Adorno : La dialectique négative

Theodor Adorno

La dialectique négative et l'esthétique



Avant-propos

La dialectique est habituellement identifiée au syllogisme et ses trois moments : thèse, antithèse, synthèse ou encore position, opposition, composition ou décomposition. Cependant, à la fin de la Logique, Hegel montre que le moment négatif se divise lui-même en deux : opposition extérieure et division intérieure ou médiatisé et médiatisant : « si après tout l'on veut compter », « au lieu de la triplicité, on peut prendre la forme abstraite comme une quadruplicité ». Cela n'empêche pas la pertinence de la division ternaire, omniprésente. En fait on pourrait parler de cinq temps constitués de deux fois trois temps puisqu'il y a bien une synthèse partielle entre les deux moments négatifs :
  • position (être),
  • opposition extérieure (environnement),
  • unité spatiale des opposés (devenir),
  • division intérieure de l'unité (formulation du devenir par l'être),
  • enfin compréhension de l'identité temporelle et de lieu de soi dans l'être-autre-soi (totalité sujet-objet).
La dialectique n’est pas une méthode extérieure imposant une forme immuable comme la triplicité, c'est le développement de la réalité, de la chose elle-même. On peut récuser l’idée qu’il y aurait une doctrine hégélienne, car il s’agit en fait de dégager ce qu’il y a d’intelligible dans la réalité, et non d’en produire une nouvelle interprétation.

Dans le domaine de l’esprit, la dialectique est l’histoire des contradictions de la pensée qu’elle surmonte en passant de l’affirmation à la négation et de cette négation à la négation de la négation. C’est le mot allemand aufhebung qui désigne ce mouvement d'aliénation (négation) et de conservation de la chose supprimée (négation de la négation). La négation est toujours partielle. Ce qui est sublimé est alors médié et constitue un moment déterminé intégré au processus dialectique dans sa totalité. Cette conception de la contradiction ne nie pas le principe de contradiction, mais suppose qu’il existe toujours des relations entre les opposés : ce qui exclut doit aussi inclure en tant qu’opposé.

Hegel
Or, la thèse fondamentale de Hegel est que cette dialectique n’est pas seulement constitutive du devenir de la pensée, mais aussi de la réalité ; être et pensée sont donc identiques. Tout se développe selon lui dans l’unité des contraires, et ce mouvement est la vie du tout. Toutes les réalités se développent donc par ce processus qui est un déploiement de l’Esprit absolu dans la religion, dans l’art, la philosophie et l’histoire. Comprendre ce devenir, c’est le saisir conceptuellement de l’intérieur.

Mais cette compréhension de la réalité ne peut venir qu’une fois les oppositions synthétisées et résolues, et c’est pourquoi la philosophie ne peut être que la compréhension d'une histoire passée : « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule. » (Napoléon achève la Révolution française et Hegel le comprend ainsi à la fois comme finalisation et comme temps historique). La dialectique hégélienne tend à viser une totalisation ou une compréhension globale du tout, où chaque moment est subsumé dans un développement historique linéaire. Cette tendance à tout intégrer dans un système unitaire peut aboutir à une forme de pensée systématique qui nie la singularité des événements ou des phénomènes. Pour un penseurs comme Adorno, cela peut mener à une réduction de la diversité des perspectives et à une uniformisation des différences.

Hegel conçoit donc la dialectique comme un processus téléologique, c'est-à-dire orienté vers une finalité nécessaire. Cette idée implique que l’histoire progresse inévitablement vers une résolution des contradictions dans un moment d'absolu ou de « savoir absolu ». Or, cette notion de progression inéluctable peut être critiquée pour son déterminisme historique, qui laisse peu de place à l'indétermination, aux événements contingents, ou à la véritable rupture dans le cours de l’histoire.

Limites de la dialectique positive

La Dialectique Négative est l'une des œuvres les plus importantes de Theodor W. Adorno, philosophe de l'École de Francfort. Publiée en 1966, elle se veut une réponse et une critique à la dialectique hégélienne traditionnelle, tout en restant ancrée dans une réflexion marxiste critique. 

