Sens

 Le sens, une sensation ?

Miroitements

Le sens est un parfum, en somme une sensation…

Le sens passe par les sens et non par la raison. Le sens ne relève pas de la rationalité, il emprunte d’autres voies plus propres à l’intuition, aux ressentis, il est la perception des émanations des choses et des êtres. C’est le parfum de la fleur qui guide l’abeille non sa signification. Elle en apprécie la qualité et non la vérité. L’essence du sens n’est pas relative à son contenu. Le sens est en tant que phénomène.
« le sens dépendrait, en son fondement comme en sa détermination, de la sensibilité », c’est-à-dire « le sens ne serait pas d’abord un phénomène de connaissance, ni un phénomène de langage, mais un phénomène sensible », à savoir « un contenu de perception propre au rapport que le corps sentant entretient avec le monde senti » Paula Lorelle, La sensibilisation du sens.
Le sens dont nous allons parler ici n'est donc pas celui de la sémiotique.
Si « le sens du monde à la fois déborde et précède sa constitution », le résultat est l’idée d’une « sensibilisation radicalisée » : « le sens est d’abord ce qui se déploie, à même le sensible, dans l’ombre du philosophe », pour le dire avec la célèbre expression de Merleau-Ponty. « C’est de l’existence du monde que dépend l’existence du sens », pour se servir d’une expression équivalente. Les réflexions de Merleau-Ponty, mais aussi d’Emmanuel Levinas et de Michel Henry, amènent cependant Paula Lorelle à souligner ici le rôle de la corporéité dans le cadre de la sensibilisation du sens : en effet, « radicaliser cette dépendance [du sens à la sensibilité] consiste donc à faire dépendre le sens de ce pôle subjectif du sensible qu’est le corps propre », qui se configure ainsi comme le « point zéro de l’orientation » David Pilotto, Compte-rendu critique - la sensibilisation du sens.
De plus, il semble que le sens ne soit qu’à la surface des choses, un attribut subtil, ce n’est pas un état de choses. Il est à l’interface : il est propre aux choses et au sujet, à leur interaction, il court à la surface des choses. Comme un parfum, il est volatile, subtil, changeant, évanescent. Le sens est le voyage dans l'être du parfum du monde. Ce parfum se cherche, se mélange, se vaporise. C’est aussi le parfum du voyage de la pensée.
Il y a aussi le cheminement pour se remémorer ce parfum : le sens cristallisé s’est installé, le parfum est devenu familier. Il est disponible pour des compositions savantes de volutes parfumées.

Le sens comme réseau de correspondances, correspondances entre les différents ressentis, correspondances des pensées avec les ressentis, affectation du corps propre par le cheminement des pensées.

Ressentis de la pensée en ce qu’elle affecte les sensations et est affectée par celles-ci, et correspondances avec les ressentis du monde et des autres. Le sens comme configuration de correspondances en mouvement. Effluves. Fumerolles.

Le sens affecte la conscience par la sensation. C’est une une donnée sensible

Même la signifiance procède de la sensation : « Qu’est-ce que la signifiance ? C’est le sens en ce qu’il est produit sensuellement » (Barthes, 1973 : Le Plaisir du texte. Paris : Seuil, « Points »). Le sens n’a de rapport à la signification qu’après coup.

Le sens comme parfum rend compte de l’enchevêtrement des effluves et des textures, de l'enchevêtrement des perceptions et des pensées, du mélange des êtres dans le monde, l'atmosphère autant produite que perçue. Un sentiment océanique.


Le sens court au fond de longs corridors
et surgit du surtidor dans le patio
où les bruits des jets d’eau
se transforment en parfum
et exhalaisons du sens

Le sens devient fraîcheur désaltérante
ou bruissement de clapotis…
C’est selon...


