurait dire ce qu’est un signe pour les acteurs qu’il observe. C’est pourquoi nous proposons d’en rester à un niveau intuitif et d’intégrer ces notions de “aida”, “biosémiose”, et “atmosphérique” dans ce que nous nommons « champ biosémiotique », champ dans lequel vont se tisser les liens d’altérité dans un milieu donné. Ce champ est à l’œuvre dans toutes les situations banales de coprésence : le lieu et les personnes rassemblées dans ce lieu et en cet instant impriment une certaine tonalité, il se dégage un certain “climat” que chacun perçoit à des degrés divers, qui peut aller d’un sentiment d’hostilité, à la neutralité ou à la convivialité (un service hospitalier est souvent perçu comme froid ou anxiogène par un patient, comme neutre par le personnel ; un café sera ressenti comme plus ou moins convivial, etc.).
Nous définissons sur ces notions un champ biosémiotique comme :
- situé dans l’espace : il est porté par le lieu, le milieu mais aussi par les individus qui s’y trouvent déjà. Cette notion de milieu est intégrée dans le rapport de soi aux autres, le milieu va faciliter ou non l’émergence de liens intersubjectifs. Le milieu participe du rapport de soi aux autres.
- situé dans le temps : les historicités de chacun vont faire que des sentiments d’appartenance ou d’oppositions à des groupes vont se former, des alliances/oppositions vont émerger, un rapport Je-Nous plus large que le Je-Tu de l’altérité.
3. Un modèle auto-poïétique du dialogue
L'émergence du dialogue surgit dans l’entrelacement d’un champ événementiel et d’un champ biosémiotique. Le champ événementiel favorise la mise en présence des interlocuteurs (je me rends chez le médecin sur rendez-vous) puis le champ biosémiotique (climat dans la salle d’attente et conversations en cours ou regards échangés) crée le milieu dans lequel le dialogue va s’engager puis se maintenir, les individus contribuant à ce milieu en même temps qu'ils le vivent ; le dialogue émerge (par énaction) de ce champ partagé tout en l’alimentant et en l’entretenant.
Le dialogue, qui est une interaction ne l’oublions pas, se déroule alors dans un cadre interactionnel donné.
Formalisation
Par commodité de raisonnement et de présentation, on peut schématiser le cours d’un dialogue en termes de phases.
Phase 0, Création du champ événementiel et du champ biosémiotique : l’avant du dialogue qui va se créer, toutes les conditions sont réunies (par exemple il est l’heure de la réunion, la salle se remplit, l’animateur se prépare, etc.) puis un climat s’établit, les gens s’observent, se regardent, se saluent, certains se connaissent d’autres non. Ce processus pré-interactionnel est tout à fait semblable à la dynamique conversationnelle qu’ont étudiée les analystes de la conversation (Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974 ; Schegloff et Sacks, 1973). Dans les rencontres sociales de la vie ordinaire, la plupart des propriétés du cadre interactionnel sont déjà relativement fixées. Selon Kimura (déjà cité) le rapport entre le moi et le toi doit se penser non comme un échange s’établissant dès la première rencontre, mais comme le champ qui fonde la possibilité d’une communication. On est là dans la création même d’une altérité dans le champ biosémiotique.
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| Attirance des acteurs |
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| Intérêt des acteurs |
Phase 1, Émergence : le dialogue émerge, il devient un système auto-poïétique qui incorpore une partie du monde (le « milieu » ou sémiosphère) puis celui-ci se referme (clôture opérationnelle) et maintient son autonomie. Le processus d’autopoïèse s’établit dans un cadre fermé, appelé cadre interactionnel.
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| Clôture opérationnelle |
Il y a autocréation du cadre interactionnel par les participants (le carré dans la figure) dans lequel il peut y avoir des personnes comme P qui sont dans le système, par exemple en tant qu’observateur ou secrétaire de séance, sans pour autant intervenir dans la conversation. Une frontière s’établit et le système devient autonome : c’est sa clôture opérationnelle (cercle épais dans la figure).
