Pour une ontologie de la musique
Formes sonores
Des bruits de la nature aux battements du cœur en passant par la musique, le son est partout autour de nous (et en nous) : il fait pleinement partie du tissu du monde. Les philosophes ne lui ont pourtant pas toujours accordé l’attention qu’il méritait, tout au moins en comparaison de l’image. Roger W. C. Rawls rappelle que le son atteint le bébé dès le stade intra-utérin : « Avec le toucher, le son est l’un des premiers sens à se développer – bien avant la vue ou l’odorat. […] C’est peut-être une autre raison pour laquelle le son et le rythme sont des forces universelles : ils font partie des expériences fondatrices de tous les êtres humains. » Ils demeurent pourtant, à proprement parler, immatériels et ne cessent pour cela de nous échapper – d’où, sans doute, la réticence des philosophes à leur égard. « Tous les sons n’ont pas besoin de ou ne peuvent pas être nommés ; et pourtant, nous les expérimentons et vivons avec eux ».
"Parfois le dimanche, j'entendais les cloches, la cloche de Lincoln, d'Acton, de Bedford ou de Concord, lorsque le vent se trouvait favorable, comme une faible, douce, et eût-on dit, naturelle mélodie, digne d'importation, dans la solitude. A distance suffisante par-dessus les bois, ce bruit acquiert un certain bourdonnement vibratoire, comme si les aiguilles de pin à l'horizon étaient les cordes d'une harpe que ce vent effleurait. Tout bruit perçu à la plus grande distance possible ne produit qu'un seul et même effet, une vibration de la lyre universelle, tout comme l'atmosphère intermédiaire rend une lointaine arête de terre intéressante à nos yeux par la teinte d'azur qu'elle lui impartit. Il m'arrivait en ce cas, une mélodie que l'air avait filtré et qui avait conversé avec chaque feuille, chaque aiguille du bois, telle part du bruit que les éléments avaient reprise, modulée, répétée en écho de vallée en vallée. L'écho, jusqu'à un certain point, est un bruit original, d'où sa magie et son charme. Ce n'est pas simplement une répétition de ce qui valait la peine d'être répété dans la cloche, mais en partie la voix du bois ; les mêmes mots et notes ordinaires chantés par une nymphe des bois" Thoreau, Walden, Trad. Louis Fabulet, Albin Michel, 2027, p. 168.
Cet extrait témoigne d'un grand art de la description sonore. Le son est vibratoire, il circule, se mêle aux éléments qui l'entoure se fond dans l'espace. Il vit par lui-même. Il n'est pas matériel comme l'image.
Mais quand le son devient-il musique ? Lorsque qu’il rentre dans le monde et devient signe ? Ou la musique est-elle sensation pure à partir d'une organisation des sons ? Ou la musique est-elle co-existante à sa production et à son écoute ?
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| Vol d'étourneaux |
La musique se module et se transforme par des lignes et des masses sonores mouvantes – une complexité juste et fluide – ses trajectoires se combinent, se frôlent et avancent ensemble. Tout comme un vol d’étourneaux au-dessus d’un paysage d’automne, un nuage de points mouvant qui se forme et se déforme, ces volutes qui, en fonction de l’orientation et la vitesse de cette myriade d’oiseaux, passent du gris silencieux du ciel au noir de la tempête. Que le son soit organisé en plans et volumes, en objets sonores, en harmonies spectrales ou en textures évolutives, l’espace-temps est toujours l’élément commun, essentiel.
L’espace-temps est ondulatoire et avec lui la pensée qui se fait musique ou plutôt la musique qui se fait pensée
La musique court à la surface des eaux, irise l’espace
La rivière est fumante dans le brouillard et s’interpénètre de vapeur
En ondes dansantes sous les rayons de lumière.
La pensée est une musique lente.
La matière sonore est ondulatoire
La musique et les formes sonores naissent du silence comme la matière du vide quantique. Elles s’organisent en fréquences discrètes et en harmonies qui forment un tout en s’ajustant les unes aux autres. Toute note qui les compose est perçue non pas de manière analytique mais de manière globale, insécable. Ce n’est que si elle est un peu fausse que l’on s’aperçoit de sa présence jugée comme incongrue.