Le sens se faisant saveur

Le sens se faisant est pour Marc Richir une teneur, une « saveur ». Les rythmes lui sont coextensifs et sont indissociables des accidents de son déploiement.
“Il n’y a donc pas de temporalisation/spatialisation en présence d’un sens sans rythmes qui lui soient propres, c’est-à-dire sans condensations et dissipations, sans concentrations et dissolutions qui découpent les protentions et les rétentions dans leurs métamorphoses. Du point de vue archéo-téléologique classique, ces rythmes sont significativement inessentiels au sens, de simples accidents de la finitude. Nous pensons au contraire que sans eux il n’y aurait pas de sens, mais seulement des « constellations » de significativités identitaires [...] Le sens est une concrétion” Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, Grenoble : J. Millon, 1999, p. 13.
Pour Marc Richir, le sens est en quelque sorte le mouvement de concrétion active du phénoménologique, ce en quoi la « transitivité » pure du phénomène se fait pensée qui « s'auto-affecte ». L’expérience de l’idée qui nous vient est paradigmatique de la conception richirienne du sens se faisant. Comme insiste Richir, nous savons d'une façon ou d'une autre que nous pensons, que nous cherchons à penser quelque chose, et par ailleurs, nous savons suffisamment de ce quelque chose pour savoir que nous nous en approchons ou le manquons. Dans le mouvement du sens ainsi, le « a » indéterminé du « passer » s'ipséise, s'ouvre à la possibilité de son auto-réflexion, à la possibilité de sa distinction en un « quelque chose ». Il ne s’agit plus ici en d’autres termes, comme chez Jean-Luc Nancy, de dégager spéculativement le sens comme transitivité de l’être, passibilité intrinsèque qu’est l’être, mais de se situer au sein de cet espace de passibilité pour rendre compte de la façon dont la transitivité se concrétise et s’incarne, comment en d’autres termes le jeu du sens se réalise en phases de sens à chaque fois concrètes et à leur façon individuées.

La description/construction richirienne de la genèse du sens culmine dans les Méditations Phénoménologiques. Richir y entreprend de penser le sens tel qu'il est engagé, de façon plurielle, dans le « système de concrétudes phénoménologiques » que forment ce qu’il désigne comme les rythmes de la phénoménalisation, système mouvant qui sert de « milieu » au sens. Le sens en effet se forme phénoménologiquement par enroulement au creux de concrétudes qui le dépassent : il est toujours sens d’autre chose que de lui-même, mais cet autre chose n'est pas un objet (déterminé ou indéterminé) mais ce que Richir appelle un phénomène-de-monde, ou plus exactement une multiplicité de phénomènes-de-mondes. Le sens se faisant en d’autres termes agence lui-même une multitude d’amorces de sens – il est, du dedans comme du dehors, travaillé par cette multiplicité en laquelle il s’esquisse, mais qui inscrit toujours aussi en lui la possibilité de l’accident, de l’imprévu, de la rencontre, voire, du blanc et de l’ensevelissement.
“le sens ne peut trouver son amorce qu'en amont de lui-même, dans ce qui, pas encore en amorce du sens en question, est déjà amorce de sens pluriels, et amorce de sens pluriels indéfinis tout en « potentialité », à la frontière instable entre langage et hors langage. C'est là, en effet, que, du côté du langage, le langage touche à ce qui n'est pas lui”. Florian Forestier, La pensée de Marc Richir et les enjeux saillants de l’espace philosophique contemporain : « réel », « contingence », « sens ». Revue Eikasia.
Le sens est une saveur complexe, il est indissociable de notre rapport au monde et aux autres, il nous habite à l’intime. Le sens est saveur, parfum, il émane des choses, des êtres et de leurs interactions. Il en est comme une signature et non un signe.

Pourtant le sens n’est pas une donnée immédiate

On ne sent pas tous les parfums immédiatement. Il faut se concentrer, s’orienter, respirer convenablement pour l’apprécier. Le sens est une donnée sensible mais non immédiate. Elle s’adresse à la conscience, mot pris dans son sens transcendantal.

Le sens “résiste” aussi parfois ou se cache et cette résistance fait partie du cheminement du sens. Le sens n’est pas saisi d’emblée, il peut se dérober, se cacher, il chemine sinueusement dans l’être au monde.

Le questionnement sur le sens fait sens. Le sens lui-même en est la bougie qui s’éclaire elle-même. Le sens est l’invisible dans le visible. Une simple clarté.