Phase 2, le dialogue proprement dit, corps du dialogue
Dans cette phase le dialogue se déroule et se maintient. Il peut se décrire par différents modèles. Nous avons adopté depuis plusieurs années celui de la théorie des jeux (Caelen et al. 2013). Voir cet article pour le développement de cette partie.
Phase 3, Clôture du dialogue
Le dialogue s’achève pour diverses raisons internes au dialogue (succès ou échec ou remise à plus tard) ou externes (le dîner est terminé, l’heure de fin de réunion est arrivée, etc.), le champ événementiel ne maintient plus le cadre interactionnel, la discussion s’épuise d’elle-même et les individus partent les uns après les autres, emportant avec eux des traces du dialogue, qui peuvent participer au germe d’un dialogue futur (il peut par exemple y avoir un compte-rendu de réunion fait par P).
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| Dispersion des acteurs |
4. Exemple d’application
Nous donnons ci-après un exemple d’application de ce modèle dans des conversations courantes : modélisation d’un dialogue entre 2 couples au cours d’un dîner. L’un des deux couples a invité l’autre couple à dîner au restaurant. Ce dialogue est un jeu répété qui s’est déjà produit entre ces amis mais que nous considérons au moment où un champ événementiel apparaît : l’invitation de l’un des couples à l’autre.
Séquence 0 : “Réception de l’invitation”.
Claude et Berthe reçoivent une invitation à dîner au restaurant de Jean et Anne. Ils entrent dans le champ événementiel “RdV pour dîner”. A ce stade un champ événementiel est donc créé E(t, p(I), p(C)), avec :
- t = date du dîner
- p(I) = il y aura probablement les 4 amis mais peut-être aussi d’autres invités. A ce moment I = {Anne, Jean, Berthe, Claude}
- p(C) = le cadre interactionnel probable est : un dîner avec des amis dans un jeu de type don/contre-don au restaurant
Séquence 1 : Claude et Berthe sont maintenant entrés dans ce champ événementiel et construisent des éléments du champ biosémiotique du dîner, par exemple le choix du cadeau qui fait partie de l’habitus “dîner entre amis”. Une discussion s’amorce entre eux sous forme de dialogue préparatoire qui doit cependant être considéré comme un moment du dialogue global.
Claude (à Berthe) : Ce soir je vais passer acheter le cadeau pour Anne. Tu sais ce qu’elle aimerait ?Berthe : Je pense que des fleurs lui feraient plaisirClaude : oui c’est une bonne idée
Formalisation de cette séquence dialogique :
A-Emergence du cadre interactionnel :
● Offrir un cadeau lorsqu’on est invité est un habitus pour Claude et Berthe. C’est aussi construire une partie du champ biosémiotique du dîner. Le dialogue prend appui sur ce cadre interactionnel C = “offrir un cadeau”● C = ({Berthe, Claude}, p(GBC), p(J)), avec J = Négociation(cadeau)
B-Emergence d’un sous-dialogue préparatoire au dîner :
● Dialogue = ({Berthe, Claude}, C, G, J),● Claude initie le dialogue avec Berthe, ils entrent dans le jeu “choix du cadeau”
C-Clôture opérationnelle :
● Tous les actes prennent sens dans ce cadre interactionnel : par exemple l’énoncé “ce soir je vais passer acheter le cadeau pour Anne” présuppose qu’il est décidé implicitement qu’il y aura un cadeau (∃x : cadeau(x)), que ce cadeau est d’un certain type par exemple amical(x), etc.● Toutes les actions qui vont découler du choix du cadeau : quel magasin ? quel temps de déplacement en rentrant du travail ? etc.
