Vers une ontologie du verbe “avoir”
ou les modalités d’avoir pour être____________________________
Le corps vivant comme fin ou comme moyen ?
En distinguant être et avoir, Gabriel Marcel tente de s’approcher d’une « communion ontologique » entre être et avoir. ”Le pivot de la pensée est constitué par mon corps dont je ne puis dire ni que je le possède, ni tout à fait que je le suis. Cette dernière position impliquerait que le corps est mon instrument ; or il est, mystérieusement, ce qui me permet d’utiliser les instruments. Restant une donnée non objectivable, il est le lieu de ma présence et le lieu par lequel passe toute communion véritable.” ou encore : “l’avoir est une vue à la troisième personne (il, on) alors que l’être est une expérience à la première personne (je).”
« Être et avoir, être ou avoir : insoluble dilemme que s'est sans cesse posé la philosophie. Les penseurs ont en général déploré que nous nous souciions trop de l'avoir, de la propriété, de l'intérêt, et que nous délaissions d'autant le souci qui devrait être le nôtre : être vraiment nous-mêmes, sans nous éparpiller. L'avoir est un oubli ; il nous éparpille. Dans son dernier ouvrage préfacé par Jean-Luc Nancy, le philosophe Valentin Husson prend le contrepied de cette hiérarchie. Il souligne que, si l'appropriation s'est muée en une prédation hostile à l'environnement, c'est d'abord en raison de notre incapacité à penser l'avoir, occultée derrière la question de l'être tout au long de l'histoire. » Alexandre Lacroix, Philosophie magazine.
On assiste dans les dernières œuvres de Jocelyn Benoist, Concepts et Éléments de philosophie réaliste à une montée en puissance du thème de l’avoir. La primauté du monde perçu présenté par l’auteur à de nombreuses reprises comme ce que nous avons de toutes les façons, permet une contestation progressive du motif phénoménologique du « donné ». Pourtant, il serait réducteur d’opposer purement et simplement le paradigme de l’avoir à celui de la donation, comme il serait caricatural d’opposer purement et simplement - artificiellement - les premières œuvres d’inspiration phénoménologique aux œuvres plus récentes clairement réalistes. Car dès le départ, en un sens, c’est bien cette thématique de l’avoir que cherche à élaborer Jocelyn Benoist mais avec des outils phénoménologiques qui lui paraîtront peu à peu insuffisants pour capturer dans toute sa densité l’épaisseur de notre enfoncement perceptif dans la réalité que par lui nous avons de toutes les façons. Il faudra passer de la phénoménologie au réalisme. Ce tournant n’a rien de forcé, il renvoie à l’approfondissement d’une quête visible dès le départ chez Jocelyn Benoist, mais que des concepts comme ceux de « présence » et de « donation » se révéleront en fait impuissants à restituer. C’est qu’une philosophie de l’avoir ne pourra plus se dire phénoménologique, seul un réalisme compris comme « réflexion sur ce que l’on a » permettra de rendre compte de cet avoir que Jocelyn Benoist contraint par les outils phénoménologiques alors à sa disposition, avait commencé par assimiler à la donation, à ce qu’il appelait en 1994 dans « Egologie et donation » : « la profusion inentamé de l’avoir comme don ». Jocelyn Benoist, Eléments de philosophie réaliste, Vrin, Paris, 2011.
Analyse sémantique
La tournure “il-y-a” permet de dénommer l’existence de quelque chose en oblitérant la question du sujet et de l’avènement de ce qui apparaît. Dans certaines langues (anglais, allemand, italien) cela se désigne par “c’est”. “Il y a” efface le sujet, ne gardant que la chose elle-même. Dans certaines langues (japonais) le verbe avoir n’existe pas. Dans ce cas, il-y-a(y) = avoir(x,y) avec x indéterminé ou référencé par ailleurs.