Le sens phénoménologique

“Pour les Stoïciens le sens c’est l’exprimé de la proposition, cet incorporel à la surface des choses, entité complexe irréductible, événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition. Les Stoïciens ont su le dire : ni mot, ni corps, ni représentation sensible, ni représentation rationnelle. Bien plus, peut-être le sens serait-il “neutre”, tout à fait indifférent au particulier comme au général, au singulier comme à l’universel, au personnel et à l’impersonnel. Il serait d’une toute autre nature. On ne peut même pas dire du sens qu’il existe : ni dans les choses ni dans l’esprit, ni d‘existence physique ni d’existence mentale. Dira-t-on au moins qu’il est utile, et qu’il faut l’admettre pour son utilité ? Pas même, puisqu’il est doué d’une splendeur inefficace, impassible et stérile. C’est pourquoi nous disons qu’on ne peut l’inférer qu’indirectement, à partir du cercle où nous entraîne les dimensions ordinaires de la proposition. C’est seulement en fendant le cercle comme on fait pour l’anneau de Möbius, en le dépliant dans sa longueur, en le détournant, que la dimension du sens apparaît pour elle-même. La logique du sens est tout inspirée d'empirisme; mais précisément il n’y a que l’empirisme qui sache dépasser les dimensions expérimentales du visible sans tomber dans les Idées, et traquer, invoquer, peut-être produire un fantôme à la limite d’une expérience allongée, dépliée. Cette dimension ultime est nommée par Husserl expression : elle se distingue de la désignation, de la manifestation, de la démonstration. Le sens, c’est l’exprimé. [...] Inséparablement le sens est l’exprimable ou l’exprimé de la proposition, et l’attribut de l’état de choses. Il tend une face vers les choses, une face vers les propositions… Il est exactement à la frontière des propositions et des choses. Il est cet aliquid, à la fois extra-être et insistance, ce minimum d’être qui convient aux instances. C’est en ce sens qu’il est événement : à condition de ne pas confondre l’événement avec son effectuation spatio-temporelle dans un état de choses. On ne demandera pas quel est le sens d’un événement : l’événement, c’est le sens lui-même.” Gilles Deleuze, Logique du sens, Les éditions de minuit 1969. Pour une critique : Deleuze aujourd'hui : entrer dans "Logique du sens" / Jean-Clet Martin
Le sens est une trace sensible d’un événement, il est phénomène
Le sens s’inscrit dans un parcours narratif, il relie des événements qui sans lui seraient impossibles à appréhender dans leur multiplicité. Il conserve son caractère flexible, mouvant, reconfigurable. Il se réfracte d’un récit à l’autre, il chemine.
Mais il reste dans la pure saisie de la conscience.
Le sens est dans le rapport de la sensation et de son expression, son exprimé renvoie à son ressenti et réciproquement. La sensation fait partie du sens mais non l’inverse, de même l’expression seule ne fait pas sens.