Adorno tente de refonder la philosophie au-delà de la dialectique, non pas comme la manière de poser des questions seulement intéressantes mais aussi et surtout « bien posées ». Un problème est dit bien posé lorsqu'il a une et une seule solution. De même une question bien posée est une question qui n'a qu'une seule réponse comme résultat du penser (processus lié à la pensée) : en effet une question qui n'aurait pas de réponse est inutile philosophiquement parlant et une question qui aurait plusieurs réponses n'est pas intéressante dans la mesure où le choix final de telle ou telle solution, théoriquement équivalentes, dépendrait d'opinions, de facteurs personnels ou du hasard et non d'un penser. Pour illustrer cela considérons la question contingence/immanence (hasard/nécessité) du monde, question pour autant hautement philosophique depuis des siècles pour laquelle les philosophes s'affrontent encore aujourd'hui. Cette question a l'apparence d'une question bien posée (une seule réponse possible : oui ou non le monde procède-t-il du hasard ?) mais elle ne l'est pas car elle ne peut être résolue que par des opinions (comme : « Dieu ne joue pas aux dés » pour Einstein) car il est impossible d'argumenter correctement sur cette interrogation. Il est donc nécessaire de ramener cette question à quelque chose de démontrable (sans que nécessairement on sache le démontrer), ce qui est alors du ressort de la « vraie » philosophie. Ainsi, il faut d'abord regarder ce que signifie « hasard » : est-ce qu'un phénomène apparait-il de manière spontanée sans cause réelle ou bien parce que nous sommes incapables d'expliquer son apparition tant les causes sont multiples et les paramètres situationnels sont grands et donc inatteignables pour l'esprit (jeter des dès de ce point de vue ne ressort pas du hasard, car le résultat sur le tapis résulte de la conjonction de phénomènes que l'on ne sait pas décrire dans leur totalité mais dont chacun à une cause) ?. Il est clair que le hasard qui nous intéresse ici est le premier phénomène spontané et sans cause. Ainsi la bonne question philosophique est : existe-t-il des phénomènes spontanés et sans cause dans la nature ? Même si cette question n'a pas de réponse facile elle est bien posée et ouvre des recherches pour la philosophie : il suffit d'en trouver un qui réponde à ces critères.

Par une même approche Adorno nie le relativisme [1], car dire "deux choses sont relatives entre elles" s'est être incapable de dire quelle relation elles entretiennent réellement, et donc cela ressort davantage de l'opinion que de la philosophie. (il y a d'ailleurs une critique triviale du relativisme qui est aporétique par essence qui serait de dire puisque tout est relatif le relativisme lui-même l'est !).

Pour Adorno il existe donc des contradictions que la dialectique ne peut pas résoudre. Cependant il reste tolérant,
« La pensée dialectique est la tentative de briser le caractère contraignant de la logique avec les moyens de celle-ci. Comme elle doit cependant se servir de ces moyens, elle court à tout instant le risque d'acquérir elle-même ce caractère contraignant : la ruse de la raison voudrait s'imposer même contre la dialectique. »
Dans la philosophie de Hegel, la dialectique repose sur une progression vers la synthèse, où les contradictions finissent par être résolues et absorbées dans une unité supérieure. Adorno critique donc ce processus de réconciliation des contradictions, qu’il voit comme une forme de dissolution conceptuelle. Selon lui, cette méthode aboutit à un effacement des différences et des particularités au nom d'une unité totale de la pensée. Il propose une alternative qu'il appelle ainsi la dialectique négative, et qui contrairement à la dialectique positive hégélienne, ne cherche pas à résoudre les contradictions dans une synthèse : les contradictions et les dissonances doivent rester ouvertes, car elles révèlent les limites de notre capacité à comprendre et à maîtriser la réalité.

Il critique aussi l'idée selon laquelle la pensée conceptuelle tend à réduire le divers à l'identique ou à l'unité. Ce qu’il appelle la logique d'identité impose une uniformité sur des objets ou des phénomènes en les forçant à correspondre à des catégories fixes. Pour lui, cette tendance reflète une domination idéologique et sociale, dans laquelle la réalité est aplatie par des concepts qui ne rendent pas justice à sa complexité. La dialectique négative vise à reconnaître l'irréductibilité de l'objet à un simple concept, en prenant en compte les différences et les singularités.

