Ontologie du verbe "avoir"

Vers une ontologie du verbe “avoir”

ou les modalités d’avoir pour être
____________________________


L'objet philosophique qui nous préoccupe dans ce texte n'est pas l'être en général ni l'être en tant qu'être mais l'être incarné.

Suis-je mon corps ou ai-je un corps ? La question de l'être est inséparable de mon être au monde. L'être existentiel se manifeste dans le vécu, dans mon expérience d'être corporel. La question ne se pose plus entre “Je suis mon corps, ce corps est moi = être mon corps” que pourrait poursuivre une philosophie de l’être et “J’ai un corps, ce corps est mien = avoir ce corps”, que poursuivrait une philosophie dualiste (cartésienne), dite philosophie de l’avoir.

Le propos de ce texte n’est pas d’opposer ces philosophies ni de les fusionner mais simplement de considérer l'“avoir” comme une modalité d’”être” dès lors qu’être incarné (avoir un corps) implique une certaine modalité d’être.

Comment donc concilier ces deux philosophies à travers la vie incarnée et l’existence ? J'existe parce que je vis ou je vis parce que j’existe. Dans un cas c’est la vie qui anime mon corps et me fait être, dans l’autre cas c’est mon corps qui incarne la vie et c’est ce corps que j’ai qui me fait être : soit la vie se “sert” de moi pour se perpétuer, soit je me “sers” de la vie pour exister. La réalité de mon propre corps m’apparaît comme étant à la fois quelque chose que « je suis » et quelque chose que « j’ai ».

Ces deux points de vue posent le problème de la “Mienneté”, qu’est ce qui est à moi et qui me fait moi ? Chez Heidegger c'est la « Mienneté » qui est le principe d'individuation. C'est ce point central, la « Mienneté » qui n'est pas une essence, comme elle pourrait être conçue traditionnellement, mais qui est « quelque chose à conquérir à chaque fois, aujourd'hui, à chaque instant ». La « Mienneté » appartient à l'existence elle est « à être ». Ce qui veut dire que l'« être » du Dasein est à chaque fois en jeu, à conquérir, en somme à avoir à être.

