Essai sur la démocratie


République et altérité

Essai de philosophie politique




Les valeurs

Du siècle des Lumières a émergé la notion d’individu et de celle de la Révolution française [1] celle d’individus libres, égaux et fraternels. Cela a conduit à différentes républiques en France, au moins cinq, en attendant la prochaine. Evidemment ces « valeurs » - liberté, égalité, fraternité - ne sont pas à prendre au pied de la lettre car aucune ne peut-être pure en-soi sans se heurter aux deux autres. Mais nous tenterons d’en préciser les contours en remarquant toutefois qu’il n’est plus question dans le monde actuel, - du moins occidental -, de notion de collectif, comme dans les sociétés traditionnelles ou communistes où le collectif passait avant l’individu et rendait les choses plus facilement « gérables ». Ce collectif reste rangé dorénavant sous les vagues oripeaux de peuple, de collectivité, de communauté, sans que l’on sache ce que ces notions représentent exactement : chaque parti politique a sa propre notion de peuple et le fait parler d’une seule voix, comme si la multitude était une, et fait dire au peuple ce qu’il veut dans le sens de ses propres intérêts électoralistes [2]. Il en est de même des collectivités telles que les corporatismes qui sont guidées par des intérêts en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Quant aux communautés elles ont souvent un relent partisan, exclusif, sectaire ou religieux qui peut porter préjudice à une vision universaliste de la république. Ainsi la république est nécessairement en difficulté avec les valeurs même qui l’ont fondée.

La conscription

En réalité ces valeurs ne sont que symboliques. Il n’est même pas question de les atteindre un jour au sens absolu, elles ne sont donc pas non plus idéologiques. Il est en effet impossible de définir l’égalité entre deux personnes, même pas en droit, car leurs besoins, leurs désirs, leurs choix sont différents. De même la fraternité est impossible à définir quand on peut voir les conflits qui peuvent surgir au sein même des familles. Quant à la liberté totale, il n’en est même pas question puisque l’être humain ne peut pas vivre de manière autonome sur terre car cette liberté absolue le rendrait solitaire et il n’est pas capable de survivre seul. Donc nous sommes contraints à vivre avec les autres de la meilleure manière possible, avec quelques droits et beaucoup de contraintes, en limitant les inégalités et les injustices, et le cas échéant dans l’entraide et la solidarité au moins pendant les moments difficiles.

La question se pose tout d’abord de savoir comment vivre-ensemble en faisant société.

Les théories

Le libéralisme part de l’idée que les individus sont égoïstes et instrumentalement rationnels. Par « égoïste », il faut l’entendre par attitude cognitive et non pas par jugement moral. C’est « égoïste » au sens de maximisation de la meilleure option pour soi. Encore faut-il connaître toutes les conséquences de ses choix pour bien choisir ce qui obligerait à prédire le futur précisément. Par ailleurs l’homme est loin d’être rationnel dans ses choix, il a des émotions, des intuitions, des préférences, etc. Bref le libéralisme, qui de surcroit voudrait se passer de tout mécanisme régulateur, est une pure utopie, l’homme est peut-être égoïste mais à coup sûr non rationnel. Il s’avère par ailleurs incapable de traiter du bien commun (comme les ressources, le dérèglement climatique, la pollution, etc.) ou de l’intérêt public (la politique internationale, l’équilibre des Etats). Chacun y va de son avidité en maximisant son profit, en termes économiques, mais également son pouvoir en termes politiques.

Les communautariens américains pour leur part, s’ils s’opposent aux libéraux au sens strict que nous venons de voir (par la préexistence de la communauté à l’individu), se séparent aussi des jacobins tenants d’une république fondée sur une communauté unique, et des multiculturalistes (que nous définirons plus loin, la pluralité n’étant toutefois pas uniquement pensable comme coexistence de communautés culturelles). Lorsqu’on parle d’approche communautarienne [3], on inclut tout un univers de référence d’un partage qui peut être pluriel. Certains communautariens parlent de « communauté » comme étant la « nation », d’autres pensent que c’est un groupe ethnique, d’autres pensent que c’est une localité, d’autres pourraient l’appliquer à leurs relations de voisinage, leur famille, etc. Ce qui est au socle du concept est la relation qu’elle crée entre les individus d’une même communauté. Or les relations peuvent être très diverses : nous avons des liens affectifs, émotionnels, de droits ou basés sur des devoirs, de travail, de solidarité économique, etc. Pour les communautariens, la question qui se pose est de savoir ce qui justifie ces liens au sens d’une communauté constituée et ce qui fait que ces liens doivent être transposés dans une politique des droits et du bien commun afin que ce dernier soit protégé ou partagé.

