Le don et les liens d'altérité dans le dialogue
Pourquoi dialogue-t-on ? Cette question pourtant simple n’a pas de réponse complète. Pour les uns, en philosophie du langage, c’est une action conjointe en vue d’atteindre un but commun (Vernant, 1997), (Vanderveken, 1990), pour les autres un échange pertinent de connaissances ou d’informations (Sperber & Wilson, 1989), et pour les ethno-méthodologues un jeu social conventionnel dans l'avant-scène (Goffman, 1973). Pour les économistes ce sont des échanges humains intéressés, tandis que pour les ethnologues ce sont des rituels institués entre communautés (Lévi-Strauss, 1962).
Nous allons nous intéresser d’abord aux deux derniers points de vue, car ils sont liés, puis nous nous remonterons vers une modélisation plus générale (pour les autres points voir l'article Fondements du dialogue).
La Théorie des Jeux Classique a connu un grand essor pour l’étude de l’activité économique. Dans le modèle utilitariste, les économistes considèrent l’échange seulement du point de vue des valeurs qui circulent entre les acteurs. Ils distinguent ainsi la valeur d’usage (utilité), et la valeur d’échange. Mais la circulation par le don/contre-don, attestée dans toutes les civilisations comme rituels, nécessite de faire intervenir un troisième type de valeur : la valeur de lien. En effet, le don remet en cause le modèle de l’utilité, socle central sur lequel est bâti le paradigme dominant du modèle économique. Pourtant le don apparaît comme le seul opérateur susceptible de dénouer les liens paradoxaux d’une rationalité autodestructrice, car il se définit justement comme l’acceptation du risque rationnel qu’il n’y ait pas de retour obligé.
Il est difficile de le faire rentrer dans la théorie utilitariste classique : le modèle fondé sur la seule valeur de l’échange et le choix stratégique, gomme ainsi une composante importante de l’interaction humaine ; d’autre part les joueurs sont des personnes qui ont des liens et des relations entre eux, autres que ceux qui sont sous-tendus par le jeu lui-même ; enfin le dialogue se tisse entre personnes qui, dans la vie ordinaire, souvent se connaissent et ainsi dialoguent sur divers sujets ou dans diverses circonstances en entretenant des relations durables.
Enfin il nous semble qu’il y a lieu de considérer plusieurs « temps » dans le dialogue : l’avant, le pendant et l’après. Dans l’après le dialogue peut se répéter s’il n’est pas terminé ou si les acteurs se revoient souvent. L’avant est un temps de préparation dans lequel le don peut servir d’intercesseur (Mauss, 1927).
Précisément nous partirons de la notion de don qui remet non seulement la question de l’utilitarisme en doute mais qui, d’autre part, est cet « avant » et permet l’accès au dialogue – dans les sociétés dites primitives (rituels). Nous considérerons ensuite le dialogue comme réalisation d’un processus inscrit dans le temps, et enfin nous discuterons du lien d’altérité dans le dialogue en situation de face-à-face, comme élément fondateur et irréductible de l’interaction.
Le don comme lien dans l’interaction
Le modèle utilitariste a réduit l’interaction à la valeur de ce qui est échangé. Depuis des temps immémoriaux dans l'histoire de l'humanité occidentale, on considère l'appât du gain comme étant quelque chose qui va de soi, comme quelque chose qui non seulement existe chez tous les individus, mais qui est la tendance première, la tendance naturelle de tous les êtres humains : celle d'acquérir plus, celle de gagner plus. Certains vont même jusqu'à avancer que c'est la seule tendance qui existe, le seul moteur de l'action, la seule motivation profonde des comportements humains.
Que devient le don dans ce contexte ? Une seule chose reste possible dans cette vision : le don est un moyen pour acquérir plus, c'est-à-dire qu'il devient un instrument pour le but final qui est toujours le gain : par exemple le marchand, qui vous donne un calendrier à l'époque des fêtes de Noël, vous fait un don mais on sait très bien que c'est un moyen pour attirer et fidéliser sa clientèle. Dans le contexte utilitariste, le don ce n'est que cela, il ne rentre en aucune manière dans les gains. Mais ce n'est pas parce que cette vision domine qu'elle correspond à la réalité de notre société. On constate qu'il y a tout un ensemble de faits qui vont dans le sens contraire : les cadeaux, les réceptions, le bénévolat, etc. Bref, le don existe. Il est très fréquent et même banal.