Le sens se construit par la donation et la saisie

Tout acte qui porterait un sens lui donnerait son sens en retour ? Ou bien faut-il un acte de donation pour créer du sens ? Ou bien le sens ne prendrait véritablement sens que lors de la saisie ? Ou bien faut-il l’ensemble des conditions ?
L’être peut mettre du sens ou pas dans le faire. Il peut aussi faire des choses insensées ou absurdes. Tout acte n’a pas de sens ipso facto. L’homme exploité est celui qui est contraint de faire des actions sans pouvoir leur donner du sens pour lui-même.
Le sens n’est pas dans l’acte seul. Crier dans le désert n’a pas de sens. Le sens est dans le double mouvement donation et saisie. L’abeille cherche la fleur car cela a du sens pour elle et la fleur accepte l’abeille parce que cela fait sens pour elle aussi. Leur rencontre fait sens.
Dire que l’acte porte le sens ne concerne que la production du sens. La sémiosis en acte acquiert une élasticité et une profondeur. La signification est prise en charge par l’esthésie, par l’intermédiaire de l’expérience et le sens éprouvé et ressenti par un corps. Le corps se trouve au centre d’un champ de présence, tensif et phorique. Sa position définit la profondeur, l’orientation, la vitesse, le rythme et le tempo du champ. « Un champ de présence, organisé autour d’un corps propre, centre d’énonciation, et traversé par des mouvements orientés, plus ou moins nombreux et plus ou moins rapides, qui font apparaître, disparaître et qui modifient les valeurs », J. Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode. PUF, 1999.
En ce qui concerne la saisie du sens, il y a d’abord sensation, puis perception et cognition. On peut s’arrêter à la sensation : on peut ressentir la beauté, l'harmonie, sans lui chercher davantage de sens, sans chercher à la mettre en rapport avec quoi que ce soit d’autre, que le pur ressenti. Ce pur ressenti est le parfum du sens, sa volatilité. Son exprimé métaphysique.
Le sens se fait, se défait, se construit, se ré-arrange. Le sens est un ensemble de mouvements, de rythmes, de surgissements et de trajectoires. Le sens se trouve aussi dans le miroir de l’action qui le renvoie à lui-même ou le réfléchit vers d’autres miroirs
Causalité, finalité, justification, tentatives d’explication ne sont pas des significations mais seulement des postures spéculatives d’après-sens, car le sens était déjà là.
...fictions, récits, ont des trames de sens
trame, ou juste éclats de sens
lumières clignotantes qui se réfractent en se propageant
Il y a des donations de sens, dans la dynamique de l‘exister.
Il y a la saisie du sens en réciprocité
il y a aussi de l’in-saisi, du mystère
il y a de la poésie, des élans créatifs qui ne relèvent pas du cogito
il y a des instants de grâce, sans logique, simplement pleins de leur exister vibrant
Tout cela a du sens
Tout cela fait sens...


Réfractions / réflexions du sens

Le sens est ondulatoire, une émanation et un respir
Le sens est un jeu de lumière sur les évènements, qui nous permet de les appréhender.
L’interprétant que nous sommes projette une certaine clarté sur les événements du monde, qui à leur tour réfractent des éclats de lumière.
Ce retour lui confère une saveur, le sens devient parfum.
Le sens est un signal subtil, intelligible et sensible, ouvert à tous les sens
C’est un parfum composé des odeurs environnantes et des textures dont il émane. Le parfum porte la métaphore de la volatilité du sens. Mais aussi les sons, le touché, qui portent d’autres métaphores.
Le sens est parfum, écho, saveur, clarté, caresse
Lumière ou parfum, les êtres sont immergés dans un écheveau de signes, qui clignotent. Le monde est bruissant de signes, le monde est bruissant de parfums qui pénètrent l’entour.
Se saisir de ces émanations de signes là-même dans l’entour palpable et immédiat.


Le sens pour l’autre, le sens avec les autres

L’auteur pense communiquer du sens pour le lecteur, mais le livre ne prend son sens que dans la lecture, par le lecteur. Ce sens est différent de celui que lui a mis l’auteur. Le sens se crée à chaque nouvelle lecture. Dans une interaction. Le sens n’est pas dans l’acte de lire. Il est le résultat d’une construction itérative, donation/saisie. Cela peut être une interaction avec l’auteur comme avec le livre seul. Il en est de même pour tous les arts.
« le sens en vient donc à dépendre d’un sensible qui […] forme un système troué, traversé de l’intérieur d’une in-intégrable altérité, […] exposé à de l’altérité qui, à contre-sens, peut venir le bouleverser » (p. 147). « le sens vient désigner l’affection même du monde comme système », et « c’est de cette sensibilité intégrale que le sens dépend » (p. 148) Paula Lorelle, Ibid

Il y a la résonance avec l'expérience propre, avec ou sans langage, avec des sensations multiples et mouvantes dans la temporalité et la spatialité.

Le sens collectif se remue dans un chaudron. Chacun vient y goûter tour à tour et ajouter des ingrédients et savourer les parfums dans le plaisir des sens qui devient plaisir de construction du sens. Le sens se mue en danse et se vaporise.