Mais qu’est-ce que le bien commun ? C’est sur cette notion que les « écoles » divergent. Pour John Rawls il s’agit de la justice (égale pour tous), pour Charles Taylor et Michael Sandel il s’agit de l’identité du soi enraciné-là, pour Michael Walzer de la redistribution morale des biens (justice distributive équitable), etc. Ainsi on peut trouver autant de biens communs à défendre que l'on voudra et autant de priorités entre eux que l’on voudra si on en considère plusieurs pour souder une communauté. Alasdair MacIntyre insiste sur le développement d’une conception narrative de la personne (à la manière de Paul Ricœur), et pour lui le bien commun ne peut se faire que lorsque les personnes se découvrent les unes et les autres porteuses d’histoires, qui s’inscrivent dans d’autres histoires et des traditions. « (…) Les biens, et avec eux les seules bases de l’autorité des lois et de vertus, ne peuvent être découverts qu’en entrant dans ces relations qui constituent les communautés dont le lien central est la vision partagée des biens ». N’est-ce donc pas aux citoyens à décider de ce qu’ils veulent ? Comment doivent-ils donc se gouverner au sein de leur communauté et entre les communautés ?

Les communautariens suggèrent, au contraire des libéraux, que ce n’est pas la neutralité de l’Etat ni la loi du marché qu’il faut mettre en exergue, mais une véritable politique publique du bien commun selon laquelle, quelque part, la communauté, par le biais de son organisation politique, est en mesure de préserver la possibilité que les individus ont de conserver leur identité, de reconnaître leur conception du bien et de l’avoir valorisée par les institutions. Il s’agit donc d’agir selon eux de manière socialement harmonieuse et juste. Ceci ne peut pas être fait si les institutions ne défendent pas la conception du bien commun.

Se pose aussi la question du multiculturalisme, c’est-à-dire de tenir compte des différentes cultures qui impliquent ipso facto des différences de valeurs entre les biens considérés. Pour Will Kymlicka (canadien donc confronté au problème des minorités ethniques nord-américaines), afin que les individus soient libres et autonomes, donc pour que le premier principe de justice d’universalité de Rawls soit effectif, l’appartenance culturelle est un bien (commun) social de base. Kymlicka constate qu’il y a des inégalités parce que certains individus ont accès à leur culture et d’autres non, ou qu’ils sont brimés par l’État ou que l’État ne les reconnaît pas ou même qu’ils sont déportés. Il y a une inégalité de traitement par rapport à l’accès à la culture comme aux genres, aux minorités, aux religions, etc. Dire « multiculturalisme » veut dire « multiculture » ce qui renvoie à la question de savoir ce qu’est la culture. Quand on dit « culture » ou « multiculturalisme », le problème est qu’il y a différentes manières de définir la culture, il n’y a pas un accord sur ce qu’est une culture.

Si nous revenons au cœur du sujet, en République les communautarismes rompant avec la notion d’universalité, sont mal vus, car la république doit être une et indivisible. D’où le grand écart à opérer pour intégrer des individus pris comme des éléments atomiques dans un ensemble homogène et isotrope. C’est un peu l’image d’un matériau dans lesquels les atomes ont un certain degré de liberté, indiscernables entre eux mais coopératifs dans la constitution dudit matériau. Mais que vaut cette métaphore pour le genre humain vivant en démocratie ?