Séquence 2 : “Arrivée au restaurant”
Les 4 amis se retrouvent au restaurant dont il se dégage une certaine “atmosphère” (à la fois émanant du restaurant que du plaisir de se revoir), ce qui finit de définir le champ biosémiotique {pI(G)} comme l’ensemble des probabilités que chacun trouve un intérêt G (certainement la convivialité dans ce cas) d’être avec les autres pour ce dîner. Le cadre interactionnel à 4 peut dès lors émerger ainsi que le dialogue dans ce cadre.
Séquence 3 : "Dialogue au dîner"
Phase 1 : Ouverture.
L’ouverture du dialogue que nous proposons maintenant peut sembler relever d’un modèle conventionnel strict mais cela n’est pas tout à fait exact dans la mesure où Berthe et Claude ont préparé cette phase du dialogue dans leur conversation sur le cadeau et qu’ils ont donc construit par anticipation cette ouverture en posant le gain espéré GBC dans leur dialogue préparatoire.
Berthe : Bonsoir Anne, bonsoir Jean. (à Anne) Nous avons pensé que ces fleurs te feraient plaisir…Anne : Oh merci, mais il ne fallait pas…Berthe (Berthe a l’impression que le cadeau ne fait pas tant plaisir que ça à Anne ou que le cadre public du restaurant n’est pas très adéquat pour un cadeau)(…)
Formalisation de cette séquence dialogique
A-Emergence du cadre interactionnel :
B-Emergence du dialogue :● habitus du dîner entre amis. Le couple qui est invité offre un cadeau à l’ouverture : c’est une réponse à l’invitation reçue (cf. don et contre-don de Mauss)● C = ({Berthe, Claude, Anne, Jean}, p(GBC), p(GAJ), p(J)), avec J = Dîner convivial, le cadre interactionnel déjà posé dans le dialogue préparatoire s’élargit aux 4 personnes
● Dialogue = ({Berthe, Claude, Anne, Jean}, C, G, J)● C’est Berthe qui prend l’initiative d’offrir les fleurs
C-Clôture opérationnelle :
● Tous les actes prennent sens dans ce cadre interactionnel : par exemple l’énoncé “oh merci, mais il ne fallait pas...” reste très ambigu car il peut présupposer plusieurs interprétations possibles comme “il est ridicule d’amener un cadeau entre amis” ou “des fleurs ce n’est pas approprié au restaurant”, à moins que cet énoncé soit un pur phatique, etc.● Toutes les actions qui ont découlé du choix du cadeau : dans quel magasin il a été acheté ? quel effort de recherche cela a-t-il coûté ? etc. Toutes ces connaissances sont en effet dans la clôture opérationnelle car le dialogue aurait pu s’orienter différemment si Anne avait répondu : “oh qu’elles sont belles ces fleurs, où les avez-vous trouvées en cette saison ?” Cet échange correspond à une assimilation qui vise à rétablir l’équilibre entre don et contre-don.
Phase 2 : le cœur du dialogue et son développement
Anne : Très bien installez-vous. (à Jean) Tu te mets à côté de Berthe, et toi Claude à côté de moi ?Claude : Bien sûr. Nous pourrons parler écologie comme ça… tu vas voter écolo encore cette fois ?Anne : oui, aux prochaines régionalesBerthe : tu sais que ça ne sert à rien, les conseils régionaux n’ont pas cette prérogative…Jean : comment ça, je vote écolo aussi, ah je ne savais pas que ça ne servait à rienAnne : ça m’est égal en fait, je vote écolo surtout pour que les mentalités changentClaude : ah oui, dans ce cas…(…)
Du bruit dans la rue survient…il semble qu’il y ait une altercation… : Jean se lève va regarder à la fenêtre puis reprend sa place. Ils parlent de l’événement qui dès lors fait partie de leur cadre interactionnel (la rue). Il y a assimilation de l’événement extérieur dans la conversation
Anne (à Jean) : T’as vu ce qu’il s’est passé ?Jean (à tous) : oui, je pense que c’est une querelle de voisinage, j’ai entendu des insultes. C’est pas grave, qu’est-ce qu’on disait ? (suite du dialogue)
Phase 3 : Clôture : le dîner se termine
Claude : eh bien au revoir c’était très sympa. On vous revaudra ça bientôt ! (salutations et promesse de revoyure)
La promesse d’invitation en retour reste comme un déclencheur potentiel d’un dialogue répété car il crée un champ événementiel du fait de la promesse.