Le corps vivant comme fin ou comme moyen ?
En distinguant être et avoir, Gabriel Marcel tente de s’approcher d’une « communion ontologique » entre être et avoir. ”Le pivot de la pensée est constitué par mon corps dont je ne puis dire ni que je le possède, ni tout à fait que je le suis. Cette dernière position impliquerait que le corps est mon instrument ; or il est, mystérieusement, ce qui me permet d’utiliser les instruments. Restant une donnée non objectivable, il est le lieu de ma présence et le lieu par lequel passe toute communion véritable.” ou encore : “l’avoir est une vue à la troisième personne (il, on) alors que l’être est une expérience à la première personne (je).”
L’histoire de l’être humain a commencé par l’avoir nous dit Valentin Husson, avoir du feu pour fabriquer des outils, avoir un toit pour s’abriter - et cet “avoir” doit-être considéré plus comme une appropriation (faire-sien) qu’une possession (faire-mien). Tout vivant se maintient en vie en s’appropriant son environnement et en usant de ce qui est bon et utile pour sa constitution et sa continuation biologique. Ainsi pour Husson, l’avoir précède l’être, il en est une condition, non seulement sur le plan anthropologique mais aussi sur le plan individuel, la naissance me donne un corps que je dois ensuite m’approprier. Valentin Husson, L’Ecologique de l’Histoire, Les presses du réel, 2021.
« Être et avoir, être ou avoir : insoluble dilemme que s'est sans cesse posé la philosophie. Les penseurs ont en général déploré que nous nous souciions trop de l'avoir, de la propriété, de l'intérêt, et que nous délaissions d'autant le souci qui devrait être le nôtre : être vraiment nous-mêmes, sans nous éparpiller. L'avoir est un oubli ; il nous éparpille. Dans son dernier ouvrage préfacé par Jean-Luc Nancy, le philosophe Valentin Husson prend le contrepied de cette hiérarchie. Il souligne que, si l'appropriation s'est muée en une prédation hostile à l'environnement, c'est d'abord en raison de notre incapacité à penser l'avoir, occultée derrière la question de l'être tout au long de l'histoire. » Alexandre Lacroix, Philosophie magazine.
Une autre question se pose avec l’avoir, c’est celle du donné et du donnant, car tout avoir résulte d’un donné - la chose acquise - et d’un donnant - le possesseur à l’origine de cette chose (en général le monde). Cela pose la question plus générale de la donation du monde et de la donation de la vie (question centrale en phénoménologie). L’ouvert se donne à moi pour que mon être advienne dans son étant, et ce n’est qu’alors que l’être se fraye un chemin dans la clairière de l’ouvert. En ce sens, l’avoir est une condition de l’être, sans qu’on puisse dire pour autant que l’on possède l’être.
On assiste dans les dernières œuvres de Jocelyn Benoist, Concepts et Éléments de philosophie réaliste à une montée en puissance du thème de l’avoir. La primauté du monde perçu présenté par l’auteur à de nombreuses reprises comme ce que nous avons de toutes les façons, permet une contestation progressive du motif phénoménologique du « donné ». Pourtant, il serait réducteur d’opposer purement et simplement le paradigme de l’avoir à celui de la donation, comme il serait caricatural d’opposer purement et simplement - artificiellement - les premières œuvres d’inspiration phénoménologique aux œuvres plus récentes clairement réalistes. Car dès le départ, en un sens, c’est bien cette thématique de l’avoir que cherche à élaborer Jocelyn Benoist mais avec des outils phénoménologiques qui lui paraîtront peu à peu insuffisants pour capturer dans toute sa densité l’épaisseur de notre enfoncement perceptif dans la réalité que par lui nous avons de toutes les façons. Il faudra passer de la phénoménologie au réalisme. Ce tournant n’a rien de forcé, il renvoie à l’approfondissement d’une quête visible dès le départ chez Jocelyn Benoist, mais que des concepts comme ceux de « présence » et de « donation » se révéleront en fait impuissants à restituer. C’est qu’une philosophie de l’avoir ne pourra plus se dire phénoménologique, seul un réalisme compris comme « réflexion sur ce que l’on a » permettra de rendre compte de cet avoir que Jocelyn Benoist contraint par les outils phénoménologiques alors à sa disposition, avait commencé par assimiler à la donation, à ce qu’il appelait en 1994 dans « Egologie et donation » : « la profusion inentamé de l’avoir comme don ». Jocelyn Benoist, Eléments de philosophie réaliste, Vrin, Paris, 2011.
Ainsi il est tentant de compléter la philosophie de l’être (ontologie de l’être) par celle de l’avoir (phénoménologie de l’avoir). Pour cela, il faut traiter symétriquement l’avoir et l’être en les considérant comme des verbes et non des noms, c’est-à-dire comme des processus à la manière d’Heidegger dans Etre et Temps pour le Dasein. Dire par exemple : “être malade” est différent d' “avoir une maladie”. Dans le premier cas, c’est moi qui la porte et la vit dans mon être. Elle atteint mon être en agissant sur mon existential d’être-avec-les-autres si la maladie est contagieuse ou de non-être-au-monde si elle me coupe du monde. Dans le second cas, c'est la maladie qui vient à moi, donnée comme étrangère au départ, avec laquelle je dois composer comme si elle était en dehors de moi et qui m’impose son existential d’étant particulier au moment où je la vis. Je ne la possède pas au sens ordinaire du verbe avoir mais elle m’affecte comme une donnée qui modalise mon être.

Nous allons approfondir ces questions en construisant une ontologie du verbe avoir. Notons que tous les aspects du verbe avoir ne nous intéressent pas dans cette recherche, notamment sa fonction grammaticale d’auxiliaire (j’ai mangé). C’est le modal d’avoir et ses existentiaux que nous allons tenter de décrypter.