Le sens est un liant. A la fois cause et résultante, parfois impalpable, au cœur des interactions. Il se reconfigure constamment. Il est indissociable de l’appréhender du monde, de sa saisie. Comme le parfum qui ne peut être dissocié de son émanation, des textures qui le portent. Le sens est espacement, à la fois retour vers soi et ouverture en l’autre, il est en prise sur lui-même et donc comme investi de continuité.
En tant que liant, le sens est fluide, liquide, changeant. Il accompagne les événements, le sens c’est l’événement lui-même nous rappelle Deleuze

Mais le sens n’est pas que dans l’interaction ou l’action conjointe comme résultat d’un faire. Il est surtout dans “l’entre”, l’espace entre les êtres, un espace non matériel mais transcendantal.

Le sens est l’émanation de l’"entre". Il en donne l’atmosphère

Les parfums des êtres se fondent les uns dans les autres et dans la matière du monde. Ces parfums sont le sens des existants.

Dimension matérielle, concrète, de l’empreinte dans l’espace, espace comprenant les autres et le monde. Il y a l’odeur des étants et les essences des êtres.

Le sens n’est pas forcément toujours utile, toujours convoqué dans un accord qui fait déjà sens en soi. et qu’il n’est pas besoin de construire. C’est le sens déjà-là, senti intuitivement. Ce n’est donc pas le sens mais la construction du sens qui se partage, se co-construit. Le sens avec l’autre n’existe que parce que le “sens se fait” avec lui. C’est le “faire sens” qui est à saisir et qui a une réfraction dans le faire sens pour soi.

Le sens donne une valeur à l’être-commun, être-avec-les autres.

C’est le comportement de l’autre qui fait sens pour moi, non ses dires. Il m’ouvre ainsi à son être-au-monde. Le comportement est à la surface de l’être, il en est son parfum. Je sens son corps propre à travers lui. J’ai la sensation de le toucher et qu’il me touche (Maurice Merleau-Ponty)

Le sens est l’émanation de la présence au monde, aux autres, dans l’entre.

Perte du sens dans l’absence au monde c'est-à-dire par l’absorption dans des activités autonomes en elles-même et dé-corrélées d’une présence au monde.

Car le sens est lié aux sensations, aux perceptions, au vibrer dans le monde et avec les autres, car le sens est de nature ondulatoire et dynamique.


La saveur de l’altérité


La sensorialité de l’autre ; le toucher donne un corps à l’altérité
Les sens ouverts à la matérialité, moi, toi.
Les effluves du désir.

Le sens de l’autre est sa sensualité contextualisée dans son entour, une émanation du Fûdo (Trad. de 風土: Entre ou médiance de Watsuji). L’espace prend sens par les vibrations. Il devient Fûdo. Son mouvement m’affecte, dans le plus subtil de l’avant de l’être
“Le sens prend naissance dans l’interstice de deux désirs plongés dans le Fûdo”. (le texte de Tsetsuro Watsuji est une extraordinaire plongée intuitive dans le vécu des milieux humains, des fraîches matinées du printemps japonais aux mornes journées d'hiver de l'Europe occidentale, en passant par les plaines immenses de la Chine du Nord, la moiteur des nuits de Singapour, les montagnes décharnées du désert arabique, les eaux trop "arides" de la Méditerranée... et décrit bien l’entre ou médiance de l'homme et du monde qui ne font qu’un dans le Fûdo et qui sont conditionnés l'un par l’autre)
Il n’y a pas de sens sans la médiance dans lequel l’autre est aussi présent. Le Fûdo du Deux.
“L’’existence humaine est individuelle-sociale. Toutefois, ce n’est pas seulement l’historicité qui structure l’être social. La médiance structure également l’être social, et elle est donc indissociable de l’historicité. Dans l’union de l’historicité et de la médiance, pour ainsi dire, l’histoire prend chair. Si « l’esprit » est quelque chose d’opposé à la matière, l’histoire ne peut certainement pas être que l’auto-déploiement de l’esprit. C’est seulement lorsque l’esprit est le sujet s’objectivant soi-même, et par suite seulement lorsqu’il est une chose comportant une chair subjective, qu’il produit l’histoire en tant qu’auto-déploiement. Cette qualité subjective qu’a la chair, disons que ce n’est autre que la médiance. Le caractère duel, fini-infini de l’humain, apparaît le plus ouvertement comme structure historique-médiale de l’humain.”
Extraits de Fûdo