- Avoir quelque chose : est le sens le plus courant de possession d’un bien quelconque. Il peut s’agir aussi d’une valorisation de soi (avoir de beaux yeux) ou de qualités personnelles c’est un être-soi ; ou d’un sentiment d’un être-soi-même comme avoir du charme ; ou de l’appartenance à une classe sociale (avoir des biens) être-avec-les-autres
- Avoir peur = être peureux, est un modal d’être-soi ou une attitude devant le monde c’est-à-dire une façon d’être-au-monde. Même si, syntaxiquement parlant, “avoir peur du noir” ne peut pas se transformer en “être peureux du noir”, cela reste un modal d’être-soi pour l’objet “noir"
- “Avoir peur de l’examen” prend un aspect temporel car dès que l’examen sera passé la peur disparaîtra quel que ce soit le résultat de l’examen. Donc ici il s’agit un modal temporel, cette peur naît, se maintient et disparaît, elle a été donnée par l’approche de l’examen.
- Avoir des droits, modalité d’être-parmi-les-autres
- Avoir des invités à la maison, modalité d’être-au-monde pour un temps donné par un être-parmi-les-autres
- Avoir des voisins : modalité de relation d’altérité être-autre
- Avoir du temps : modalité temporelle
- Avoir gagné le match (c’est pour un temps, jusqu’à la prochaine compétition) : valeur temporelle, passagère, par un gain de notoriété
- Avoir un entraîneur (n’est pas une possession mais une relation de modalité être-autre)
- Avoir l’habitude-de : habitus d’être, modalité ontique
- Avoir quelqu’un, réciproquement se faire avoir : modalité déontique
- Avoir du travail : être occupé, être dans l’action
- Avoir telle qualité, tel défaut = modalité ontique d'être-soi par rapport à cette qualité / défaut
- Avoir des connaissances, de l’expérience : modalité épistémique
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Habiter un œuf Dali - Avoir une demeure : peu importe qu’on la possède ou non, ce qui est signifiant c’est la manière d’habiter cette demeure, l’être-au-monde qu’elle permet
- épistémique (connaissances, savoirs, croyances) : construction de soi, constitution de soi : participe à l’être ainsi qu’à l’être-au-monde
- relationnelle : être-avec, être-parmi, être-au-monde
- temporelle : début, achèvement, maintien, habitus d’un existential
- communicationnelle : échange, usage, avoir-autre
- ontique : valeur d’être (soi, soi-même)
- déontique : relation aux autres être-autre, être-avec-les autres, être-parmi, devoir-être, devoir-faire
- possible / nécessaire : condition préalable d’être, pouvoir-être
- actionnelle : projet, action, condition d’un agir, pouvoir-faire
- attributive : possession, acquisition, appropriation, saisie, prédation, consommation
“Or ce donné, justement parce que vraiment donné et comme abandonné à lui-même dans sa présence désormais indépendante, y persiste ; en y persistant, il l’occupe, comme un acteur occupe la scène, ce qui l’a mis en scène ; il occulte donc, en occupant la scène, ce qui l’a mis en scène, le donner lui-même ; car le donner a en propre de donner un donné, donc de l’abandonner, le livrer et délivrer, le déposer dans la présence, dont au même instant il s’abstient, puisqu’il ne se donne pas lui-même à titre de donné. Dès lors, donner disparaît précisément et dans l’exacte mesure où il a fait apparaître le donné qu’il donne.” Jean-Luc Marion, La métaphysique et après, Grasset, 2023.
Ainsi “avoir” doit être considéré comme un processus actionnel (voir le développement ci-dessous) qui à l’instar d’ “être” se déploie dans le temps.
- Escarpements jusque dans la mer
sommets déchirés
cris des volcans
la végétation s’accroche sur les pentes, s’incline sous le vent
furie sous les tropiques
de terre noire basaltique
Contraste floral
couleurs incandescentes
alimentées par des brumes dansantes
le feu, l’eau, les roches, et le vent
sont les pré-donnés à la donation des fleurs
Ontologie du verbe “avoir” à travers les modaux de l'être
Sur l’axe possible / nécessaire
A- L’avoir donne une possibilité d’être : pouvoir-être
Avoir un objet présuppose de l’acquérir. On peut simplement se l’approprier, le faire-sien, l’adopter, etc. Parfois cette appropriation est nécessaire (aliments par ex.) et devient consommation. L’avoir est ici une condition pour être, c’est un pour-être. S’approprier n’est pas dominer, prendre le pouvoir, s’attribuer, etc., c’est faire-sien, sans aucun acte d’autorité ni d’accaparement, mais au contraire par une mise à disposition, disposer-de, qui indique un usage temporaire.