Analyse sémantique









“Avoir” établit un rapport à quelque chose, une objectivation ou une distanciation mais dans tous les cas un lien entre un sujet et un objet ou une qualité, Avoir(x,y), x “a” y, y est un objet, mais aussi une qualité, une propriété, un aspect, etc.
La tournure “il-y-a” permet de dénommer l’existence de quelque chose en oblitérant la question du sujet et de l’avènement de ce qui apparaît. Dans certaines langues (anglais, allemand, italien) cela se désigne par “c’est”. “Il y a” efface le sujet, ne gardant que la chose elle-même. Dans certaines langues (japonais) le verbe avoir n’existe pas. Dans ce cas, il-y-a(y) = avoir(x,y) avec x indéterminé ou référencé par ailleurs.
Une première question qui nous intéresse est précisément le sujet x dans son être en rapport avec l’objet y. En effet pour Jean-Luc Marion (La métaphysique et après) l’expression "il-y-a" omet la référence au donné et au donateur, et n’est pas la bonne traduction de l’allemand es gibt, notion introduite par Heidegger et traduite généralement par "il-y-a". Pour Marion la bonne traduction pourrait être "cela donne" (comme en langage mathématique).

Quelques exemples en français :
  • Avoir quelque chose : est le sens le plus courant de possession d’un bien quelconque. Il peut s’agir aussi d’une valorisation de soi (avoir de beaux yeux) ou de qualités personnelles c’est un être-soi ; ou d’un sentiment d’un être-soi-même comme avoir du charme ; ou de l’appartenance à une classe sociale (avoir des biens) être-avec-les-autres
  • Avoir peur = être peureux, est un modal d’être-soi ou une attitude devant le monde c’est-à-dire une façon d’être-au-monde. Même si, syntaxiquement parlant, “avoir peur du noir” ne peut pas se transformer en “être peureux du noir”, cela reste un modal d’être-soi pour l’objet “noir"
  • “Avoir peur de l’examen” prend un aspect temporel car dès que l’examen sera passé la peur disparaîtra quel que ce soit le résultat de l’examen. Donc ici il s’agit un modal temporel, cette peur naît, se maintient et disparaît, elle a été donnée par l’approche de l’examen.
Il en est de même pour toutes les émotions et sentiments qui naissent, vivent et peuvent disparaître mais qui “colorent” l’être-soi, l’être-soi-même ou l’être-au-monde. Ces émotions semblent venir à nous plus qu’elles n’habitent en nous, on les exprime le plus souvent avec le verbe avoir plutôt qu'avec le verbe être.

Autres exemples :
  • Avoir des droits, modalité d’être-parmi-les-autres
  • Avoir des invités à la maison, modalité d’être-au-monde pour un temps donné par un être-parmi-les-autres
  • Avoir des voisins : modalité de relation d’altérité être-autre
  • Avoir du temps : modalité temporelle
  • Avoir gagné le match (c’est pour un temps, jusqu’à la prochaine compétition) : valeur temporelle, passagère, par un gain de notoriété
  • Avoir un entraîneur (n’est pas une possession mais une relation de modalité être-autre)
  • Avoir l’habitude-de : habitus d’être, modalité ontique
  • Avoir quelqu’un, réciproquement se faire avoir : modalité déontique
  • Avoir du travail : être occupé, être dans l’action
  • Avoir telle qualité, tel défaut = modalité ontique d'être-soi par rapport à cette qualité / défaut
  • Avoir des connaissances, de l’expérience : modalité épistémique
  • Habiter un œuf Dali



  • Avoir une demeure : peu importe qu’on la possède ou non, ce qui est signifiant c’est la manière d’habiter cette demeure, l’être-au-monde qu’elle permet






On peut déjà dégager quelques modalités du verbe avoir :
  1. épistémique (connaissances, savoirs, croyances) : construction de soi, constitution de soi : participe à l’être ainsi qu’à l’être-au-monde
  2. relationnelle : être-avec, être-parmi, être-au-monde
  3. temporelle : début, achèvement, maintien, habitus d’un existential
  4. communicationnelle : échange, usage, avoir-autre
  5. ontique : valeur d’être (soi, soi-même)
  6. déontique : relation aux autres être-autre, être-avec-les autres, être-parmi, devoir-être, devoir-faire
  7. possible / nécessaire : condition préalable d’être, pouvoir-être
  8. actionnelle : projet, action, condition d’un agir, pouvoir-faire
  9. attributive : possession, acquisition, appropriation, saisie, prédation, consommation
Une deuxième question concerne l’étant “y” : est-il donné ou donnant ?