5. Discussion
L’énaction, l’autopoïèse
L’énaction nous semble une notion utile à la modélisation du dialogue. Autant le dialogue contraint par la tâche peut-être modélisé par des procédures et des méthodes de planification et de résolution des problèmes, autant des dialogues spontanés sans intention préalable et avec des interlocuteurs qui ne se connaissent peut-être pas, ne peuvent être traitées par des modèles intentionnels. Les modèles conventionnels issus de l’ethnométhodologie, à base de schémas socio-culturels, d’habitus, etc., ne font pas non plus l’affaire dans la mesure où ils font référence à des connaissances implicites et à des comportements stéréotypés dont on ne sait pas comment ils prennent leur origine.
L’autopoïèse du dialogue est également une notion féconde, pouvant être mise en œuvre dans la théorie des jeux : il y a auto entretien du dialogue tant qu’un intérêt des acteurs est maintenu et tant que des échanges dialogues constructifs se produisent en vue d’équilibrer les gains des uns et des autres.
Les notions de champ
Ces notions de champ inspirées de la physique quantique sont nécessaires pour la modélisation du dialogue dans la mesure où le modélisateur est un observateur d’une situation qu’il ne peut entièrement saisir et ne peut approcher que par des probabilités. C’est le cas du champ événementiel qui permet seulement de définir la probabilité de mise en présence d’acteurs potentiels à un dialogue. Chacun reçoit un signal/signe (événement initial) et en dispose à son gré, mais l’observateur est incapable de remonter toutes les relations de causalité qui ont provoqué cette mise en présence. Dans la même veine il est incapable de dire dans tous les cas pourquoi un dialogue s’amorce entre ces personnes ou non. C’est pourquoi nous avons introduit cette notion de champ biosémiotique dans lequel baigne un ensemble de signes desquels va naître l’interaction entre les acteurs. L’observateur ne peut donc modéliser que la probabilité que tel ou tel cadre interactionnel apparaisse. Même dans le cas d’un dialogue planifié (réunion, conférence, débat, etc.) il y a toujours des éléments impondérables (retards, imprévus, absences, etc.).
L’émergence du dialogue, énaction
L’énaction permet de travailler finement l’origine du dialogue, ses conditions d’émergence, ainsi que sa fin, tout en gardant efficients les éléments de notre modèle antérieur (théorie des jeux) qui rend bien compte du maintien du dialogue, de son auto-organisation. Il donne toute son importance à l’émergence du cadre interactionnel, sans l’enfermer dans un modèle conventionnel ou intentionnel des conversations. Il y a une disponibilité des participants au dialogue potentiel, ils s’engagent dans cette disponibilité-à, c’est le « juste-avant » du possible. C’est cette disponibilité conjointe, ces engagements à ce qui n’est pas encore, qui fait qu’un cadre émerge.
Ainsi ce qui est déterminant, c’est l’auto-construction du cadre par les participants dans la situation présente. On ne s’attache pas à déterminer le pourquoi du premier acte de parole, bien qu’il puisse parfois s’expliquer, mais l'émergence de ses conditions de possibilité.
La clôture opérationnelle
Nous avons illustré dans la modélisation du dialogue entre quatre amis au cours d’un dîner la manière dont un événement antérieur au dialogue (le choix du cadeau) vient participer au climat. C’est la notion de clôture opérationnelle : le dialogue présent se configure par rapport aux événement et objets qu’il intègre. Il n’y a pas de fossé entre le dialogue et le monde extérieur, mais au contraire le dialogue est une configuration du monde. Il produit non seulement des actes dialogiques qui modifient le monde mais aussi des traces mémorielles et des objets échangés ou partagés, parties prenantes de l’émergence du futur cadre de l’interaction dans un jeu répété. La clôture opérationnelle contribue au contexte pragmatique du dialogue, ce que les participants apportent de leur propre vécu, pour co-construire ensemble via des actes dialogiques qui prennent leur sens dans ce contexte.