Le chant des moines bouddhistes commence par un rythme ralenti, une voix basse et profonde se fait entendre un chant récitatif, bientôt suivi d'autres voix à l'unisson, dans le même ton, austère et sourd. Puis, brusquement, ce chant collectif devient "vocalisé", instaurant des syllabes dans les stances, et puis un seul son profond, vibratoire, longuement gardé qui subjugue et hypnotise, au-dessus duquel se dégage une harmonie diaphane et éthérée.
L’harmonie est intégrative et englobante. La musique se déploie sur un plan harmonique et temporel : la mesure est une résolvante de la mesure précédente et une ouverture sur la mesure suivante. C’est un flot continu, cohérent, qui se développe sur la ligne du temps. La musique aléatoire n’a pas de sens, elle heurte l’oreille comme la plupart des bruits. La musique s’inscrit dans le temps qu’elle rythme par son tempo ; elle s’impose au temps.
Sur le plan acoustique, c’est une onde complexe qui remplit l’espace-temps.
Le tempo doit permettre une résonance juste afin d’engendrer la continuité des phénomènes musicaux et de former la saisie du tout musical. On comprend donc que le tempo est condition de possibilité pour que la conscience saisisse pleinement les enchaînements. Celui-ci est la condition pour que la multitude des sensations données par les sons puisse être réduite à une unité. La conscience intègre une unité de sons qu’elle transcende, dont elle se libère en se l’appropriant pour pouvoir recevoir l’unité suivante. Il faut donc du temps pour réduire la multitude en unité.
Toute organisation sonore qualifiée de « musicale » prescrit d’autant plus son mode d’écoute qu’elle se présente non pas comme une simple succession de notes, voire un simple agrégat sonore, mais comme ce qui est justement nommé une « composition », c’est-à-dire comme le résultat audible d’une élaboration complexe et singulière du matériau sonore comme « totalité musicale ».
Un morceau de musique est une
Gestalt en mouvement dans son unité, il s’agit d’un ensemble de relations dynamiques qui s’enchevêtrent. Lorsqu’on transpose une mélodie initialement composée dans tonalité vers une autre, on identifiera la mélodie de la même manière : il y a invariance tonale. Ainsi, on comprend que notre conscience est capable de saisir des relations dynamiques qui permettent la saisie d’un tout plus grand qui est l’unité du morceau.
Le rythme est la dynamique de l'inaccompli qui sans cesse se répète.
Il est nécessaire de comprendre le son non pas comme phénomène acoustique physique mais comme une donnée de la conscience. La question de l’introduction reste malgré tout posée : le son musical est-il sensation et/ou signe pour notre conscience ou être autonome ?
Approche idéaliste
Pour beaucoup de philosophes, la musique est considérée comme une entité abstraite. Selon cette perspective, les œuvres musicales existent indépendamment de leurs interprétations. Platon, par exemple, envisageait la musique comme faisant partie du monde des formes idéales. Ainsi, une symphonie de Beethoven n'est pas identifiée à une performance spécifique, mais à une structure sonore idéale qui est réalisée chaque fois qu’elle est jouée. Cette idée pose des questions sur l’essence de la musique : comment une œuvre peut-elle exister sans être matériellement présente ?
Selon le modèle idéaliste, le sujet et l’objet de son écoute – l’œuvre musicale et le son – sont comme détachés du monde, mais ils ne constituent pas pour autant un monde à part car le monde se joue en eux. L’œuvre devient univers, totalité, elle met en jeu les conflits du monde et promet leur résolution dans un monde utopique, détaché de ce monde-ci (par exemple les opéras de Wagner). La philosophie de la musique d’
Adorno a magnifié ce modèle et défendu la position selon laquelle l’écoute doit donc être en adéquation avec l’œuvre, fermée en elle pour en suivre la dialectique. L’idéalisme hégélien constitue le socle de cette philosophie de l’écoute musicale. Pour Hegel, le pouvoir du son réside dans son « immatérialité », c’est-à-dire sa négation de l’espace : étant pure temporalité, il s’attache aux mouvements de l’âme. L’écoute se tourne alors tout entière vers une « intériorité pure » dont la musique n’est qu’un support, une manifestation signifiante. L’œuvre musicale devient signe. L'analyse ou l'écoute doit en dégager un sens. Cette approche réduit la musique (et les autres arts) à une seule fonction : sa subjectivité, alors qu'il est évident que la musique est plurielle.