En phénoménologie les choses nous sont données dans le sens de “présentes à nous”, “prêtes à saisir dans leur naturalité”. Il suffit d’une intention, d’une orientation de la pensée, d’une conscience pour s’en saisir. Je ne saisis les choses que par mon esprit. Le donné est ainsi une simple data et la phénoménologie ne s’intéresse pas à la donation de ce donné. 
“Or ce donné, justement parce que vraiment donné et comme abandonné à lui-même dans sa présence désormais indépendante, y persiste ; en y persistant, il l’occupe, comme un acteur occupe la scène, ce qui l’a mis en scène ; il occulte donc, en occupant la scène, ce qui l’a mis en scène, le donner lui-même ; car le donner a en propre de donner un donné, donc de l’abandonner, le livrer et délivrer, le déposer dans la présence, dont au même instant il s’abstient, puisqu’il ne se donne pas lui-même à titre de donné. Dès lors, donner disparaît précisément et dans l’exacte mesure où il a fait apparaître le donné qu’il donne.” Jean-Luc Marion, La métaphysique et après, Grasset, 2023.
Mais ici, à travers le verbe avoir, les choses ne sont pas données de prime abord. Il faut aller les saisir, aller au devant de la donation, peut-être les construire, les transformer ou même plus prosaïquement les acheter, bref, agir d’une manière ou d’une autre pour les “avoir”. Dans ces conditions l’étant “y”, objet de la deuxième question, est autant un donnant qu’un donné ; et l’expérience d’avoir ne m’est pas donnée dans le monde : c’est moi qui la fais en la projetant sur le monde.

Ainsi “avoir” doit être considéré comme un processus actionnel (voir le développement ci-dessous) qui à l’instar d’ “être” se déploie dans le temps.

    Escarpements jusque dans la mer
    sommets déchirés
    cris des volcans
    la végétation s’accroche sur les pentes, s’incline sous le vent
    furie sous les tropiques
    de terre noire basaltique

    Contraste floral
    couleurs incandescentes
    alimentées par des brumes dansantes
    le feu, l’eau, les roches, et le vent
    sont les pré-donnés à la donation des fleurs

Ontologie du verbe “avoir” à travers les modaux de l'être


On considère ici avoir non comme un nom commun mais comme un verbe en somme un performatif.

Sur l’axe possible / nécessaire


A- L’avoir donne une possibilité d’être : pouvoir-être

Avoir un objet présuppose de l’acquérir. On peut simplement se l’approprier, le faire-sien, l’adopter, etc. Parfois cette appropriation est nécessaire (aliments par ex.) et devient consommation. L’avoir est ici une condition pour être, c’est un pour-être. S’approprier n’est pas dominer, prendre le pouvoir, s’attribuer, etc., c’est faire-sien, sans aucun acte d’autorité ni d’accaparement, mais au contraire par une mise à disposition, disposer-de, qui indique un usage temporaire.
  • avoir un corps c’est être incarné d’une certaine manière
  • avoir des biens est une possibilité de jouir d’un confort (être-soi) ou de se hisser dans une autre classe sociale (être-soi-même)
  • avoir une terre, un jardin : non pas le posséder, mais s’y sentir bien, s’y retrouver, éventuellement mais pas nécessairement le cultiver, y sentir des racines, avoir un lieu familier, accueillant
  • avoir une demeure : l’habiter, la peupler d’humanité mais c’est aussi avoir une adresse, un habitus de vie
  • avoir des amis : cultiver l’amitié, être dans l’altérité
  • avoir comme être-au-monde dans un certain rapport au monde : avoir ce qui est à portée de soi directement ou par les autres 

B - L’avoir est une condition nécessaire d’être

Avoir un corps, c’est un donné nécessaire pour exister
Avoir la santé, avoir de l’air, de l’eau, etc., sont des conditions nécessaire pour vivre