Toutes les recherches sur le phénomène du don (Caillé, 2000) montrent que les personnes interrogées – et on retrouve ici une rare unanimité – tiennent à affirmer que ce n'est pas par obligation, que ce n'est pas par devoir, que ce n'est pas par contrainte morale qu'ils agissent ainsi. Ils affirment qu'ils donnent librement et non pas pour obéir à une règle ou à une loi morale qui s'imposerait à eux. Alors, pourquoi donne-t-on ? Pour se relier, pour faire circuler les choses dans un système vivant, faire partie de la chaîne, transmettre, sentir qu'on « appartient », qu'on fait partie de quelque chose de plus vaste, et notamment de l'humanité. Du cadeau aux proches, à l'aumône dans la rue, au don du sang, c'est fondamentalement pour sentir cette communication, pour se sentir relié, sentir ce sentiment de partage, de transformation, d'ouverture, de vitalité, que le donneur donne.
Marcel Mauss (1968) a étudié les rituels dans les sociétés dites primitives et particulièrement le don comme moyen d’accès à l’autre : on se rappelle la première phrase de l'Essai sur le don : « Dans la civilisation scandinave, et dans bon nombre d'autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus » (Mauss, 1968, p.147). Ce qui est ainsi échangé sous forme de dons – ou, mieux et plus simplement, donné et rendu – ce ne sont pas simplement des biens économiques ou des contrats, « ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des danses, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent ».
Le don existe aussi comme « demande de dialogue » : on fera un présent au roi ou au suzerain pour lui demander une audience (Levi-Strauss, 1962). C’est le don intercesseur dont on a parlé plus haut.
Dans l'univers des copains, voisins, rencontres de "bistrot", etc., une grande importance est accordée à la réciprocité attachée aux choses qui circulent. Il n'empêche que ce qui circule est imbriqué dans le lien. Les choses sont souvent assujetties au service du lien, même dans des cas de réciprocité similaires à l'équivalence marchande. Ainsi, à propos du phénomène courant des « tournées » dans les bistrots, Florence Weber (2007) affirme que « cette spirale est à la limite de l'absurde : à la fin chacun a payé, en principe, ce qu'il a consommé, puisqu'il y a autant de tournées que de personnes présentes » Mais elle ajoute aussitôt : « C'est que la relation instaurée est plus importante que ce qui en a été l'occasion ». L'équivalence marchande est ici étrangère à ce qui circule.
Ainsi nous voyons par ces quelques exemples que le don :
- Prépare par des rites institués la relation d’altérité qui sera mise en jeu plus tard dans le dialogue,
- Joue comme moteur dans cette relation au cours du dialogue, et maintient la relation instaurée,
- Peut créer ensuite un « retour » qui nécessitera un « rendu » ultérieur, c’est-à-dire un « après » du dialogue qui servira à activer le dialogue suivant, certainement avec les mêmes acteurs dans un jeu répété.
En conséquence, le don n’est pas défini par ce qui circule seulement, mais par le lien social qu’il instaure. Le don est influencé par la nature et l’intensité du lien entre les personnes. Dans la mesure où nous nous définissons par nos liens, plus le lien est intense, plus ce qui circule passera par le don, et plus ce qui circule s’éloignera d’un rapport d’équivalence propre au rapport marchand.
Ainsi le don nous montre qu’il est légitime d’inscrire le dialogue social dans une histoire non utilitariste, en distinguant des « temps » non seulement à l’intérieur du processus de dialogue lui-même – comme ouverture, développement, clôture – mais aussi dans sa constitution temporelle – la préparation, la réalisation et l’analyse a posteriori, cette dernière relançant éventuellement le dialogue suivant.
Autres liens d’altérité dans le dialogue
Les considérations précédentes sur le don nous ont permis de falsifier les modèles utilitaristes de l’échange et d’illustrer le fait qu’il y a des temps dans le dialogue : avant, pendant et après. Le dialogue proprement dit est quant à lui une action conjointe (Vernant, 1997) construite sur l’altérité : on n’est jamais seul pour dialoguer. Au-delà des buts et des stratégies mises en œuvre (voir Caelen & Xuereb, 2007) le lien d’altérité entre interactants fonde l’interaction, l’intercompréhension, l’interdépendance et l’intersubjectivité et sert d’appui au processus de dialogue. En retour, la manière dont opère la mise en altérité (aux plans cognitif, éthique et pratique), les ressorts des processus psychosociaux et l'incidence qu'ils peuvent avoir sur les parties engagées dans le rapport avec autre que soi, font de l’altérité un élément essentiel dans le dialogue.