L’odeur des marais
Les exhalaisons des corps
l'air vivifiant de la montagne
c’est cela le sens du Fûdo

Le Fûdo fusionne les êtres et le monde et en fait sens
Le Fûdo est aussi de regard poétique, de voyage intérieur
de sublimation de l’entre
Le Fûdo nous dit l’ensemencement de l’être au monde, en tant qu’il est part du monde
et il y a ainsi des germinations qui se font dans des résonances harmoniques dans la texture du monde

Le pouvoir de la poésie est de faire surgir le Fûdo
Le sens naît du mélange, le sens est dans le mélange des êtres et des choses, le sens fait le mélange et le mélange prend sa source dans le Fûdo et le mélange fait l’être-Deux. Faire intervenir cette matière, comme l’humidité, l’odeur après la pluie, et ainsi ancrer, plonger l’être dans la matière du monde C’est le mélange des effluves, des senteurs, des êtres dans leur altérité.

Respirer le vent
Respirer la terre
Ses exhalaisons
L’odeur des insectes qui travaillent inlassablement
et remuent, trient, recyclent
dans une collectivité patiente et tenace
sans se préoccuper du sens de leur mission
mais qui en donnent un malgré eux
à travers leur affairement
et leur grouillement collectif

De l’autre émane “quelque chose”, un “je ne sais quoi” qui fait sens, une possibilité, une invitation. La saisie de cette invitation est un prélude au voyage du sens, des sens. Un parfum sur lequel on s’arrête : le sens est le parfum de l’entre

Il y a des accordances, des tonalités de promesses, un sens caché, mais ne pas en faire l’herméneutique, en rester à l’intuition.

Le sens est l’ensemencement du temps qui nourrit l’altérité. Il se compose avec l’être-au-monde dans le Fûdo


Les choses ont-elles du sens ?

Quel sens donne-t-on aux choses ? Donne-t-on toujours un sens aux choses, ou qu’est ce qui fait sens dans les choses ?

Les choses inertes n’ont pas de sens en elles-mêmes si ce n’est par leur présence immobile. Elles l’acquièrent dès qu’elles se meuvent. L’Univers par exemple. Mais on peut toujours leur donner du sens par la saisie qu’on en fait.

Des bâtiments alignés le long d’une voie : c’est une rue pour un humain, c’est un mur infranchissable pour un chien, c’est une prison de pierre pour un arbre seul dans la rue planté sur le trottoir. Mais ce n’en est pas moins une “rue” dans le langage ordinaire.
  • En sémiotique greimassienne le sujet n’importe pas. La rue fait sens en elle-même. Le signe signifie par lui-même, la rue est peut-être signe de ville, mais on n’en sait rien à ce stade
  • En sémiotique peircienne il faut un interprétant pour parler de signe. C’est lui qui donne sens à la rue. Il rend le signe signifiant

Bouquiniste
Qu’est-ce qui fait sens dans cette image ? la solitude du bouquiniste ? Sa marginalité ? L’attente impossible ? etc. Il y a un sens polysémique dans l’image que je lui prête ou non, mais l’image porte en elle plusieurs interprétations possibles. Un sens ou un autre émerge en interaction avec elle. Un sens ou un autre émane de l’image. L'image n’est pas ici un objet inerte, elle a été dessinée ou photographiée par une personne. C’est le sens donné que l’on cherche ici à travers le sens saisi. Il en résulte que le sens est perçu par l’atmosphère de l’image : image du passé, temps gris et froid, etc.

Le sens n’est pas une information. Il ne se transmet pas comme une information. C’est le signe qui se transmet, dont on en fait une interprétation. Le sens ne se transmet pas, il se construit, en une dynamique.