C - L’avoir est une possibilité de faire / d’agir

Pouvoir-faire : avoir un outil pour élaborer quelque chose (travail ou œuvre), pour ensemencer cultiver récolter conserver, avoir une voiture : capacité de se déplacer, augmentation du périmètre des lieux accessibles
Avoir l’opportunité-de, saisir une opportunité
Avoir un programme, un projet, développer une stratégie
Avoir les capacités d’agir, se donner les moyens

D - L’avoir est une condition nécessaire pour faire / agir

Avoir la maîtrise des outils, apprendre
Avoir une méthode, planifier
Avoir un savoir-faire, habiletés
Avoir la liberté-de, avoir la faculté-de

Sur l’axe épistémique


Avoir telle connaissance, tel savoir, cheminer dans la connaissance
Avoir telle croyance, telle opinion

Sur l’axe temporel


La plupart des choses que l’on a sont temporaires. Mais il y a aussi l’avoir comme une inscription, une empreinte, un marquage de l’être par la temporalité
Avoir vécu, avoir rencontré, avoir fait …
Avoir été heureux, malheureux, abandonné...

Ce sont des traces de l’avoir dans l’être : d’une certaine manière l’avoir marque le temps dans l’être, par la transformation qui en a résulté, avoir la mémoire de tel événement, est toujours empreinte de l’étant qui était ce qu'il était à ce moment là

Sur l’axe ontique


L’avoir comme injonction à être : avoir à être
“avoir à” : notion de devoir (mais pas dans le sens d’obligation plutôt au sens de projet de projection de l’être dans le monde)

Sur l’axe déontique


L’avoir procure du plaisir - usage éphémère - et l’être de la joie - beaucoup plus existentielle : manger une glace est un plaisir éphémère qui ne procure pas de joie profonde, car la joie se définit comme étant sans objet, c’est la joie pure d’être. Ainsi le plaisir d’avoir diffère du bonheur d’être.
Le désir de posséder précède l’avoir, l’avoir devient une action intentionnelle dénuée d’être. Légitimité du désir ?
La manière d’avoir : prendre, voler, acheter, accaparer, cueillir, recevoir, etc.

Sur l’axe de l’altérité et du partage du monde


Considérer le monde comme un bien commun, en prendre soin et le saisir comme bien partagé

Être-au-monde n’est pas posséder et exploiter le monde, mais considérer l’avoir au cœur des interactions du monde vivant : avoir de l’air, de l’eau, de la nourriture, donner, prendre, échanger. Au niveau de l’altérité : générer des idées, percevoir l’autre, recevoir de l’autre, appréhender les éléments de l’autre-que-soi

Être-au-monde c’est instancier des manières de se saisir de ce qui précisément fait le monde commun

Avoir des amis c’est être avec des amis et non les posséder

En somme, l’avoir a un caractère relationnel - le penser comme une augmentation en commun de la capacité à faire ou à être : observer, reconnaître, utiliser, façonner, être médié par, être en relation avec. L’avoir partagé est plus dans la relation des possédants entre eux que dans les biens acquis en commun. L’avoir partagé instaure un lien de solidarité à travers un même vivre-ensemble. Partager un repas, un spectacle c’est le vivre ensemble dans un être-ensemble.

Pour Aristote le bien commun n’est pas l’intérêt général fondé comme aujourd’hui sur l’utilité, mais la finalité de toute société. L’amitié chez le philosophe antique, entr’autre vertu tournée vers le bien, est cette relation entre les individus qui se fonde elle-même sur le Bien Commun. C’est l’action par laquelle chaque individu se tourne vers l’autre, un altruisme qui, dirigé par la raison, conduit notamment à la charité. Agir pour le Bien Commun chez Aristote, c’est donc exercer sa raison et sa volonté pour accomplir ce qui est juste pour soi et pour l’ensemble de la communauté.

L’avoir partagé authentique n’est pas dans l'accaparement, mais se déploie dans une saisie réciproque ou un échange don/contre-don. Dans ce dernier cas c’est le processus don/contre-don qui fonde la relation d’altérité d’être-conjoint et non le bien échangé.