Au plan conceptuel, la notion d’altérité renvoie à une distinction anthropologiquement et philosophiquement originaire et fondamentale, le même et l’autre. Mais il faut souligner que si elle fait couple avec l’identité, caractère qui fait qu’un individu est lui-même et se distingue de tout autre, si elle est toujours posée en contrepoint, le rapport qu’elle engage d’emblée à l’identité, est pluriel. Ce rapport dialectique de l’altérité et de l’identité confère à la notion d’altérité un caractère polysémique.
Pour Paul Ricœur (1990), ce caractère polysémique « implique que l’Autre ne se réduise pas, comme on le tient trop facilement pour acquis, à l’altérité d’un Autrui », et qu’il existe un « travail de l’altérité » au sein de l’expérience de soi. Dans cette analyse Ricœur met en œuvre la distinction entre deux sortes d’identité personnelle : celle immuable du même (idem) qui est établie par des traits de permanence dans le temps qui fait que l’on s’identifie comme soi (à travers la mémoire notamment) et celle mobile d’un soi-même (ipséité) qui se maintient par réflexivité à travers autrui. Il donne en retour à la notion d’altérité un répondant dans le vécu qui se manifeste dans trois types de relations : la relation entre soi et le monde, la relation intersubjective par laquelle l’autre « affecte » la compréhension de soi, la relation de soi à soi que représente la conscience qui « atteste » de toutes les expériences éprouvées par le sujet.
L'altérité au sens d'Emmanuel Levinas, prend un sens éthique, dans la mesure où l’autre me fait otage par son visage, m’oblige par sa présence. L’autre est sens, sa présence est un signifier de l’un pour l’autre : avec autrui on n’est jamais quitte. L’autre donne son sens à mon être. L'altérité de l'autre dans le dialogue fait signe puis ce signe prend valeur dans le lien qui se tisse au cours du dialogue. Cela est particulièrement vrai dans un face-à-face, on ne se comporte pas de la même manière qu’au téléphone ou dans un dialogue avec une machine.Pour Francis Jacques : « L’activité dialogique implique une relation aux autres que Robinson sur son île, Gulliver en son pays imaginaire ou Narcisse devant son miroir ne vivront jamais. Dans cette relation, le locuteur en appelle à l’écoute de l’auditeur ; entre eux s’établit un lien mutuel et réciproque qui permet un échange réglé. Ils sont des interlocuteurs ; le partage de leur parole rend possible la participation du discours de l’un au discours de l’autre. Le dialogisme est loin du face à face dialogal qui juxtapose des monologues égocentrés. Sa structure renvoie à une relationnalité irréductible, fondatrice de l’activité parlante et pensante. » Le dialogue suppose donc la reconnaissance de la personne humaine comme relation : « La personne est une notion à la fois intersubjective, relationnelle et diachronique. […] Une relation à l’autre est constitutive de l’intériorité du sujet. »
Georges Simmel (2007) utilise le terme corrélation plutôt que lien : il y voit le cadre des actions réciproques quand, mû par certaines pulsions ou guidé par certaines fins, « l’homme entre dans des relations de vie avec autrui, d’action pour, avec, par, contre, dans des situations de corrélation avec autrui ». C’est sur cette corrélation que se construit le jeu social : la conscience de soi est dérivée de l’échange avec les autres, elle vient de l’intériorisation de la perspective de l’autre sur soi qui le pose comme objet social pour lui-même.Avec Greimas (1966) l’identité personnelle peut également s’entrevoir à travers une conception narrative (dimension historique) d’attribution de l’action au personnage. La catégorie du personnage vient s’attester au plan narratif par le biais des rôles relevant du champ des valorisations et de celui des rétributions : il opère ainsi une connexion étroite entre l’action et l’éthique. C’est avec le modèle actantiel de Greimas que la corrélation entre intrigue et personnage est portée à son niveau le plus haut de radicalité, antérieurement à toute figuration sensible. Chez Greimas il y a valorisation de soi dans l’action sous forme d’un +être, indépendamment des acquis qui se font par ailleurs sous forme de +avoir.
Ainsi l’altérité non seulement ne peut être ignorée dans le dialogue mais doit être prise en compte à travers une sémiotique de l'altérité sur le double axe sens-signification :
1. sens que je donne à l'autre et que je me donne,2. signification qu'il a pour moi.
Ce lien d’altérité maintient et fonde le dialogue comme processus de co-construction de valeurs et de signes à travers l’action conjointe. Ce lien d’altérité émerge dans l’avant du dialogue (par exemple par l’échange de dons, notamment lors de repas conviviaux), se construit pendant le dialogue, se recompose après afin de relancer éventuellement une autre session de dialogue.