- avoir un corps c’est être incarné d’une certaine manière
- avoir des biens est une possibilité de jouir d’un confort (être-soi) ou de se hisser dans une autre classe sociale (être-soi-même)
- avoir une terre, un jardin : non pas le posséder, mais s’y sentir bien, s’y retrouver, éventuellement mais pas nécessairement le cultiver, y sentir des racines, avoir un lieu familier, accueillant
- avoir une demeure : l’habiter, la peupler d’humanité mais c’est aussi avoir une adresse, un habitus de vie
- avoir des amis : cultiver l’amitié, être dans l’altérité
- avoir comme être-au-monde dans un certain rapport au monde : avoir ce qui est à portée de soi directement ou par les autres
B - L’avoir est une condition nécessaire d’être
Avoir la santé, avoir de l’air, de l’eau, etc., sont des conditions nécessaire pour vivre
C - L’avoir est une possibilité de faire / d’agir
Pouvoir-faire : avoir un outil pour élaborer quelque chose (travail ou œuvre), pour ensemencer cultiver récolter conserver, avoir une voiture : capacité de se déplacer, augmentation du périmètre des lieux accessibles
Avoir l’opportunité-de, saisir une opportunité
Avoir un programme, un projet, développer une stratégie
Avoir les capacités d’agir, se donner les moyens
D - L’avoir est une condition nécessaire pour faire / agir
Avoir la maîtrise des outils, apprendre
Avoir une méthode, planifier
Avoir un savoir-faire, habiletés
Avoir la liberté-de, avoir la faculté-de
Sur l’axe épistémique
Avoir telle croyance, telle opinion
Sur l’axe temporel
Avoir vécu, avoir rencontré, avoir fait …
Avoir été heureux, malheureux, abandonné...
Ce sont des traces de l’avoir dans l’être : d’une certaine manière l’avoir marque le temps dans l’être, par la transformation qui en a résulté, avoir la mémoire de tel événement, est toujours empreinte de l’étant qui était ce qu'il était à ce moment là
Sur l’axe ontique
“avoir à” : notion de devoir (mais pas dans le sens d’obligation plutôt au sens de projet de projection de l’être dans le monde)
Sur l’axe déontique
Le désir de posséder précède l’avoir, l’avoir devient une action intentionnelle dénuée d’être. Légitimité du désir ?
La manière d’avoir : prendre, voler, acheter, accaparer, cueillir, recevoir, etc.
Sur l’axe de l’altérité et du partage du monde
Être-au-monde n’est pas posséder et exploiter le monde, mais considérer l’avoir au cœur des interactions du monde vivant : avoir de l’air, de l’eau, de la nourriture, donner, prendre, échanger. Au niveau de l’altérité : générer des idées, percevoir l’autre, recevoir de l’autre, appréhender les éléments de l’autre-que-soi
Être-au-monde c’est instancier des manières de se saisir de ce qui précisément fait le monde commun
Avoir des amis c’est être avec des amis et non les posséder
En somme, l’avoir a un caractère relationnel - le penser comme une augmentation en commun de la capacité à faire ou à être : observer, reconnaître, utiliser, façonner, être médié par, être en relation avec. L’avoir partagé est plus dans la relation des possédants entre eux que dans les biens acquis en commun. L’avoir partagé instaure un lien de solidarité à travers un même vivre-ensemble. Partager un repas, un spectacle c’est le vivre ensemble dans un être-ensemble.
“Je ne puis pas dire comme Descartes je pense donc je suis mais je m'origine dans le "mystère du nous sommes". C'est cet inobjectivable qui me fonde en même temps que l'autre me fait être.”