L’avoir-commun est donc un modal de l’être-ensemble, comme l’avoir est un modal de l’être.
“Je ne puis pas dire comme Descartes je pense donc je suis mais je m'origine dans le "mystère du nous sommes". C'est cet inobjectivable qui me fonde en même temps que l'autre me fait être.”

 

Relation entre être et avoir


Avoir est une modalité d’être, ce n’est pas le résultat d’une appropriation mais l’acte de saisie en lui-même, la manière d’avoir qui conditionne la manière d’exister. C’est la saisie-de, le cueillir, le donner, qui peut passer par l’être-avec. C’est une existential de l’être (avoir la capacité-de, la liberté-de). Avoir est le processus de saisie et c’est dans ce processus qu’est le geste, l’acte, la signification de l’agir.

L’avoir comme résultat du geste de saisir ne dit en fait plus rien du geste lui-même, ce n’est pas dans ce sens qu’il faut considérer l’avoir, non comme nom (résultat) mais bien comme verbe (acte). L’avoir en soi comme objet n’a aucune signification pour l’être.
Jean-Christophe Merle critique l’approche de Jean-Paul Sartre qui réduit le désir d’agir et le désir d’avoir au désir d’être et les différents désirs à la bonne foi et à la mau­vaise foi. Pour Sartre le désir d’avoir se réduit à un désir d’être, car (a) le désir d’avoir un objet se ramène à un désir d’une cer­taine manière d’être de l’objet, (b) lequel se réduit au désir du monde et finalement à l’impossibilité de séparer le désir d’être du désir d’avoir. Ce qui au bout du compte conduit d’une part à l’impossibilité de séparer l’être de l’avoir, et, d’autre part, à celle de l’impossibilité de séparer l’agir de l’être. Jean-Christophe Merle La psychanalyse existentielle et morale chez Sartre
Certes Sartre va trop loin dans la réduction phénoménologique en passant par la notion de désir. L’avoir et l’être sont deux processus complémentaires pour exister.

De façon globale et simplifiée, nous considérons qu’avoir est une modalité d’être, une condition de l’étant pour être. L’avoir conditionne les existentiaux de l’être, car c’est l’avoir en tant que processus de saisie qui est une forme intentionnelle d’agir de l’être pour être. C’est particulièrement évident dans la forme grammaticale “avoir+groupe nominal” qui est équivalent à “être+adjectif” comme pour "avoir du courage" et ê"tre courageux" où “être courageux” est bien un modal ontique de l’être. Mais dans ses autres formes aussi - énumérées ci-dessus - “avoir” c’est agir, construire, transformer, modeler pour faire-sien avec le geste de prendre, de cueillir ou de recevoir. Avoir une connaissance, c’est l’acquérir en cheminant, analysant, par expérience, par apprentissage après un long processus qui pour finir conditionne l’être, tant au cours de ce cheminement qu’à la fin de l’acquisition dans deux processus qui s’entrelacent dans le temps.

Formalisation


Notations : x = personne, y = objet ou qualité ou personne (étant), M = monde
avoir(x,y)/M/t signifie x a y relativement au monde M au temps t

avoir(x,y)/M/t
affecte être(x) dans ses existentiaux (soi, soi-même, soi-avec-les-autres, soi-au-monde, etc.)

L’affectation est graduelle : plus ou moins positive ou plus ou moins négative, par exemple avoir(x, amis)/cercle-professionnel entraîne une meilleure reconnaissance dans son travail et partant une meilleure qualification de l’existential être-soi-même(x)

Rien ne m’est donné (à moi “x”) hors contexte, car la chose (“y”) est déjà plongée dans un contexte M. Ce contexte est un pré-donné. Je ne peux saisir un objet sans saisir le monde qui m’est pré-donné dans son déjà-là. La chose est extérieure à moi mais pas son contexte, car j’y suis plongé autant que la chose elle-même. Nous sommes deux étants qui partageons le même monde M.

Ainsi sujet et objet paraissent distincts mais appartiennent au même monde, et l’objet lui-même ne prend sens que par rapport au sujet. De fait, l’avoir est un processus qui attache l’objet au sujet mais l’être les unit ensuite dans le monde.