La dialectique négative et l'art

Adorno cherche par la dialectique négative le sens d'une œuvre d'art. Dans les sections de Théorie Esthétique, consacrées à la logique, au hasard et à la cohérence, tendent à démontrer l'existence d'une rationalité spécifiquement esthétique, (on peut critiquer le fait que la vérité esthétique est chez Adorno immanente et impossible à atteindre du point de vue conceptuel).
« La définition de l'œuvre d'art dans sa totalité comme un lien logique était conforme à la tradition de l'esthétique et aussi en grande partie à l'art traditionnel. L'interaction entre le tout et les parties doit forger l'œuvre d'art en tant que chose sensée, de telle manière que la quintessence de ce sens coïncide avec le contenu métaphysique. On dit que le lien logique se forme par la relation entre les moments et non de façon atomiste en une donnée sensible quelconque. On doit donc pouvoir y cueillir ce qu'on peut appeler à bon escient l'esprit de l'œuvre d'art. »
L’œuvre traduit des contradictions et les élève à leur sens, non en décrivant des situations mais en assumant une forme contradictoire. Adorno analyse le sens du silence dans le théâtre de Beckett : faire signifier l’absence de sens pour montrer un monde dont le sens s’est absenté. C’est la forme qui est signifiante et non le contenu qui est montré. De même, c’est en élaborant une autre forme, celle du roman que Cervantès montre la contradiction entre les idéaux féodaux et le monde bourgeois qui commence à poindre : 
« Don Quichotte a pu servir une tendance particulière et peu importante, celle de détruire le roman de chevalerie, survivance de l’ère féodale à l’époque bourgeoise. Cette modeste tendance lui permis de devenir une œuvre exemplaire. L’antagonisme des genres littéraires d’où est parti Cervantès devint sous sa plume un antagonisme des ères historiques et finalement un antagonisme métaphysique : l’expression authentique de la crise de sens dans le monde désenchanté ».
Bien que vivant des mêmes contradictions que celle du réel qui est son contenu, l’art a donc une effective autonomie dans la formalisation, dans le style. L’art possède une autonomie par rapport à la société. Il est d’autant plus révolutionnaire quand il manifeste cette autonomie que lorsque qu’il se veut didactique. L’art se doit de s'éloigner de la vie qui le détermine par la forme qu’il crée. L’anti-art qui laisse se traduire la vie sur la toile (Warhol par exemple) n’est pas pour Adorno de l’art. Il ne dit plus rien. L’artiste est devenu superflu, la formalisation est absente, l’œuvre est un événement qui se produit dans le monde. L’art n’a rien gagné, il s’est simplement dissout dans le réel. C’est pourquoi Adorno privilégie l’art dans lequel la formalisation est première par rapport à la signifiance directe du contenu : la musique.
« La musique trahit l’essence de tout art. De même que dans la musique, la société, son mouvement, ses contradictions n’apparaissent que sous forme d’ombres, … il en va de même dans tout art. »
L’œuvre d’art doit donc viser l’autonomie et dans le même temps, sa formalisation est porteuse des contradictions sociales : « L’ambiguïté des œuvres d’art, à la fois autonomes et phénomène sociaux, fait facilement osciller les critères. » : c’est en tant qu’elles sont autonomes qu’elles sont le mieux des phénomènes sociaux et quand elles sont des phénomènes sociaux, elles sont poussées vers l’autonomie. « Ce qui est social dans l’art, c‘est son mouvement immanent contre la société et non pas sa prise de position manifeste. ». Nous sommes donc renvoyés à l’impact de l’œuvre sur le réel et là encore, l’œuvre est prise dans une contradiction, entre sa puissance de contestation et sa puissance d’affirmation, de légitimation du monde.

Cette recherche de l'autonomie de l'œuvre d'art le conduit à critiquer l'industrie culturelle, dont la musique populaire est un élément majeur. Il considère que la musique populaire produite par l'industrie de masse, telle que la musique commerciale ou le jazz (qu'il critiquait sévèrement), est standardisée et superficielle. Elle est destinée à distraire les masses et à maintenir un statu quo social, plutôt qu'à les éclairer ou à les émanciper. Selon lui, la musique populaire se fonde sur des schémas répétitifs, réduisant ainsi l'écoute musicale à une simple consommation passive, loin de toute véritable réflexion critique.

Adorno distingue la musique sérieuse (musique classique, atonale, avant-gardiste) de la musique légère (musique populaire). La musique sérieuse, selon lui, est capable de résister aux conventions, de développer une autonomie artistique, et d'exprimer la complexité de la condition humaine. Par exemple, il voit dans les œuvres de Beethoven ou de Schoenberg un potentiel critique, car elles se refusent à la simple satisfaction des attentes du public, au contraire de la musique légère, qui est dominée par le divertissement et la conformité qui conduisent à terme, à l'aliénation.

Pour Adorno, la musique n'est pas seulement un art ou un divertissement, mais une forme de vérité philosophique. Elle est capable de révéler des structures sociales et des tensions qui ne sont pas directement perceptibles autrement. En ce sens, la musique "sérieuse" devient un outil critique qui peut aider à comprendre le monde. Cependant, cette vérité est souvent négative : la musique sérieuse dévoile des aspects douloureux de la réalité, comme l'aliénation et la réification, ce qui reflète l'idée d'Adorno selon laquelle l'art véritable est toujours critique du monde dans lequel il s’inscrit.