Relation entre être et avoir
Jean-Christophe Merle critique l’approche de Jean-Paul Sartre qui réduit le désir d’agir et le désir d’avoir au désir d’être et les différents désirs à la bonne foi et à la mauvaise foi. Pour Sartre le désir d’avoir se réduit à un désir d’être, car (a) le désir d’avoir un objet se ramène à un désir d’une certaine manière d’être de l’objet, (b) lequel se réduit au désir du monde et finalement à l’impossibilité de séparer le désir d’être du désir d’avoir. Ce qui au bout du compte conduit d’une part à l’impossibilité de séparer l’être de l’avoir, et, d’autre part, à celle de l’impossibilité de séparer l’agir de l’être. Jean-Christophe Merle La psychanalyse existentielle et morale chez Sartre.Certes Sartre va trop loin dans la réduction phénoménologique en passant par la notion de désir. L’avoir et l’être sont deux processus complémentaires pour exister.
Formalisation
avoir(x,y)/M/t signifie x a y relativement au monde M au temps t
avoir(x,y)/M/t affecte être(x) dans ses existentiaux (soi, soi-même, soi-avec-les-autres, soi-au-monde, etc.)
- d’un don, x donne y à z, z se trouve alors lié à y mais aussi à x : x (y) => z avec la notation => pour “donne”
- d’un échange (par extension et dérive : achat), x donne y1 à z et z donne y2 à x : x (y1) ⇔ (y2) z
- d’une saisie (ce qui est à portée) : M donne y à x : M (y) => x
- d’une prédation (saisie violente sans donateur) : non-M donne y à x : (y) => x
- d’un simple usage, utilisation : M donne y à x pour une durée donnée : [M (y) => x] / t
- d’une fabrication (outil, travail, oeuvre) : M donne y à x et x donne y’ à z : M (y) => x ET x (y’) => z
- d’une consommation : M donne y à x et x détruit y : M (y) => x ET x (0) => M ou M (y) ⇔ (0) x
- d’une transformation de soi (acquérir de l’endurance, de la patience …) x donne y à x : x (y) => x
- etc.
Pour résumer :
1. L’avoir comme mouvement et transformation
L’idée ici est que l’avoir implique un processus dynamique : il engage à la fois l’individu et les choses du monde dans une interaction de transformation réciproque. L'agir de l'individu sur les objets qu'il possède ou sur le monde qu'il habite n'est pas statique, mais s’inscrit dans un flux de donnant-donné, une relation qui implique toujours un échange ou une transformation, tant de soi que des objets.
2. Le monde comme pré-donné
Le monde est décrit comme un arrière-plan, un pré-donné structurel. Cela signifie que le monde est déjà là, avant toute action humaine. Il n'est pas créé par l'individu, mais préexiste en tant que condition pour toute interaction ou tout acte de possession. L'idée du pré-donné fait écho à des théories phénoménologiques (comme celles de Heidegger) où l'être-au-monde est une condition primordiale de l’existence.
3. L’avoir comme condition de l’être
L'avoir est perçu ici comme une des modalités essentielles du déploiement de l’être. L’être humain ne se contente pas d'exister abstraitement, mais incarne son être à travers le monde en possédant, manipulant, et interagissant avec les choses. Ainsi, l’avoir fait partie de ce processus d'incarnation : pour être, il faut avoir une relation avec les choses du monde. Cette perspective met l'accent sur la manière dont l'avoir constitue une condition de l’être incarné.
4. L’être incarné et être-au-monde
L'idée que l'être incarné ne peut exister sans être-au-monde met en avant une continuité entre l’individu et son environnement. L'individu ne peut être pleinement compris indépendamment du monde dans lequel il évolue. L'avoir, comme relation au monde et aux objets, devient ainsi un aspect fondamental de cette incarnation.
En résumé, on souligne ici une vision où l’avoir n’est pas simplement une possession matérielle, mais une modalité d’existence qui permet à l’individu de s’incarner et d’interagir avec le monde pré-donné dans lequel il évolue.

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