« Ayant aperçu une faible lueur dans une sombre nuit, je me suis tout au plus avancé dans un champ d'épais taillis. Il y a aussi des endroits où je me suis trouvé à des carrefours et où j'ai erré dans des labyrinthes. » — Kitarô Nishida, Préface à Auto-éveil - le système des universels

Sens et pensée

Le sens n’est pas la vérité : c’est une coloration/saveur de la réalité ou de la pensée. On ne cherche pas si tel bruit de la nature est réel ou vrai mais ce qu’il signifie, d’où il vient, produit par quel animal, etc. Le silence avant ou après prend alors tout son sens. Le silence se remplit de sens par contraste. Le silence est une émanation du bruit qui s’arrête. On en goûte le parfum, la paix.

Le sens ouvre un champ de conscience. Fait prendre conscience, offre des pistes

Penser n’est pas rechercher du sens, le sens vient en pensant dans la clairière de la conscience.
Le sens est à la surface du penser
C’est l’écume du flot qui accompagne le penser
C’est aussi l’après-coup du penser, la révélation immédiate de la trace du penser.
La pensée n’est pas uniquement rationnelle, elle chemine. Elle laisse des traces de sens sur son passage.
La pensée ordinaire est souvent obscure, pleine d’errements, elle va d’île en île. Le sens est un instant de lumière, une clairière.


Le sens poétique

"Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens." Arthur Rimbaud, Lettre du Voyant, à Paul Demeny, 15 mai 1871
Le « dérèglement de tous les sens » renvoie aux correspondances baudelairiennes. Le premier, Charles Baudelaire a établi la parenté qui unit les parfums, les couleurs et les sons ; le premier, il a su déduire de la magie des sensations une réalité qui est au-delà des choses.

Le sens synesthésique court dans tous les sens
Les coïncidences constituent le sens que l’on donne au hasard (surréalisme)
Le poème touche la sensibilité, il est l’en-dehors de la signification. Ses mots sont : vague, musique, éclair c’est-à-dire mouvement, enchantement, fulgurance.

Il y a débordement du sens par le flux et le reflux des mots.
Poétique du regard comme une façon d’apparition du monde au point du jour
La poétique donne du sens au réel.
Le poème exhale une atmosphère. C’est son sens.


Blés

Là-bas la terre couchée
Dit son repos sous le vent
Les blés ondoient
Et sèment des épis
Je cherche le temps
Celui de la moisson
Quand la paille s’engrangera
Pour le repos de la terre


Le sens alchimique, l’herméneutique

Le sens alchimique est volontairement caché. Il est noyé sous les symboles et dans les symboles. Il faut une clef pour le décoder. La clef est elle-même cachée, enfouie.

La recherche du sens dans ce cas est une herméneutique. Ce sens-là est dans le profond, non en surface, car c’est un sens second et non premier. Mais il ne faut pas tomber dans le piège de la circularité du sens. Il faut seulement “respirer” ce sens, non l’analyser. L’herméneutique est un labyrinthe dans lequel on risque de se perdre. Le sens s’approche uniquement par sa fugacité sensible, par la mise en “vibration” de l’être au monde.

Nietzsche décrit sans doute de façon juste ”l’intériorité du sens” - c'est-à-dire “ce qui est selon le sens” - et sa prise herméneutique sur soi-même. Là encore il s’agit seulement d’écouter et d’exprimer ce sens dans sa présence au monde.

Il s’agit de sentir l’in-dit du sens

Le sens non convoqué mais envahissant tout l’espace de l’exister. Le sens intuitionné.

La recherche du sens peut être une impasse. Car cette recherche risque d’être circulaire, dans un enfermement circulaire (par exemple l'exégèse de la Bible ou la métaphysique traditionnelle) où l’on ne trouve que ce qu’on y a mis et encore édulcoré. Un raisonnement sur le raisonnement. Le sens doit être saisi dans une intuition.


Le sens ontologique

Le sens de l’être est son existence (Martin Heidegger). Le sens de toute chose est son existence. A partir du moment où une chose existe, elle a du sens.