Approche analytique
Après le "tournant linguistique" (
linguistic turn) des années 1900 (Frege, Russell), la
philosophie s'est centrée sur le langage, stipulant d'une manière forte que la philosophie ne peut avoir de sens hors du langage. Il était tentant dès lors de considérer toute forme d'art, dont la musique, comme un langage. Mais cette dernière n'est pas un organisation de signes, car les notes ou les séries de notes, chères au sérialisme en musique (Arnold Schönberg, 1923), ne sont pas des signes : il ne signifient rien en soi, ils n'ont pas de sémantique. Tout au plus ce "langage" musical possède-t-il une syntaxe. Avec le "second" Wittgenstein l'étude du langage devient plus pragmatique, avec une étude des constructions du sens par les usages dans la vie ordinaire. Cela ramènerait ainsi la musique à un simple vecteur de communication. Dès lors l'approche analytique de la langue comme de la musique deviennent plus anecdotiques.
Approche phénoménologique
En phénoménologie, on considère que chaque expérience est structurée selon une certaine forme en fonction de l’objet auquel elle a affaire. Dès lors, chaque type essentiel d’objet prescrit ses modes de données perceptifs, lesquels sont en retour constitutifs de ce même objet en tant qu’il est désormais pourvu d’un sens. Ainsi, en ce qui concerne une œuvre esthétique et en particulier musicale, nous devons rester fidèles au fait de l’expérience à laquelle nous sommes soumis lorsque nous en faisons l’audition, et éviter toute projection indue, qu’elle soit de type conceptuel (par exemple par l’application a priori de catégories musicales générales à toute composition alors que celle-ci est par nature singulière), ou psychologique (comme ces pensées ou ces représentations qui nous traversent l’esprit à cette occasion, mais qui n’ont probablement rien à voir avec ce que l’on entend). Si le « sujet/auditeur » ne doit pas pour autant être considéré comme un simple récepteur passif mais comme une des instances (avec le compositeur et l’interprète) qui co-constitue le sens de l’œuvre musicale comme phénomène musical, c’est tout de même l’organisation singulière de l’œuvre (laquelle s’inscrit en outre dans le langage musical de son époque) qui commande dans un premier temps le type d’appréhension qu’on peut en avoir et oriente les vécus dans un certain type de fonctionnement. Toute organisation sonore qualifiée de « musicale » prescrit d’autant plus son mode d’écoute qu’elle se présente non pas comme une simple succession de notes, voire un simple agrégat sonore, mais comme ce qui est justement nommé une « composition », c’est-à-dire comme le résultat audible d’une élaboration complexe et singulière du matériau sonore comme « totalité musicale ».
- d’une part, toute composition se déploie dans un processus temporel, avec toutes les conséquences problématiques que cela implique quant à son mode d’appréhension. En effet, il n’est pas possible de déterminer comme un tout un tel flux sonore à la fois en devenir et évanescent. Dès lors, comment saisir l’unité (le sens) de l’œuvre musicale si elle n’est jamais véritablement présente en tant que telle comme totalité car n’étant pas un objet posé là devant soi, et quel statut peut-on alors lui accorder ?
- d’autre part, toute composition peut être considérée comme une sorte de « discours musical » qui s’inscrit dans une certaine structure : l’ « institution symbolique » de la musique comme langage (lequel évolue cependant selon les époques). Or, paradoxalement, si la musique peut s’apparenter à une sorte de langage, elle ne renvoie pas pour autant à une quelconque signification extérieure à elle-même : à proprement parler, la musique ne veut rien dire, car son sens est strictement immanent à son propre déroulement. Par langage on veut donc dire seulement ici, organisation structurelle et temporelle à la manière d’une langue.
Ce qu’il y a de primitif en l’homme, ce sont les sensations, ce sont elles qui nous permettent de percevoir une étendue concrète musicale, c’est-à-dire cette diversité de qualités sensibles constituée de sons. Henri Bergson voit le lien intrinsèque qui unit toutes les sensations à l’étendue : « Une psychologie plus attentive nous révèle […] et révélera sans doute de mieux en mieux la nécessité de tenir toutes les sensations pour primitivement extensives. »
Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception a cherché à décomposer les différents stades de l’écoute d’une musique, mettant parfaitement en évidence l’importance grandissante du corps lors de la perception de sons musicaux. Il y a d’abord « un son objectif qui résonne hors de moi dans l’instrument, un son atmosphérique qui est entre l’objet et mon corps ». Puis, « un son qui vibre en moi comme si j’étais devenu la flûte ou la pendule », et enfin un dernier stade où « l’élément sonore disparaît et devient l’expérience, d’ailleurs très précise, d’une modification de tout mon corps ». L’ensemble du corps de l’auditeur devient alors l’objet d’une expérience kinesthésique et une musique créant une étendue qualitative composée de sons hétérogènes est propice à une telle expérience.