Avoir est un processus qui attache quelque chose à soi. Ce sont les différentes manières d’avoir qui caractérisent ce processus. Avoir in fine quelque chose peut résulter :
  • d’un don, x donne y à z, z se trouve alors lié à y mais aussi à x : x (y) => z avec la notation => pour “donne”
  • d’un échange (par extension et dérive : achat), x donne y1 à z et z donne y2 à x : x (y1) ⇔ (y2) z
  • d’une saisie (ce qui est à portée) : M donne y à x : M (y) => x
  • d’une prédation (saisie violente sans donateur) : non-M donne y à x : (y) => x
  • d’un simple usage, utilisation : M donne y à x pour une durée donnée : [M (y) => x] / t
  • d’une fabrication (outil, travail, oeuvre) : M donne y à x et x donne y’ à z : M (y) => x ET x (y’) => z
  • d’une consommation : M donne y à x et x détruit y : M (y) => x ET x (0) => M ou M (y) ⇔ (0) x
  • d’une transformation de soi (acquérir de l’endurance, de la patience …) x donne y à x : x (y) => x
  • etc.
Dans tous les cas l’avoir opère sur un déjà-là, une pré-donation. “J’ai de l’eau” se remplace par “il y a de l’eau” et j’en fais usage en sous-entendant que l’eau m’est donnée, dans un monde qui m’est pré-donné et que je partage. Pour Jean-Paul Sartre « L’appropriation » (« l’avoir » en général) n’est en fait qu’une des trois « grandes caté­gories » qui permettent de comprendre « le rapport de l’homme avec un ou plusieurs objets », et ce rapport « manifeste le monde entier ». Jean-Paul Sartre, l’Être et le Néant.

En somme “avoir” fait intervenir le mouvement, l'agir et la transformation, de soi et des choses du monde dans une relation donnant-donné en ayant le monde en arrière-plan, qui se présente comme un pré-donné. Le monde est le pré-donné structurel, la disposition des choses mêmes.

L’avoir est lui-même une sorte de pré-donné de l’être, en tant qu’il est une des conditions de déploiement de l’être qui agit sur ses existentiaux. L’avoir, en tant que processus d’avoir est une modalité d’être incarné et il ne peut y avoir d’être incarné sans être-au-monde et dans le monde.

Pour résumer :

1. L’avoir comme mouvement et transformation

L’idée ici est que l’avoir implique un processus dynamique : il engage à la fois l’individu et les choses du monde dans une interaction de transformation réciproque. L'agir de l'individu sur les objets qu'il possède ou sur le monde qu'il habite n'est pas statique, mais s’inscrit dans un flux de donnant-donné, une relation qui implique toujours un échange ou une transformation, tant de soi que des objets.

2. Le monde comme pré-donné

Le monde est décrit comme un arrière-plan, un pré-donné structurel. Cela signifie que le monde est déjà là, avant toute action humaine. Il n'est pas créé par l'individu, mais préexiste en tant que condition pour toute interaction ou tout acte de possession. L'idée du pré-donné fait écho à des théories phénoménologiques (comme celles de Heidegger) où l'être-au-monde est une condition primordiale de l’existence.

3. L’avoir comme condition de l’être

L'avoir est perçu ici comme une des modalités essentielles du déploiement de l’être. L’être humain ne se contente pas d'exister abstraitement, mais incarne son être à travers le monde en possédant, manipulant, et interagissant avec les choses. Ainsi, l’avoir fait partie de ce processus d'incarnation : pour être, il faut avoir une relation avec les choses du monde. Cette perspective met l'accent sur la manière dont l'avoir constitue une condition de l’être incarné.

4. L’être incarné et être-au-monde

L'idée que l'être incarné ne peut exister sans être-au-monde met en avant une continuité entre l’individu et son environnement. L'individu ne peut être pleinement compris indépendamment du monde dans lequel il évolue. L'avoir, comme relation au monde et aux objets, devient ainsi un aspect fondamental de cette incarnation.

En résumé, on souligne ici une vision où l’avoir n’est pas simplement une possession matérielle, mais une modalité d’existence qui permet à l’individu de s’incarner et d’interagir avec le monde pré-donné dans lequel il évolue.