La vision libérale, quasi généralisée dans nos sociétés démocratiques et particulièrement dans notre république, (même quand elle est teintée de socialisme, c’est-à-dire d’une certaine redistribution) implique une égalité proportionnelle, une équité, qui vise en bonne-conscience à corriger les injustices, mais reste prisonnière d’une pensée atomistique de l’individu. La liberté y est vécue comme valeur dominante sans que l’individu puisse l’assumer en toute responsabilité. La solidarité (valeur affaiblie de la fraternité) n’est que rarement évoquée dans cette vision et seulement en cas de crise (par la mobilisation générale par exemple en cas de guerre). Le libéralisme ainsi considéré n’a aucune arme en cas de conflit social ou de guerre et en aucun cas ne peut s’en prémunir. Ce libéralisme républicain devient au cours du temps de plus en plus technocratique au fur et à mesure que le monde se complexifie et ne trouve pas de convergence durable en lui-même. Il ne peut réguler qu’à coups de lois ad hoc. Il se colore également de « multiculturalisme » sous la pression de divers groupes sociaux (femmes, immigrés, religions, homosexuels, etc.) chacun revendiquant sa propre identité. Souvent, derrière le multiculturalisme et la reconnaissance des identités, il y a l’idée d’un traitement différencié, mais généralement ce traitement différencié ne colle pas avec la notion de laïcité revendiquée en France par exemple vis-à-vis des religions ; il y a des cas de volonté de différences explicitement reconnues, mais il y a aussi des demandes de plus grande prise en considération des différences afin d’avoir un traitement plus équitable.

Ainsi, comme on le voit, la question de l’altérité dans sa dimension historique conduit à une impasse pour une théorie politique générale des démocraties.

La gouvernance

Un deuxième problème apparaît actuellement dans nos sociétés dites démocratiques, celui de la gouvernance ou gouvernabilité. L’enjeu est situé à différents niveaux simultanément, notamment la forme démocratique, ses règles, autant que le fond de ce qui est débattu et décidé. La mise en place d’une gouvernance doit disposer d’institutions suffisamment ouvertes pour ne pas figer la dynamique sociétale ni s’enliser dans l’institué. A cet égard la démocratie dite représentative semble dépassée. Les individus veulent participer plus directement à la vie politique, ou du moins aux décisions qui les concernent. Ils ne cherchent pas pour autant le débat dont ils se méfient à juste raison car les approches habermassiennes [4] d’une éthique de la discussion n’ont pas véritablement emporté l’adhésion à la fin du siècle dernier.

Centrée sur la finitude, l'analyse d'Heidegger ne s'arrête sur la dimension du vivre-ensemble que parce qu'elle détermine les conditions dans lesquelles le Dasein existe. Du reste, si l'être-avec-les-autres ne précipite pas vers la déchéance par le nivellement des possibilités d'être, il semble superflu en vue de la prise en charge existentielle à laquelle le philosophe nous convie. C'est pourquoi il ressort d'Être et temps que la parole authentique ne peut être que le silence, ou, au mieux, la poésie. Sur ce constat négatif, il appartiendra à ceux qu'il a influencés (Hannah Arendt entre autres) de créer des ouvertures qui permettent une réconciliation de plus en plus nécessaire entre l'unicité des consciences individuelles devant l'imminence de leur propre mort (leur rendant tout dépassement de soi inutile) et le fait incontournable de la vie en commun. Ces ouvertures pour Arendt, ne peuvent pas passer par la parole mais par l'action ou le faire-ensemble.

« Nous sommes le sens », a pu dire au contraire, Jean-Luc Nancy, par quoi il exprime qu'il n'est de sens qu'en tant que nous sommes les uns avec les autres, qu'en tant que l'être est l'être-en-commun. Mais cette altérité n'est pas celle d'un autre-que-soi par rapport au monde, elle décrit plutôt le trait de sa mondialité c'est-à-dire « l'espacement ponctuel et discret entre nous, comme entre nous et le reste du monde, comme entre tous les étants ». Ainsi le vivre-ensemble devient un bien-faire-ensemble dans ce monde.

Il semble donc qu’il s’agisse plutôt de construire la possibilité d’un nous (être-social) qu'un être-ensemble, par un projet commun (faire-ensemble) capable de gérer le bien commun et le vivre-ensemble dans la durabilité. Il n’est plus question ici de politique (savoir comment faire pour être-ensemble) mais d’adhésion (savoir comment être pour faire-ensemble) en évitant toute forme d'altérité négative. Pour cela il faut expérimenter ensemble, apprendre ensemble et décider ensemble en donnant conscience d’être ensemble et de partager un réel commun. Il ne faut pas oublier non plus que le « monde » est dynamique : il faut donc avoir également la capacité de se projeter vers l’avant (vers l’avant de l’être dirait Heidegger) comme de garder une mémoire d’une histoire commune : être à la fois dans l’histoire tout en la faisant. On est ici dans l’intentionnalité collective et l’attention conjointe (attention à l’autre, réciproque) et non plus dans les valeurs usées de liberté, égalité, fraternité.