Pour la phénoménologie le rapport de l’auditeur à la musique est plutôt de nature sensible. Car c’est d’abord en l’écoutant toujours et encore que l’on parvient à saisir la musique en tant que telle dans sa « matérialité ». Mais la musique a aussi une existence en-soi, la musique peut être comprise non simplement généalogiquement comme descendante du fond originel, mais génétiquement – c’est-à-dire en elle-même, telle qu’elle se montre en sa matérialité – comme vivante par ce fond.
Approche ontologique
L'œuvre musicale est existentielle. Elle existe par elle-même une fois composée. Elle a une présence au monde. Elle est liée au temps au moment de son exécution et ne se donne à entendre que dans l’immédiateté de l’instant. L’écoute requiert donc une focalisation de l’attention. Cette focalisation de l’attention renvoie à cette qualité de « présence au monde » du son musical. L’écoute est empreinte de doute et d’incertitude. Aussitôt entendu, le son disparaît, laissant l’écoutant dans le doute de ce qu’il vient d’entendre et dans l’expectative d’une réécoute qui lui permettrait de valider son interprétation, mais qui n’est pas toujours possible si le son n’est pas répétitif ou enregistré. Il ne s'agit donc pas d'une écoute "cognitive".
La perception auditive se distingue de la perception visuelle. L’image peut être figée, et donc analysée : elle renvoie à un objet extérieur à soi. On peut en avoir une «
conscience-de » chère aux phénoménologues. « La vision est palpation par le regard », écrivait Merleau-Ponty. L’écoute est essentiellement expérientielle. Elle sollicite l’imagination car le son n’est jamais figé et ne renvoie pas à une réalité tangible. L’acte d’écoute, même tourné vers l’extérieur, ramène toujours l’écoutant à lui-même, à sa propre existence ressentie et vécue dans le temps. L’audition impose une immersion, un engagement direct et entier dans le son. Contrairement à l’image qui « vient à soi », on est immergé dans le son, on « va vers lui ». Il y a co-existence entre l'œuvre sonore et soi.
Écouter, contrairement à voir, exige ma présence et je suis toujours partie prenante de ce que j’entends. Je ne suis pas au centre du champ sonore mais “centré par lui”. Je fais partie du son, je suis un fragment de ce que j’écoute et de ce que j’entends et je fais donc partie de la condition de ce possible. Je coexiste avec le son. « J’ai appris qu’on n’écoute pas avec ses oreilles, mais avec son corps entier », écrit
John Hull.
Roberto Barbanti souligne que le son « renvoie à une forme d’immanence et d’appartenance au monde » qu’il nomme continuité ontologique (« Vers une esthétique écosophique. Le son comme modèle d'un nouveau rapport au monde », Analyse Musicale, no 76, 2015).
Le son est partout, il remplit l’espace, il nous entoure, son origine est imprécise et jamais il ne dénote les propriétés de l’objet, comme l’image. La musique est autonome, elle existe par elle-même. Elle se déploie entre deux silences.
Le son n'accompagne par l'existence, il est en son cœur, d'où sa dimension existentielle. Sartre, La nausée, La Pléiade. 1981. Vivre sa vie comme une musique est un idéal que Sartre à conçu lui-même, par fantaisie sans doute, mais en accordant au musical une dimension ontologique, celle de la nécessité.
En permettant d’expérimenter consciemment et directement cette continuité ontologique par effet de connivence ontologique, c’est-à-dire grâce à cette particularité de la matière d’être mise en résonance par sympathie, l’écoute de l’environnement sonore favorise de surcroit une meilleure compréhension des liens qui unissent les êtres et les choses et peut même avoir un usage thérapeutique.
« La musique, qui va au-delà des idées, est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l'ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l'univers n'existerait pas [...]. C'est pourquoi l'influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts ; ceux-ci n'expriment que l'ombre, tandis qu'elle parle de l'être [...] c'est là ce qui lui donne une si haute valeur et en fait le remède de tous nos maux [...]. Elle exprime ce qu'il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu'une incarnation de la volonté. » Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté.