Varela souligne que “(…) l’identité du système, que nous appréhendons comme une unité concrète, provient de l’interdépendance des processus. Ces systèmes produisent leur identité; ils se distinguent eux-mêmes de leur environnement: c’est pourquoi nous les nommons autopoïétiques “.
Dans notre modèle, c’est le dialogue lui-même qui construit et configure sa propre frontière. Que celle-ci soit induite par des normes conventionnelles fortes, ou implicitement par les participants, c’est l’acceptation tacite du contexte par chaque interactant qui les maintient dans le dialogue. Celui-ci peut se reconfigurer de différentes manières au gré des évènements : sortie d’un ou plusieurs individus, fin collective sur une base collectivement décidée ou acceptée, imposée brutalement par un événement extérieur, ou négociée en réaction à ce qui se déroule dans le cours du dialogue ou ce qui est induit par des évènements faisant irruption, etc.
L’assimilation et l’accommodation
Le rôle de la frontière ou clôture opérationnelle permet de délimiter le milieu dont le dialogue va se nourrir et d'intégrer les évènements extérieurs à ce dialogue comme éléments perturbateurs assimilés dans le jeu dialogique (ce phénomène n’est pas pris en compte dans la plupart des modèles de dialogue). Par exemple dans le cadre d’une réunion de travail : on est en pleine réunion, les échanges dialogiques s'enchaînent. Soudain la sirène sonne (événement extérieur). Après un court moment de flottement, un participant prend la parole expliquant qu’il faut appliquer la procédure de sécurité c’est-à-dire se rassembler en tel point à l’extérieur du bâtiment. Les participants sortent tous ensemble, ils continuent à dialoguer, non plus sur leur travail mais sur la sirène, la sécurité, etc. Une fois l’événement passé ils remontent dans la salle de réunion et continuent leur discussion.
➔ l'événement “sirène” a été intégré dans le dialogue. Le dialogue a continué, avec les mêmes participants, le cadre s’est un peu modifié, puis le dialogue a repris son cours.➔ la perturbation extérieure a été intégrée à la dynamique et au maintien du dialogue. Du point de vue du système auto-poïétique de dialogue, la reconfiguration du cadre et les changements dans les relations d’altérité font appel aux mêmes mécanismes du maintien du dialogue.
Conclusion
Dans cet article nous avons voulu fonder une théorie du dialogue humain (et collectif) dans le contexte le plus général qui soit et le modéliser formellement sous forme de jeux. Ces jeux se déroulent dans des contextes qu’il est impossible de spécifier complètement, autant parce qu’ils sont aléatoires en eux-mêmes que parce que les conditions exactes de leur émergence sont inaccessibles à l’observateur. On en vient alors à choisir une approche centrée sur l’émergence des processus plutôt que sur la description de ces processus. L’énaction nous offre à cet égard un cadre de réflexion et de modélisation propice au dialogue qui comme le souligne Wittgenstein est une “forme de vie”.
Article publié dans "Denis Vernant en dialogues", Pistes n°3, Revue de philosophie contemporaine, Vrin éd. 2023.
Références
Binswanger L., Discours, parcours, et Freud, Gallimard, 1970
Bourdieu P., Raisons pratiques : sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994
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[1] Nous utilisons ce terme pour l’instant faute de mieux. Nous l’explicitons par la suite à travers le modèle de dialogue.
[2] L’atmosphérique peut se traduire par le climat, les circonstances ambiantes qui seront le substrat d’une intuition portant sur les relations interpersonnelles et environnementales en présence