Ainsi serait la nouvelle Cité [5], une injonction à être non seulement citoyen-avec-les-autres mais aussi législateur de cette Cité. La gouvernance devrait s’appuyer toutefois sur un Droit qui n’ouvre pas à tous les citoyens le rôle de législateur ni celui d’écrire l’histoire, même au travers de la représentation démocratique, pour éviter la tyrannie de la majorité (décriée par les libéraux) ou le révisionnisme (souvent utilisé par les minorités communautaristes). Les institutions devraient prévoir des lieux et des méthodes de travail utiles à cette sorte de démocratie participative [6]. Il faudrait profiter des nouvelles technologies d’information et de communication et des réseaux sociaux pour faciliter et mettre en œuvre ce type de gouverner-ensemble - autrement que comme un relais de publicités ou de haines - avec des outils adéquats ; peut-être aussi aménager le temps de travail pour permettre aux citoyens de se former et de participer en dehors de leurs charges quotidiennes.


Et évidemment, il faudrait également redéfinir le bien commun (ressources, valeurs culturelles, connaissances techniques, etc.), se réconcilier avec la nature que l'on détruit de plus en plus, et travailler ensemble pour sauvegarder l'habitabilité de la planète (pollution, biodiversité, territoires, etc.). Ceci pourrait être un projet pour redonner du sens politique au vivre-ensemble-dans-la-nature, et pour une nouvelle république démocratique.
"La démocratie comme régime est donc à la fois le régime qui essaie de réaliser, autant que faire se peut, l’autonomie individuelle et collective, et le bien commun tel qu’il est conçu par la collectivité concernée." Cornelius Castoriadis.

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[1] La Révolution française a légué de toutes nouvelles formes politiques, notamment au travers de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui proclame l'égalité des citoyens devant la loi, les libertés fondamentales, et la souveraineté de la Nation, et se constituant autour d'un État. « Mythe national », ses valeurs et les institutions de la Révolution dominent encore aujourd'hui la vie politique française. La Révolution a entraîné la suppression de la société d'ordres (féodalité, privilèges, etc.), une plus grande division de la propriété foncière, la limitation de l'exercice du pouvoir politique, le rééquilibrage des relations entre l'Église et l'État et la redéfinition des structures familiales. Wikipedia.

[2] « Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mène » Victor Hugo.

[3] Il ne faut pas la confondre avec le communautariste qui est un qualificatif d’une attitude qui pour le modèle républicain français implique une rupture avec la république « une et indivisible ». Si la France est traversée aujourd’hui par des phénomènes communautaristes, cela cible simplement l’enfermement de groupes dans des communautés autoréférentielles.

[4] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion (1992), titre original : Erläuterungen zur Diskursethik (1991) ; réédition : Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2013

[5] Ce terme est à prendre au sens d’Hannah Arendt : la polis (ou Cité) prend des dimensions abstraites, elle n’est plus un lieu particulier datant de la Grèce Antique au sens d’Aristote. Elle est plutôt « l’espace de l’apparence par excellence, c’est-à-dire le lieu dans lequel les acteurs se rendent saisissables les uns aux autres, se rencontrent et interagissent ». Cette Cité immatérielle est définie par les acteurs eux-mêmes

[6] La démocratie directe est un autre problème beaucoup plus difficile à mettre en œuvre et moins efficace. Mais il n'en nécessite pas moins des institutions comme le souligne Cornelius Castoriadis : "Il en résulte la nécessité d’instances explicitement instituées pouvant prendre des décisions sanctionnables quant à ce qui est à faire et à ne pas faire, c’est-à-dire pouvant légiférer, « exécuter », trancher les litiges et gouverner. Les deux premières fonctions peuvent être (et ont été, dans la plupart des sociétés archaïques) enfouies dans la régulation coutumière, les deux dernières non. Enfin et par-dessus tout, ce pouvoir explicite est le garant institué du monopole des significations légitimes dans la société considérée." https://www.cairn.info/revue-ecorev-2019-1-page-7.htm