Coexistence et résonance collective
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| Fête de la musique |
La musique peut se concevoir comme spectacle et convoquer dès lors un collectif. Lorsque la musique devient spectacle, ce qu’on voit ou qu’on entend réellement sont des formes physiques, ce qu’on vit est imaginaire. L’écoute engage alors le corps dans son environnement et au milieu des autres. Le son se matérialise dans le corps par sympathie sensorimotrice et met en branle un processus de construction de sens faisant interagir ses perceptions en temps réel, un répertoire de significations auditives issu d’expériences antérieures et les nouvelles significations qui surgissent dans son esprit complètement incarné.
L’écoute musicale peut être appréhendée alors comme construction d’un commun.
Elle devient située, incarnée et impliquée, c’est-à-dire en interaction avec son environnement, dans une sorte de coexistence collective, en altérité résonante.
« La notion de “coexistence” ontologique renvoie à une forme d’immanence et d’appartenance au monde, à une vibration commune qui met en résonance mon être avec les énergies mouvantes des autres êtres, des objets ou des éléments naturels qui sont en train de vibrer ici et maintenant. Si bien que l’écoute est irréductible au phénomène sonore seul et présuppose toujours d’autres êtres qui la partagent. » Roberto Barbanti, Vers une esthétique écosophique. Le son comme modèle d'un nouveau rapport au monde, Analyse Musicale, n° 76, 2015.
"La musique a une signification en rapport avec l'essence du monde et notre propre essence : à cet égard elle a un rapport de représentant à représenté [...] C'est pourquoi l'influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts ; ceux-ci n'expriment que l'ombre, tandis qu'elle parle de l'être." Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation.
En conséquence, certains philosophes, en particulier dans la tradition sociologique ou analytique, considèrent que la musique est fondamentalement un processus social. Elle n'est ni un objet abstrait ni simplement une expérience individuelle, mais le produit de pratiques culturelles, de normes sociales et de contextes historiques. Cette approche met l’accent sur le rôle de l’interaction humaine dans la création, l'interprétation et la réception de la musique.
Jouer de la musique est un faire dialogique

Jouer de la musique est une autre façon d’aborder la relation existentielle à la musique. Il y a tout d’abord la musique écrite et la musique non écrite. Un instrumentiste sans partition peut produire de la musique en improvisant, l’improvisation étant une forme de musique générative. Elle utilise occasionnellement des modèles et des plans mémorisés par la mémoire ou les doigts, mais les bons improvisateurs essaient de se détacher des habitudes de jeux, de pervertir les plans, de se mettre dans un état de réceptivité pour entendre et laisser parler leur corps, le conscient étant comme un manipulateur de marionnette et le corps comme une marionnette vivante.. L’improvisation peut se comprendre comme un dialogue entre le corps (avec l’instrument) et l’esprit (avec l’imagination). L’interprétation d’une œuvre écrite est quant à elle dans une perspective de dialogue à quatre - l’instrument, le corps, l’esprit et la partition -, et à destination d’un public. Le but de la lecture musicale est de faire en sorte que la musique passe directement de l’œil aux mains pour libérer l’esprit des tâches techniques d’exécution et qu’il puisse se concentrer sur l’interprétation. La partition apparaît comme une excroissance dans la boucle d’interaction naturelle de l’expression musicale que l’improvisation cherche à retrouver directement.
La musique est forme se formant, L’œuvre est le chemin d’elle-même ; elle n’existe qu’à frayer le chemin de sa propre formation. Ménageant elle-même son propre
être-là (Dasein) comme chemin d’elle-même – où se réaffirme au plus haut son caractère auto-génétique de maintien d’une forme. L’apparition musicale s’avère en effet phénomène pur, affranchi, libre enfin de son extase – comme un existant qui se déploie. Faire de la musique ensemble est un événement qui existe en temps externe, une action conjointe où l’on présuppose aussi un rapport face-à-face, c’est-à-dire un espace commun, et c’est cette dimension-ci qui lie les flux des temps internes et ordonne leur synchronisation dans un temps présent très structuré. Ce rapport se fait par la répartition réciproque du flux de l’expérience dans le temps interne de l’Autre, par un vécu d’un présent partagé ensemble, par l’expérience de cette proximité sous la forme d’un «
Nous ». C’est uniquement dans le cadre de cette expérience que le comportement de l’Autre arrive à une signification pour son partenaire qui se syntonise avec lui – c’est-à-dire que la corporalité de l’Autre et ses mouvements peuvent être interprétés comme un domaine d’expression de sa vie intérieure.