Adorno et la musique

Ses écrits musicaux reposent tous sur la volonté d'unir étroitement la réflexion esthétique à l'analyse des œuvres, pour laquelle il s'efforce de ne pas appliquer à l'œuvre un schéma qui lui serait extérieur. Il propose le concept d'une musique informelle.
"L’art n’a pas à se faire prescrire des normes par l’esthétique lorsqu’il est mis en cause, mais à développer dans l’esthétique la force de la réflexion qu’il ne pourrait accomplir seul. Des termes comme matériau, forme et structure qui viennent si souvent sous la plume des artistes contemporains, possèdent dans leur emploi courant quelque chose qui sonne creux ; l’une des fonctions de l’esthétique relevant de la pratique artistique consiste à les en débarrasser. Cette fonction est avant tout exigée par le déploiement des œuvres. Si elles ne sont pas atemporellement identiques à elles-mêmes, mais deviennent ce qu’elles sont parce que leur être propre est un devenir, elles font surgir des formes de l’esprit par lesquelles ce devenir s’accomplit, comme par exemple le commentaire et la critique. Mais ces formes demeurent défaillantes tant qu’elles n’atteignent pas le contenu de vérité des œuvres. Elles n’en sont capables qu’en s’affinant jusqu’à devenir esthétiques. Le contenu de vérité d’une œuvre a besoin de la philosophie. C’est en lui seule que la philosophie converge avec l’art ou s’éteint en lui. La voie qui y conduit est celle de l’immanence réfléchie des œuvres et non pas l’application extérieure de philosophèmes. Le contenu de vérité des œuvres doit être strictement distingué de toute philosophie investie en elles, soit par l’auteur, soit par le théoricien ; il est bien probable que les deux ont été incompatibles depuis bientôt deux cents ans." Théodore Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, 2001
La pensée d'Adorno sur la musique s'est déployée autour de la dialectique négative pour trouver un sens au sérialisme en musique ou à d'autres mouvements en musique contemporaine, en tant que formes autonomes et critiques de la vie sociale. Il a tenté de scruter les convulsions de ces mouvements pour en décrypter les significations possibles, même en opposition dialectique à d'autres significations qui se sont vues refuser le droit de cité.
« Ce qui crisse dans les œuvres d’art, c’est le bruit provoqué par la friction des éléments antagonistes que l’œuvre cherche à concilier. »
La musique et l'art en général étaient à l'époque d'Adorno clairement conflictuels (années 1950-70) et se prêtaient peut-être à de telles analyses. Mais depuis le tournant des années 68, le positionnement de l'art ne se pose plus en ces termes, même si l'art véritable doit toujours rester critique du monde dans lequel il s’inscrit. Pour Adorno, la musique a un rôle central dans l'émancipation humaine, mais cet espoir repose sur une pratique musicale critique, autonome et non conformiste.

Adorno porte un regard particulièrement sévère sur le rôle alloué à la musique populaire par l'industrie culturelle qui la fabrique (terme qu'il préfère à celui de culture de masse, trompeur parce que ce sont les masses qui en sont injustement les victimes). Il en arrive à la conclusion que la musique populaire moderne, est destinée à devenir un produit de consommation, comme un autre, conçu par des grandes entreprises pour la consommation de masse et l'aliénation des peuples.




[1] Le relativisme est une position philosophique qui soutient qu'il n'existe pas de vérité absolue.
Cette position s'applique à différents domaines de la connaissance :
  • philosophie et épistémologie (sophistique grecque, scepticisme, criticisme, empirisme, pragmatisme) : il n'existe pas de vérité préexistant à toute théorie scientifique ; ou bien, aucune vérité définitive ne peut être connue ;
  • culture et sociologie (relativisme culturel, historicisme) : il n'y a pas de culture meilleure qu'une autre, ni de comportement ou d'action meilleurs que les autres ; la morale n'est ni absolue ni universelle, elle émerge de coutumes sociales et d'autres institutions humaines ; toutes les opinions se valent ;
  • logique : la rationalité n'existe pas, le mode de raisonnement dépend de la personne (polylogisme)
  • morale : toutes les valeurs morales sont équivalentes ("à chacun sa vérité").
Karl Popper souligne que l'attrait du relativisme tient à ce qu'on le confond souvent avec une vérité importante : la faillibilité ("l'erreur est humaine"), qui a joué un rôle important d'un point de vue historique et épistémologique dans la connaissance humaine. Mais du point de vue de la recherche de la vérité, la faillibilité en aucune manière ne peut justifier le relativisme.

Il faut noter que le relativisme est une opinion paradoxale, si ce n'est auto-contradictoire : l'affirmation que toute vérité est relative est-elle elle-même relative, ou absolue ?