Le sens est un fil d’Ariane dans le labyrinthe de la vie, mais il ne guide rien. Il résulte d’une intuition pure. Le sens d’être est le geste du voilement/dévoilement de l’être-au-monde.
“Le pur tremblement du sens est l’intervalle, le décalage d’avec soi de la manifestation.[...] Le sens est l’espace en tant que tel, le décalé de soi originel, l’intervalle que rien ne comble parce qu’il ouvre le jeu du mouvement. En toute rigueur, il n’est rien, il est « entre ». Mais il ne tient lui-même qu’en la prise sur soi par le geste de saisie, et ne gagne sa vivacité inquisitrice que dès lors que le langage et la grammaticalisation chorégraphient le geste. Le sens libère alors en son envers, dans la suspension, le réel.” Florian Forestier, Ibid. 
“Le temps n’a de sens qu’en train de se faire et dans son mouvement même toujours déjà révolu, spectacle de soi pour être ressaisi dans son absence, « pouvoir n’être plus là » du présent.” Florian Forestier, Ibid.
Exister authentiquement c’est donner du sens. Faire sens au monde.


Quel sens donner à la question : qu’est-ce que le sens ?


C’est de délimiter ce qui a du sens et ce qui n’en a pas
Le bon sens ou l'illusion que nous partageons un sens commun
Ce qui est du non-sens, de l’insensé
De ce que nous faisons ou ne faisons pas
De la qualité des choses

Bon sens

Nous ne devrions pas considérer que les autres partagent le même "bon sens" que nous. Le bon sens serait ce que la majorité considère, sans besoin d'y réfléchir, comme l'ensemble des affirmations allant de soi. Or si l'on prend cette définition pour la tester au près de 2000 personnes en leur soumettant plus de 4000 affirmations, la réalité se révèle tout autre : nous nous accordons sur bien peu ! Le bon sens n'est qu'une illusion collective. M.E Whiting et D.J. Watts, A framework for quantifying individual and collective common sense. PNAS 2004.

Non-sens

Le non-sens de la guerre n'est pas son absence de sens (il peut en avoir pour les opprimés qui combattent pour leur liberté) mais son absurdité. Le non-sens c'est l'absurde
Nier le sens est un non-sens
Le non-sens n’est pas l’absence de sens, c’est une question qu’on ne doit pas poser car il n’y a pas de réponse sensée.
La question du sens de la vie est un non-sens. Étant au cœur de la vie, nous ne pouvons y répondre. Il faudrait en avoir un point de vue extérieur. De même le sens du monde, nous y sommes plongés. Il faut une certaine dissociation aux événements pour construire un sens, si on est immergé la dimension de sens n’est pas là.

Insensé

C’est la folie, la pensée qui dérape
C’est aussi la destruction du monde car l’homme se croît le maître du monde, et qu’il croit que sa pensée doit dominer le monde.
L’insensé c’est d’accaparer un sens qui ne nous appartient pas
Il y a beaucoup d’actes insensés dans les attitudes des hommes, qui ne voient pas les conséquences de leurs actions à long terme.
Il y a de l’in-saisi du sens, qui n’est pas l’insensé : les pauses dans le mouvement de donation

In-sensé

Le sens contenu dans le sens prêt à émerger
Le sens tapi prêt à bondir

Absence de sens

L’absence de sens n’est pas le non-sens. Ce n'est pas la négation du sens, c’est un autre rapport aux choses et au monde qui ne fait pas intervenir la réflexion, ni la finalité, ni la causalité.
Un sens édulcoré ou perverti
L’aporie est un cul-de-sac, elle n’a pas de sens.

 

Emanations du sens

Conclusion : la fragilité du sens



Une virgule suffit à changer le sens
Le sens est volatile et fugace, il n’est pas intemporel comme la vérité, c’est un simple parfum, une saveur passagère
Le sens s’oublie, car il se renouvelle, il faut sans cesse prendre soin de lui.
Le sens n’est pas persistant, il change de direction.
Le sens est subtil cette subtilité est en même temps ce qui fait son sens.