Conclusion
La musique est de nature ontologique c’est l’être-là d'une œuvre musicale. L’œuvre est un étant qui existe en-soi et pour-soi. Elle n’est pas représentation ni phénomène. Elle est un être-là avec lequel je coexiste. Je coexiste dans l’écoute - l'ouïr de l'audible - ou dans le faire de la musique. Je coexiste dans, à-travers et par la musique en résonance aux autres et au monde.
L’œuvre peut être éphémère, dans le cas d’une improvisation comme acte unique. Cependant, toutes les œuvres, morceaux et manifestations de musique ont le même statut ontologique. Certaines sont des types (jouées et rejoués à partir de partions interprétées), ou du moins des entités génératives, d’autres sont plutôt des instances uniques, même si on peut les réécouter à partir d’enregistrements.
La musique est un existant, un être-là.
"Que ce soit le chant d’une lampe ou la voix de la tempête, la respiration du soir ou le mugissement de la mer qui t’entoure – derrière toi veille toujours une large mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle seulement de temps en temps ton solo trouve sa place. Savoir quand tu dois t’y joindre est le secret de ta solitude, comme c’est le secret de la vraie communication : laisser tomber les grands mots pour te joindre à la mélodie commune." Rainer Maria Rilke, Notizen zur Melodie der Dinge, Prosa 1893
Le sage regarde tomber la neige, adossé à un feu de bois dans sa chaumière. Il entre dans l’écoute du monde. Écoute plutôt que repli, ce n’est pas le bruit feutré du ruisseau ni le crépitement des bûches mais l’harmonie du monde. Tout simplement la musique des choses.
Le crissement des cigales
Une pomme de pin tombe lourdement
La sève s’écoule lentement
Et puis tout se tait sous le soleil couchant.
La symphonie respire sous un autre tempo
Un silence fait de vide et d’infini.
Conversations musicales
Dans le chant des oiseaux, la lune s’établit. Les psaumes du temps dans la mythologie de l’aurore. C’était le chant du violoncelle, dans une mince rayure de verre, comme un pistil éraillé dans un sillon perdu. Mais non c’est le temps qui chante, guitare d’alcool au bord du fleuve. Dans la barque nonchalante, danse aux falots de lumière verte et les rames abandonnées sous la lune. Ton regard est là et tes lèvres aussi. Fruits de verre dans la transparence du piano en écho de la danse. La danse qui nonchalante et se spasme, un pas de deux dans la portée trop étroite de la présence.
Cheval-saison que le peintre ne peut saisir. Espace qui ne sépare que l’esprit du temps. La gangue de mémoire s’alourdit soudain. Mais le chant continue et se répercute sur le mur de rêve qui est là dans ton sourire. Une main de sable, la terre et le vase. Tout se recueille dans l’alcôve du fleuve. La barque descend sans s’arrêter.
L’alcool se renverse à l’aplomb de mes désirs. Il s’allume sous la lampe, que ne meure le soir. Et puis sous l’appoggiature de ce qui jamais ne sera, le premier temps comme un point d’orgue, sans orgue, raye le visage étonné du temps. C’est une vague qui déferle dans la cour déserte et sablonneuse du village. Elle sourit aux enfants et vient mourir à tes pieds dans la sérénité. Elle repose dans le chant des oiseaux que la lune établit. L’aurore construit la mythologie du temps. Mais non c’est le temps qui chante, guitare d’alcool au bord du fleuve. Dans la barque nonchalante, danse aux falots de lumière verte et les rames abandonnées sous la lune. Ton regard est là et tes lèvres aussi.
Damier-clavier
Le damier de la vie où tu marches sur le clavier des rêves
La route en blanc et noir illuminée d’accords harmoniques
Les touches blanches et noires
Atonales sur le damier des contraires
Modulantes entre songe et imaginaire
- fulgurance et impatience –
Vies entrelacées du pion noir et du pion blanc
En deux dimensions, espace oscillatoire…
Mais le long du temps sur une portée musicale
Notes qui s’enchevêtrent
Jouées sur le damier linéaire de la vie.